Migralect, « les mots des exilés racontent leur histoire »

A découvrir comme dico de survie et d’expérience anthropologique, Migralect, « parlers en migration, langues aux frontières », site conçu par une équipe de chercheurs et « d’acteurs plurilingues » réunis par le groupe LIMINAL (Linguistique et médiations interculturelles dans un contexte de migrations internationales) coordonné par Alexandra Galitzine-Loumpet et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, porté par l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales).

Le site est un répertoire et une mise en relations de  « plus de 2194 mots dans cinq langues majoritaires, l’arabe, le persan, le pashto, l’ourdou, et le tigrinya et dans MIGR, le migralecte des campements, pour comprendre l’expérience de la migration par les langues ».

En situation de migration, la langue évolue et s’adapte, au contact des autres et de la violence rencontrée, dans la nécessité de mobiliser un instrument de communication qui est souvent un outil de survie :

« Les migralectes réintroduisent politique et violences au cœur de la langue. Ces lexiques ne servent pas seulement à la communication générale, mais aussi à disposer d’un vocabulaire d’action, aux fins de s’approprier, parfois de déjouer, une terminologie xenobureaucratique ou des situations de violence. Des néologismes sémantiques avec création de sens nouveaux d’un mot existant, des mots codés sont fréquents.

L’hypothèse centrale est que les migralectes ainsi recueillis renseignent de manière anthropologique sur l’expérience du parcours et des interactions en migration. Ces migralectes partagent ainsi certaines caractéristiques centrales, telles que leur mobilité et leur instabilité. De fait, la situation d’urgence ne laisse pas à un système langagier le temps de se stabiliser ; elle le maintient en perpétuelle élaboration et se nourrit des arrivées de nouveaux locuteurs, des changements politiques et juridiques qui influent sur le contexte d’énonciation. »

Ce Migralect est un formidable pass pour aller à la rencontre de gens venus d’ailleurs au péril de leur vie, en bateau (balam, en arabe syrien ; jalba gomma en tigrinya), essayant de franchir la frontière (border, en anglais ; houdoûd, en arabe ; marz, en pashto), tombant sur des barbelés (qui renvoient à « violence », khoshunat, en persan), demandant asile (al loujou, en arabe ; azil, en lingua franca de tous ; panah, en ourdou), ou un simple abri (bait, en arabe ; chatt, en ourdou ; khana, en persan ; room, en lingua franca de tous), etc.

« MIGRalect.org est ainsi le nom donné au site rassemblant les parlers de la migration relevés dans les camps, campements et centres d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile entre 2016 et 2021. Des lexiques spécifiques ont été créés pour cinq des principales langues rencontrées sur le terrain des migrations (lexiques persan, pashto, ourdou, tigrinya, arabe avec différentes variantes) et pour le lexique MIGR qui les rassemble. »

Migralect permet un accès à l’Autre en 17 langues ou variantes régionales, langues et mots pivots, lingua franca (dans les usages de tous, mots incontournables), mots détournés, mots en pidgin (mélange de langues). On peut naviguer sur le site par lexique de langues ou par répertoire de mots (tous les mots dans toutes les langues).

Bravo à l’équipe, autrement dit : bossa (français), contrats (anglais), shabash (ourdu) !

« Banadoura », autre mot qui tue

Ranger sa bibliothèque, c’est chaque fois une épreuve pleine de surprises. Ici, Claire Devarrieux note son embarras (Libération, 1/1/2020)

L’épreuve est à la hauteur des piles de livres à soulever, dépoussiérer, déplacer, replacer sur les étagères. Sans compter la poussière qui, forcément, s’est accumulée.

Mais au final, on ne retiendra que les surprises.

Parmi les bonnes surprises : tomber sur un roman libanais, le premier traduit en français de Jabbour Douaihy, Rose Foutain Motel (Actes Sud, 2009), traduction de l’arabe par Emmanuel Varlet.

Ce livre que l’on avait mis de côté pour une « prochaine lecture » dormait depuis dix ans. Au lendemain de la guerre civile (1975-1990), c’est l’histoire d’une demeure dans un village perché sur les hauteurs de Beyrouth. La maison d’une grande famille chrétienne sur le déclin. Seul le fils l’occupe mais ne sort pas de sa chambre et au sous-sol vit une famille de Bédouins, autrement dit d’ « Arabes », dont le chef est Abbas al-Mani’.

La redécouverte de ce livre oublié ravive le souvenir d’une rencontre chaleureuse avec l’auteur à Tripoli, il y a deux ans, au sujet de son roman Le Manuscrit de Beyrouth (Actes Sud, 2017).

Sa lecture amène d’autres surprises.

Ainsi cet extrait, p. 17 et 18…

Abbas ne jouit pas de l’autorité suffisante pour interdire aux promeneurs des samedis et dimanches de venir se prélasser dans le pré, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas tardé à comprendre, la première fois qu’ils ont vu sa mise et entendu son accent brinquebalant, qu’il était, comme eux, une pièce rapportée au paysage, et qu’il n’était en rien un propriétaire de ce qu’il s’efforçait de protéger.

— Vous êtes des Arabes*, pas vrai ? l’interrogent-ils, mi-sérieux mi-goguenards.

— Qu’est-ce qui vous a donc amenés ici ?

Voyant qu’il ne répond pas, ils lâchent la bride à leur grossièreté :

— Dis voir zayzafoun*…

Ils singent par-là ce qui du temps de la guerre, constituait paraît-il un rituel aux barrages armés : on demandait à ceux que l’on trouvait ”suspects” sur le plan de leur appartenance de dire le mot banadoura ; si jamais, omettant la seconde voyelle, ils prononçaient bandoura, ils se trahissaient, dévoilant qu’ils étaient palestiniens, et se voyaient emmener sur le champ pour interrogatoire.

Abbas s’efforce toujours d’éluder le sujet et de ne pas avouer qu’il est un ”Arabe”, car il sait en gros ce que sera à la question – autant dire l’accusation – suivante :

— Vous n’avez donc pas été tués pendant la guerre ? Comment c’est possible ?

*Arabes : les « Arabes » dont il est question dans ce récit sont les Arabes nomades et leurs descendants sédentarisés, au sens large.

*Zayzafoun (zayzafûn) : tilleul.

Banadoura est donc un schibboleth, un mot distinctif entre le familier et l’étranger… utilisé pendant la guerre pour révéler et désigner l’ennemi. Et « zayzafoun » serait-ce aussi un schibboleth ?

A consulter sur Wikipedia les nombreuses attestations de mots schibboleth…

A lire également l’article sur Papalagui, le 3/10/2007 « Persil », le mot qui tue… | Papalagui

Chacun doit se faire poète

« Chacun doit se faire poète. Je me suis retrouvée dans un tourbillon de mots brûlants, de mots désinfectants, de mots libérateurs, de mots sensibles, et les mots étaient tous à nous, et il suffisait de les retenir dans les mains pour jouer avec : ce avec quoi vous pouvez jouer est à vous, et ce fut le commencement de mon savoir. »

Gertrude Stein (1874-1946), Le livre de lecture et trois pièces de théâtre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet et illustré par Alice Lorenzi, éditions Cambourakis,

Glissant interrogé en présence de… toutes les langues du monde

Pierre Nepveu [écrivain et universitaire québécois]. — Vous dites : « J’écris en présence de toutes les langues du monde, même si je ne les connais pas. » Comment définissez-vous cette présence-là, de quelle présence s’agit-il, comment se manifeste-elle, par quelles modalités ? »
Édouard Glissant. — Elle ne se manifeste évidemment pas de manière linguistique. Ce que je veux dire c’est que dans les traditions des littératures du monde, qu’elles soient d’ailleurs orales ou écrites, la fonction du poète a toujours été, plus ou moins visiblement, d’affirmer l’unicité excluante de la communauté (…) par rapport à toute autre communauté possible, d’une part. D’autre part, il est tout à faire clair que presque toutes les littératures du monde ont reposé sur l’idée que la langue de la communauté est une langue élue. (…)
Dans ce contexte l’écrivain, jusqu’au XIXe siècle, écrit de manière monolingue. (…)
Si j’écris un texte en Californie [où j’ai peur des tremblements de terre], il sera différent d’un texte que j’écris en Martinique [où je ne pense jamais aux tremblements de terre]. Il sera en suspens dans le tremblement. Il aura une autre connotation ; je n’écris plus de manière monolingue. J’écris avec ce nœud de relations, et je répète que ce n’est pas une question de connaissances des langues ni de pratique des langues. (…)
La langue que j’aime le mieux parler c’est la langue italienne, parce que quand je parle italien je ne suis pas atterré de faire des fautes. Ça m’est complètement égal de faire des fautes en italien, et faire des fautes ou ne pas faire de fautes, ça m’est complètement égal. Mais quand je parle en anglais, je me dis oh ! oh !, j’ai peut-être fait une faute, là. Il y a quelque chose qui soudain me coince. Ça c’est le problème de la Relation (avec peut-être la charge de prévention qui m’anime), qui n’a rien à voir avec le fait de parler ou de ne pas parler, de connaître ou de ne pas connaître, d’être obligé de parler ou de ne pas être obligé de parler une langue, mais qui est la situation actuelle du monde, qui est la situation actuelle de la relation culturelle et de la relation de sensibilité, d’esthétique (et de langues) dans le monde actuel. Et c’est pour cela que je dis que j’écris en présence de toutes les langues du monde. »
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1995
pp. 47-49

World Peace… murmure en grand l’Américain Renda Writer

sf-renda-writer-world-peace-mural-tour-20160707L’artiste Renda Writer commence son périple mural World Peace à Boston le 4 juillet 2016 [(c) Kyle Willis].

Pour faire tomber les murs, les poètes convoquent la beauté même par avis de gros temps. Car le mur se porte bien : « En 1989, il y avait environ onze murs, barrières ou clôtures dressés, aujourd’hui, on en compte une cinquantaine », selon Courrier international, qui précisait en novembre 2014 que ce chiffre correspond à 8 000 kilomètres de murs bâtis en vingt-cinq ans. (cité par le blog Big Browser).

couv1253

La crise des migrants a donné du fil (barbelé) à retordre et du travail aux maçons de toutes obédiences. Fin 2015, Le Figaro titrait : « Face aux migrants, l’Europe se hérisse de murs »  après la décision prise par l’Autriche d’ériger une barrière à sa frontière avec la Slovénie. Or le monde a  connu en 2015 « des déplacements de populations sans précédent ». Selon le dernier Rapport statistique du HCR, quelque 65,3 millions de personnes, soit une personne sur 113, étaient déracinées par le conflit et la persécution à travers le monde en 2015. Soit la population de la France…

cari.b_1_q_0_p_0Loin de se résigner, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau dénonçaient déjà en 2007 l’existence des murs (de l’intérieur) dans un manifeste publié par les éditions Galaade : Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ? Les deux écrivains martiniquais fustigeaient la création alors d’un « ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement »

Aujourd’hui, les artistes attaquent les murs de front. En France, Marie Thefictionist, a récemment réjoui les murs de la Maison de la poésie de son geste écrit infini, Action Writing :

Aux États-Unis, Renda Writer (sic) [cf son site] parcourt le pays de juillet à octobre pour mener son projet, le World Peace Mural Tour et créer cinq « World Peace » [Paix mondiale] en peintures murales dans cinq grandes villes américaines : Detroit, Philadelphie, Boston, Washington, New York.

01212_82QCqDrizBW_600x450Photo extraite de ce site de Détroit où se prépare la visite de l’artiste, le 17 juillet. Qu’on se le dise…

L’idée du World Peace Mural Tour est venue à Renda Writer d’une chanson de KRS-One, pionnier du rap politique aux Etats-Unis :

« If we really want world peace

and we want it right now

We must make up our minds to take it

Right now ! »

soit :

« Si nous voulons vraiment la paix mondiale

et nous la voulons maintenant

Nous devons nous décider à le prendre

Maintenant ! »

« L’artiste Renda Writer cherche « la paix mondiale » en peignant des murs tout autour du globe », titre le Miami Herald du 30/06/16.

 

Bientôt les barbecues

Mot du jour : BARBECUE, mot d’origine taïno d’Haïti selon Le Robert, partenaire de La Semaine de la langue française (14-22 mars), un partenaire qui met l’accent sur « les mots qui voyagent ».
Pour Le Grand Robert « barbecue » est un mot qui vient de l’anglais de 1697, venu lui-même de l’espagnol du Mexique « barbacoa », qui lui-même l’a emprunté au haïtien.

Contrairement au Robert, le TLF (Trésor de la langue française) situe l’origine de « barbecue » chez les Arawaks, précisant « le terme est parvenu aux USA par les États du sud qui l’ont emprunté à l’hispano-américain « barbacoa » attesté, au sens de « dispositif pour faire rôtir les viandes en plein air », en 1518 (…) d’origine arawak.» [Arawaks : famille linguistique qui compte parmi elle les Kali’na de Guyane et d’autres pays d’Amérique latine].

Dans un communiqué des éditions Le Robert, publié à l’occasion de la Semaine de la langue française, apprécions ces mignardises pour la langue :
« Les grands rendez-vous avec l’histoire ont laissé leur empreinte en français : l’arabe au Moyen Âge (alambic, alchimie, algèbre, chiffre, coton, élixir, zéro…), les langues d’Amérique au retour des voyages de découverte (cacao, maïs, tabac, tomate…), l’italien à la Renaissance (altesse, artisan, bandit, banque, courtisan…), l’arabe à nouveau au cours de la colonisation (barda, baroud, bled, clebs, flouze, guitoune…) et, plus récemment, l’anglais (biopic, blog, buzz, cougar, cupcake, selfie, sex toy…). »
Quelques origines inattendues : « crevette » est un mot qui vient du normand, « caviar », du turc, et « banane » du bantou.

Öyöyagl ! « Eh, toi, viens ici ! »

Il est encore des mots réfractaires à la googlisation. Prenez le mot « Öyöyagl ». Il nous vient d’une île du nord du Vanuatu, archipel du Pacifique voisin, de la Nouvelle-Calédonie, l’île de Hiw. Le linguiste Alexandre François (ses travaux qui ont inspiré l’article de Wikipédia consacré à la langue hiw) a dénombré 280 locuteurs de cette langue océanienne. Ce chercheur a appris la langue au risque de se faire moquer comme le raconte le film Le salaire du poète, d’Eric Wittersheim. Plus qu’un mot « Öyöyagl ! » n’est-il pas un symbole ? Sa traduction : « Eh, toi, viens ici ! »

E comme écoute, E comme escaliériste

Quand on pense au métier exercé par le père de Jacques Chancel, mort à l’âge de 86 ans – ce métier d’escaliériste (ou escaliéteur), menuisier spécialiste en escaliers – on se dit que le producteur-confident de Radioscopie, à France Inter, et du Grand Échiquier, à Antenne 2, (deux médias de service public) avait de qui tenir, lui qui savait gravir les marches de l’écoute, question après question.

L’homme aux 800 langues

Jean-Pierre Minaudier est un amateur de langues comme il en existe peu. Dans son livre « Poésie du gérondif », il raconte l’origine de sa passion, comment il a appris des langues comme l’estonien ou le basque et comment il regarde l’évolution des langues tant outre-mer que dans le vaste monde. Il connait 800 langues, non pas qu’il les parle, mais en sait les singularités et leur vision du monde. C’est à Saint-Malo au cours du festival « Etonnants voyageurs » et à Paris dans sa bibliothèque aux 1500 grammaires que nous avons rencontré Jean-Pierre Minaudier.
Ce passionné de langues depuis le plus jeune âge offre avec « Poésie du gérondif » une œuvre encyclopédique et drôle dans laquelle les langues sont, comme toujours pour lui, objets de curiosité et d’émerveillement.