« Lisez attentivement et sans relâche » (Calaferte)

Un extrait de Septentrion, de Calaferte pour célébrer la lecture, et même s’il s’adresse à un apprenti écrivain, comment ne pas le suivre sur ce terrain, en cette Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, le 23 avril ?

« Dès que j’avais un livre, mon premier soin était de m’enfermer avec dans ma chambre d’hôtel comme pour une séance d’initiation, et je ne décrochais pas avant d’en avoir terminé, qu’il eût deux cents ou mille pages. Lire les paroles qu’un homme, dont on ne connaît généralement ni le visage ni la vie, a écrites tout spécialement à votre intention sans oser espérer que vous les liriez un jour, vous qui êtes si loin, si loin sur d’autres continents, d’une autre langue. Peut-être habite-t-il actuellement une grande maison de campagne au bord du Tibre ou un quarante-septième étage dans New York illuminé, peut-être est-il en train de pêcher l’écrevisse, de piler la glace pour le whisky de cinq heures, de caresser sa femme sur le divan, de jouer avec ses enfants ou de se réveiller d’une sieste en songeant à tout ce qu’il voulait mettre de vérité dans ses livres, sincèrement persuadé de n’avoir pas réussi bien que tout y soit quand même, presque malgré lui. Il a écrit pour vous. Pour vous tous. Parce qu’il est venu au monde avec ce besoin de vider son sac qui le reprend périodiquement. Parce qu’il a vécu ce que nous vivons tous, qu’il a fait dans ses langes et bu au sein, il y a de cela trente ou cinquante ans, a épousé et trompé sa femme, a eu son compte d’emmerdements, a peiné et rigolé de bons coups dans dans sa vie, parce qu’il a eu faim de corps jeunes et de plats savoureux, et aussi de Dieu de temps à autre et qu’il n’a pas su concilier le tout de manière à être en règle avec lui-même. Il s’est mis à sa machine à écrire le jour où il était malheureux comme les pierres à cause d’un incident ridicule ou d’une vraie tragédie qu’il ne révélera jamais sous son aspect authentique parce que cela lui est impossible. Mais il ne tient qu’à vous de reconstituer le drame à la lumière de votre propre expérience et tant pis si vous vous trompez du tout au tout sur cet homme qui n’est peut-être en fin de compte qu’un joyeux luron mythomane ou un saligaud de la pire espèce toujours prêt à baiser en douce la femme de son voisin. Qu’il ait pu écrire les deux cents pages que vous avez sous les yeux doit vous suffire. Qu’il soit l’auteur d’une seule petite phrase du genre : « À quoi bon vous tracasser pour si peu, allez donc faire un somme en attendant », le désigne déjà à nous comme un miracle vivant. Même si vous deviez oublier cette phrase aussitôt lue et n’y repenser que le jour où tout va de travers, à commencer par le réchaud à gaz ou la matrice de votre femme. Et si par hasard vous avez la prétention de devenir écrivain à votre tour, ce que je ne vous souhaite pas, lisez attentivement et sans relâche. Le Littré, les articles de dernière heure, les insertions nécrologiques, le bulletin des menstrues de Queen Lisbeth, lisez, lisez tout ce qui passe à votre portée. À moins que, comme ce fut souvent mon cas, vous n’ayez même pas de quoi vous acheter le journal du matin. Alors descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur le banc poisseux – et lisez ! Lisez les avis, les affiches, lisez les pancartes émaillées ou les papiers froissés dans la corbeille, lisez par-dessus l’épaule du voisin, mais lisez ! »

[Extrait de Septentrion, de Louis Calaferte (Turin, 1928-Dijon, 1994).]

Selon Wikipédia : « L’été 1962, il en achève l’écriture six semaines après la disparition de René Julliard qui attendait impatiemment ce manuscrit en vue de sa publication.

Le Cercle du livre précieux (Claude Tchou) en assurera l’édition, en 1963, le proposant en souscription privée, avant même que ne tombent deux interdictions – de vitrine et de vente en librairie – émanant du ministère de la Santé, puis du ministère de la l’Intérieur. Il faudra alors vingt ans pour que, sous l’égide de Gérard Bourgadier, le livre soit enfin édité aux Éditions Denoël.

Dans ce récit largement autobiographique, Calaferte relate à la première personne les errances d’un apprenti écrivain, ses premières lectures clandestines au cours de son travail d’ouvrier, et ses rencontres avec les femmes, dont la plus importante, dans le récit, est sans conteste Nora la Hollandaise, figure de l’émancipation féminine et de la réussite sociale. Ce livre subversif est un hymne au désir créateur et à la liberté de l’artiste, dans un contexte social à la fois rigide et fluctuant, celui de l’Après-Guerre. »

Poètes givrés

俳句

C’était lors d’un vrai dimanche d’hiver. J’étais avec Terry, Réjane, Nadine, Micha, Sophie, Jean-Marc, Geneviève, Clotilde et les autres, en tout une dizaine d’amateurs, réunis pour une balade-haïku… 

De loin, la forêt de Soucy, on aurait dit une immense carte postale, une promesse à dissiper toute humeur chagrine. Imaginez… Le givre a recouvert les bois, les haies, la lande. Le paysage s’offre en cristal vertical radical, piqueté de myriades de petites aiguilles, de paillettes et de spicules d’un blanc… comment dire… d’un blanc de page blanche. 

  • Ah ! mon vieux, comment tu vas faire, comment tu vas t’en sortir, toi, poète du dimanche ? s’emporte Petite voix, un rien mesquine.
  • Laisse-moi, Petite voix, vous embarquer par grand froid mais grand désir dans cette écriture du dehors, où nature et culture vont se coucher sur le papier à l’unisson.
  • Que me chantes-tu là ? 
  • Sais-tu, Petite voix, que dans ce minuscule poème nommé « haïku », les pérégrins japonais se jouent du paradoxe temps cyclique/temps révolu, dans le souci de la saison, chaque année la même, chaque année différente… dans un pays où la sensibilité à la saison est telle que l’on ne compte pas seulement 4 saisons mais 72 micro-saisons ?
  • Alors, ce temps givré est pour vous une bénédiction ?

Oui, temps givré et temps qui passe, tous deux en écho de l’impermanence des choses, ce que le bouddhisme nomme « mujô ».

無常

Le thermomètre marque – 3°C. Mais ce saisissement sera notre miel. Notre pari : écrire l’étonnement et sa fulgurance.

1er TABLEAU : LE STYLO DANS LES MOUFLES

Petite voix n’a pas dit son dernier mot. Elle entonne in petto sa comptine : 

  • Chair de poule et doigts gourds, le stylo dans les moufles… que va-t-il sortir de l’épreuve du temps ?
  • Écoute Petite voix, tu sais bien que « la poésie est d’abord une expérience. Expérience de l’éternité de l’instant présent et de l’universalité de l’endroit où l’on est (…) le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde. » Tu entends ce qu’ont écrit Cheng Wing fun et Hervé Collet, dans leur anthologie À la recherche de l’instant perdu : « Le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde. » ?

Là, Petite voix n’a pas moufté.

Il est vrai que le froid met à dure épreuve notre penchant à la contemplation. Mes premiers mots jetés sur le carnet, avant même la marche, avaient quelque chose d’assez convenu :

Partout le givre

cadeau de l’hiver

nos yeux émerveillés 

Mais sur la route, le deuxième avait meilleure mine :

Bois givrés

paysage pop-up

horizon fractal

En ce dimanche de galette, en quête d’épiphanie poétique, poursuivons notre balade, entre lecture et écriture. 

MICHA écrit en allemand :

Weiße Winterlandschaft

In der Stille suchend

meinen Weg

ce qui veut dire :

Paysage blanc d’hiver

dans le silence cherchant 

mon chemin 

FRANÇOISE écrit : 

Épines givrées

couturières obstinées

tisserandes des rameaux 

TABLEAU : DANS LA FORÊT VOISINE, UN TIR

Contemplation rime-t-elle avec description ? Manifestement Petite voix n’est pas d’accord. Cette pipelette me demande une explication : « contemplation-description, c’est un peu court, non ? » 

Grâce à Clotilde, qui nous apprend à observer, randonnée se conjugue avec atelier, atelier du regard. Cette habituée de la marche en forêt, est une fine connaisseuse de la vie des sous-bois et grande lectrice de paysages et de leurs mues.

Arrivés à un croisement de chemins, malgré l’engourdissement des maxillaires, j’appelle à la rescousse le même duo Wang et Collet pour une définition du haïku (« histoire de cadrer les choses », dit Petite voix). 

Le haïku est « un impromptu (…) improvisé dans l’instant, minimaliste dans la forme et maximaliste dans le fond, dans l’impression. » 

En somme, le haïku est un instantané, un condensé de mots.et de sens.

« Le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde, un impromptu improvisé dans l’instant… »

Étincelle !

RÉJANE écrit :

Frimas de l’hiver

petits doigts de pied transis

engelures en vue

Elle a écrit un haïku à la mode du Japon, en respectant deux des trois conditions cardinales : 1) trois lignes de 5/7/5 syllabes, 2) elle a glissé un kigo, c’est un mot qui indique la saison.

C’est plus des contraintes, c’est des billes de plomb, lâche Petite voix.

Dans la forêt voisine, un tir de chasseur retentit, incongru.

3e TABLEAU : L’ATELIER DU DEHORS 写生 

Sur le chemin, une litière de chevreuil… À quelques pas, des sangliers ont laissé leurs traces de frottage sur le bas des troncs. Nous ne sommes pas seuls.

TERRY écrit : 

Chasseurs dans l’hiver

les cartouches et les fusils

larmes de marcassin 

SOPHIE écrit : 

Mirador en bois

Tombé dans la neige dure

Vestige de la mort 

Clotilde a ouvert ses gants à demi-moufles pour caresser l’écorce d’un charme.

J’écris :

Temps glacial

mitaine, croquemitaine

où te caches-tu ?

TABLEAU : DANS LA BOULE À NEIGE

Dans cette forêt givrée serions-nous dans une immense boule à neige ? Ces boules qu’on rapporte en souvenir des escapades qu’on a longtemps rêvées. Nous sommes dedans, dans cette boule à neige, boule à givre qu’un géant malin aurait agité juste avant notre venue.

J’écris :

Le monde serait-il

une boule à neige ?

quand vient le givre

Moufles ou pas, l’émerveillement est au détour du chemin. 

GENEVIÈVE écrit :

Forêt de glace, givre

les plumets échevelés

réchauffent le cœur 

Le lendemain de la randonnée, ÉLISABETH écrira :

Douce cheminée 

nuit réparatrice

réveil douloureux 

En cette forêt glacée, le monde est une cocotte-minute à l’érotisme désarmant.

J’écris :

Le givre s’est jeté 

sur le monde comme un bas résille

sur une sainte, oh ! 

Risquons un pas de côté :

Jeté sur le monde  

en bas grésille le givre

ô sainte nature !

Au détour d’un entrelacs de chemins, au pied d’un arbre, comme des longs cheveux blancs partant du sol, une toile d’araignée. Figée par le givre, elle tend ses amarres minuscules entre lierre et lichens, suspentes aménagées au bas d’un tronc… une miniature pour poème-bonsaï. 

TABLEAU : LA PRÉSENCE DES INVISIBLES

En ce dimanche de givre, les araignées auraient-elles été surprises par l’hiver ? Ou peut-être sont-elles enfouies, au chaud. On l’espère pour elles. 

SOPHIE écrit : 

Faussement désert

maté par mille paires d’yeux 

haïkus d’amateurs 

Ce qu’elles nous offrent, ces amarres lilliputiennes, ça vaut toutes les matinées dominicales sous l’édredon. Ces amarres se figent en l’image d’un temps arrêté pour toi, promeneur. 

« Encore faut-il baisser le regard, ne pas se contenter de rêvasser », ré-ca-pi-tu-le Pe-ti-te voix. 

J’écris :

Surprise par le givre

oh ! la toile d’araignée 

les fées sont cachées 

Ces filins très fins tendus au pied de l’arbre disent que tout être a sa beauté qui s’accomplit. 

Nous sommes pris dans les rets de l’araignée. C’est peut-être elle qui gouverne la forêt, qui en tire les ficelles. 

J’écris :

Balade en forêt 

une araignée bien givrée 

t’attend mon ami

Bientôt… une balade-haïku de printemps.

Ourse déboussolée

Ses « Haïkus d’automne », album publié il y a deux ans était particulièrement savoureux. Dans ce nouvel album, format géant pour mini-lecteurs, dans la collection « Bon pour les bébés » chez Seuil jeunesse, arrêtons-nous un instant sur ce haïku dessiné à l’heure du réchauffement climatique.

L’ourse polaire

est amoureuse du panda

La faute au climat

Haïkus d’hiver, éditions Le Seuil jeunesse, coll. Bon pour les bébés, vient de paraître. Écrit et dessiné par Thierry Dedieu. Voir son site ici.

[Dans les océans, des records de températures impressionnants et inquiétants : Au niveau global, la moyenne des températures de surface (Sea Surface Temperature, SST) mesurées dans le monde entier a battu ses records mensuels d’avril à décembre 2023, atteignant le niveau inédit de 21,1 °C les 23 et 24 août. Le précédent record de 20,95 °C avait été établi en mars 2016 vers la fin d’un fort épisode El Niño.

Une dynamique qui s’est poursuivie en janvier 2024 avec de nouveaux points hauts les 10 et 20 janvier (21,1 °C). Endroit particulièrement scruté, l’Atlantique Nord a connu des SST exceptionnelles de juin à décembre, avec des anomalies bien supérieures à la moyenne. (Le Monde, 01/02/2024)]

Haïti : comment « faire monde » ?


À Port-au-Prince, lors de la commémoration du 12 janvier 2024, 14 ans après le séisme d’Haïti (près de 300 000 morts et autant de blessés), Michèle D. Pierre Louis, ancienne Première ministre du gouvernement Préval (2008-2009) et fondatrice et présidente de la FOKAL (Fondation connaissance et liberté) a lancé un appel à la « résistance », contre « l’incompétence, la corruption et la fuite des jeunes à l’étranger ».

Extrait : 

« Des illusions, nous en avons de moins en moins. Aussi faut-il tenter de faire monde là où c’est possible en créant des espaces communs de réflexion et d’action. (…) [Il ne faut] jamais cesser de cultiver notre disposition à l’étonnement, à l’émerveillement pour mieux s’extraire de la violence du monde. »

L’humour de l’art

« L’amour de l’art », la pièce de Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, se joue au moment où le billet d’entrée au Louvre vient d’augmenter de 30%, passant à 22 euros. Mais sur la scène du Théâtre de la Bastille il est plutôt question du discours sur l’art et de comment s’en sortir.

Ça commence façon fausse conférence sur l’art. Prétexte à la pièce, prétexte à… l’art de la rétroversion. Un couple de faux conférenciers, vrais comédiens, décline à foison ses manques, défauts, handicaps : hanche rétroversée, hémisphère cérébral rétroversé, coudes rétroversés… jusqu’à l’endomètre rétroversé, leurs absences, fuites (dans tous les sens), détours et contours… tout l’art de commencer en repoussant, par l’autodérision, aux limites les plus fantaisistes l’art de ne pas commencer.

D’emblée, le public rit car ces deux-là, Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, épousent toutes les variantes de la comédie, de se jouer des codes imposés par la langue, spécialement dans le domaine de l’art et de ses musées (tous deux ont coécrit le spectacle). C’est d’autant plus réjouissant pour le spectateur, qu’il peut dépasser les deux archétypes extrêmes : le « prolétaire » et le « bourgeois ». Comme l’explique en interview Stéphanie Aflalo, qui assure aussi la mise en scène, citant Bourdieu dans L’amour de l’art, le prolétaire est intimidé par l’œuvre en musée, jusqu’au mutisme, le bourgeois étant laudateur à coup de « Excellent, remarquable ! », écrasant de sa fausse superbe et de son arrogance tranquille le match sachant/ignorant de l’Art. 

L’amour de l’Art serait-il l’amour du Faux ? du faux-semblant ? trompe-l’œil d’un rapport sensible à l’art.

« Cette question m’a intéressée, explique Stéphanie Aflalo : cela ressemblerait à quoi de ne pas s’inhiber, que l’ignorance ne devienne pas une injonction au silence ? Comment pourrait-elle devenir un principe créatif et pas une source de honte ? » Outre Bourdieu, elle recommande Thomas Bernhard et son « Maîtres anciens ».

Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, dans « L’amour de l’art », au Théâtre de la Bastille (c) Roman Kane

Au-delà des deux modèles (prolétaire et bourgeois), le parti-pris de la pièce L’amour de l’art est de choisir l’humour et de jouer avec les codes, de parodier les paroles sur l’art : « une dimension parodique comme moyen de déconstruire les valeurs établies, ajoute Stéphanie Aflalo, de dévoiler les paradoxes et l’absurdité des normes, qu’elles soient morales, culturelles, sémantiques, esthétiques. Je vois la parodie non comme une simple moquerie mais comme le moyen d’accéder à une forme de créativité, d’ouvrir la voie à de nouvelles perspectives. »

Après la litanie euphorisante des rétroversions, le « vrai début » donne à voir sur écran l’un des tableaux les plus célèbres de Rembrandt, peint en 1632, « La Leçon d’anatomie du docteur Tulp » :

À son pupitre de conférencier, côté cour, Antoine commence par exposer une théorie esthétique classique faite de triangles, de chapeaux présent/absent… pour très vite redonner à la comédie droit de cité. Il prend à partie un spectateur assis au premier rang, lui demande puis lui intime l’ordre de ne pas le regarder, lui, mais de regarder le tableau. Cette adresse au public est répétée sur un ton de faux sérieux qui électrise le public, ne sachant plus si c’est de l’art ou du cochon.

De nombreuses vanités, ponctuées de « Memento mori », (« Souviens-toi que tu meurs ») rythment la suite, entre cocasse et sérieux, telle « Judith décapitant Holopherne », du Caravage.

Propos sur ce que devrait être la bonne peinture et autres fadaises de conférencier qui s’érige en maître de la morale ou propos enfantins qui prennent l’œuvre par le bout de l’inentendu.

Après le vrai-faux début et la vraie-fausse conférence, viendra la présentation d’une toile absente où le public – finalement – en prendra plein la vue.

« De détails anachroniques en digressions intimes, leur discours sur l’art transgresse tous les usages et déclenche une fatale envie de rire, annonçait le dossier de presse. Iels [le duo] tentent de « faire parler » les tableaux, mais leur langage les recouvre, si bien qu’on ne les voit plus vraiment… à moins qu’il ne soit possible de les voir « autrement » ? Au-delà du rire, le spectacle interroge : et si les conventions du « monde de l’art » étaient ridicules ? Notre regard peut-il être libéré de la grandeur des œuvres ? » (Elsa Kedadouche)

Quand Stéphanie, lasse de chercher la nouveauté, veut rejouer une scène mémorable, elle choisit la scène de l’oignon, une action de la performeuse Marina Abramovic. Oignon épluché puis… croqué comme une pomme, nature morte très vivante dans la bouche et la gorge de la comédienne aux prises aux spasmes, réflexes masticatoires et piques d’acidité. Un beau numéro d’actrice qui croque la vie à pleines dents.

Antoine aura son moment de gloire solo, car on pourrait bien introduire quelques mouvements, mimes et autres gesticulations pour enjoliver la conférence. Hilarant. 

Et quant l’art aura été vidé de sa substance (pour mieux en jouer, pour mieux y penser ?), il restera l’amour tout court.

Au Théâtre de la Bastille jusqu’au 20 janvier.

« Chante ladino », en yiddish et en français

Dans ce poème, le poète américain de langue yiddish, Jacob Glatstein (1896-1971) exalte l’invention d’une langue, le ladino, ou judéo-espagnol ou encore judezmo, parlée par les juifs sépharades. Par-delà, le poète célèbre l’inventivité de toute langue.

Jacob Glatstein fait référence dans ce poème écrit en 1937, « aux forces créatrices et authentiques cachées dans les langues parlées (yiddish, ladino et autres). Il rejette l’illusion de « pureté » des langues et célèbre le « jargon » comme une culture populaire inspirante pouvant même flirter avec le modernisme. », écrivent les auteurs et autrices d’une adaptation chantée en 2021.

Voici cette adaptation joyeuse, interprétée par Esti Nissim et Miri Ragendorfer :

Zing Ladino / זינג לאַדינאָ / Chante ladino

Paroles : Jacob Glatstein (extrait de « Yidishtaytshn », 1937), musique : Amnon Beham (2021), arrangement musical : Oren Sela, montage vidéo : Oren Sela, caméra : Yaad Biran.

Voici une version française, dans la remarquable traduction de Charles Dobzynski, extrait de l’ Anthologie de la poésie yiddish. Le Miroir d’un peuple, Gallimard, Poésie, 2000 :

CHANTE LADINO

Blond chanteur chante ladino (1), 

Notre enchanté jargonino, 

Parolerie d’alcoloris 

Coucher de sol solo solo, 

Orsolaire éclosion, explosion, 

Versicolore pensation, 

Tous les pains et tous les trépas 

Toutes les pâtes et toundras 

Émerveilleux alcoloris, 

Tous les versets et liturgies 

Tous les nœuds et toutes les peaux 

Rouge jaune Falaschino (2)

Parlotino Palestino 

Notre universel ladino 

Blond chanteur de ladino chante.

Des profondeurs du plus profond 

Slavique, Libavique, Ottomanique, 

Polonique et Kazakhstanique,

Ionique et Teutonique 

Caucasique et Ashkenazique,

Karpatique et Asiatique 

Notre langue de brouhaha,

Triste bric-à-brac et fatras 

Notre fracas, notre tracas

Notre Lettonique et Lituanique

Jargonino 

Ô svelte enchanteur, 

Blond chanteur,

Chante ladino.

(1) Vieux Castillan hébraïsé. 

(2) De « falasha», juifs éthiopiens. [Notes du traducteur]

Haïku express

Voile rapiécée 

rides sur la nuque

ses yeux invaincus

Comment prendre le train du haïku express ? vous demandez-vous. 

(Le haïku express est à la poésie ce qu’une soupe de rogatons est au velouté de topinambour aux éclats de châtaignes fraîches.)

La recette du haïku express s’inspire de la cuisine (littéraire) de deux chefs : Lucien Suel et un écrivain classique.

Lucien Suel compose des poèmes express. Ici est son blog, SILO. Son conseil : prenez une page d’un mauvais roman, gardez les mots qui vous importent. Vous obtenez un poème. C’est une forme de caviar d’âge poétique…

Inspiré de cette démarche, le haïku express prend une page d’un roman célèbre (pas forcément mauvais) et en conserve des mots pour composer un haïku de 17 syllabes. 

Exemple : Le Vieil Homme et la mer, d’Ernest Hemingway, écrit en 1952 en anglais, dans la nouvelle traduction en français de Philippe Jaworski (Gallimard, 2017).

Voici le point de départ (les expressions soulignées nous serviront pour composer notre haïku ; bien entendu, chacun peut choisir d’autres mots, voire n’importe quel roman — un jeu à faire seul, en famille ou entre amis) :

« C’était un vieil homme qui pêchait seul sur une barque dans le Gulf Stream et en quatre-vingt-quatre jours il n’avait pas attrapé un seul poisson. Les quarante premiers jours, un garçon l’accompagnait. Mais après quarante jours sans la moindre prise, les parents du garçon lui avaient dit que le vieil homme était décidément et irrémédiablement salao, c’est-à-dire guignard au dernier degré, et le garçon obéit à leurs ordres et monta sur un autre bateau qui prit trois gros poissons la première semaine. Le garçon était triste de voir le vieil homme rentrer chaque soir la barque vide et il descendait toujours à la plage pour l’aider à porter soit les rouleaux de ligne soit la gaffe et le harpon et la voile ferlée autour du mât. La voile était rapiécée avec des sacs de farine et, ferlée, on aurait dit le pavillon de la défaite perpétuelle.

Le vieil homme était mince et sec, avec des rides profondes sur la nuque. Les taches brunes du cancer bénin de la peau que provoque la réflexion du soleil sur la mer tropicale marquaient ses joues. Les taches descendaient bas de chaque côté de son visage et ses mains portaient les cicatrices des entailles que font les cordes quand on hale de lourds poissons. Mais aucune de ces cicatrices n’était récente. Elles étaient aussi vieilles que des érosions dans un désert sans poisson.

Tout en lui était vieux à l’exception de ses yeux qui avaient la couleur de la mer et qui étaient joyeux et invaincus. »

Ce dispositif est très productif. Ainsi, avec le même texte de départ, on obtient d’autres haïkus express :

Désert sans poisson

défaite perpétuelle 

couleur de la mer

ou encore :

Quatre-vingt-quatre jours

on hale de lourds poissons

ses yeux invaincus

Prime de Noël : Timothée Couteau au violoncelle, extrait de son dernier album : Des chevilles dans la tête

La terre nous est étroite (Darwich, 1986)

تَضِيقُ بِنَا الأرْضُ. تَحْشُرُنَا فِي المَمَرِّ الأَخِيرِ, فَنَخْلعُ أَعْضَاءَنَا كَيْ نَمُرَّ

وَتَعْصُرُنَا الأَرْضُ. يَا لَيْتَنَا قَمْحُهَا كَيْ نَمُوتَ وَنَحْيَا. وَيَا لَيْتَهَا أُمُّنَا
لِتَرْحَمَنَا أُمُّنَا. لَيْتَنَا صُوَرٌ لِلصُّخُورِ التِي سَوْفَ يَحْمِلُهَا حُلْمُنَا

مَرَايَا. رَأَيْنَا وُجُوهَ الذِينَ سَيَقْتُلُهُمْ فِي الدِّفَاع الأخيِرِ عَنِ الرُّوحِ آخِرُنَا

بَكَيْنَا عَلَى عِيدِ أَطْفَالِهم. وَرَأَيْنَا وُجُوهَ الذِينَ سَيَرْمُونَ أَطْفَالَنَا 

مِنْ نَوَافِذِ هَذَا الفَضَاءِ الأَخِير. مَرَايَا سَيَصقُلُهَا نَجْمُنَا.

إلَى أَيْنَ نَذْهَبُ بَعْدَ الحُدُودِ الأخِيرَة ِ؟ أَيْنَ تَطِيرُ العَصَافِيرُ بَعْدَ السَّمَاءِ
الأَخِيرَةِ 

أَيْنَ تَنَامُ النَّباتَاتُ بَعْدَ الهَوَاءِ الأخِيرِ؟ سَنَكْتُبُ أَسْمَاءَنَا بِالبُخَارِ
المُلَوَّنِ بِالقُرْمُزِيِّ سنَقْطَعُ كَفَّ النَّشِيدِ لِيُكْمِلَهُ لَحْمُنَا

هُنَا سَنَمْوتُ. هُنَا فِي المَمَرِّ الأخيرِ. هُنَا أَو هُنَا سَوْفَ يَغرِسُ زَيْتُونَهُ..
دَمُنَا.

Lecture en public par Mahmoud Darwish :

La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer.

Et la terre nous pressure. Que ne sommes-nous son blé, pour mourir et ressusciter. Que n’est-elle notre mère 

Pour compatir avec nous. Que ne sommes-nous les images des rochers que notre rêve portera,

Miroirs. Nous avons vu les visages de ceux que le dernier parmi nous tuera dans la dernière défense de l’âme.

Nous avons pleuré la fête de leurs enfants et nous avons vu les visages de ceux qui précipiteront nos enfants 

Par les fenêtres de cet espace dernier, miroirs polis par notre étoile.

Où irons-nous, après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier

Ciel ? Où s’endorment les plantes, après le dernier vent ? Nous écrirons nos noms avec la vapeur

Carmine, nous trancherons la main au chant afin que notre chair le complète.

Ici, nous mourrons. Ici, dans le dernier défilé. Ici ou ici, et un olivier montera de

Notre sang.

1986

Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes (1966-1999), Traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Gallimard, coll. Poésie, 2000.

Bois mort à vif

Le bois mort peut devenir objet d’or. Ce travail d’art contemporain en pleine nature, signé Pierre Marty, dont nous avions parlé dans Papalagui, le 17/12/2021, lors de l’exposition « Divagation sentimentale dans les Metz », est filmé dans plusieurs vidéos par Justine Pellerin. Murmure de trogne est à voir ici en vidéo, et à l’entrée du parc Monceau, avenue Ruysdaël, à Paris, ou encore à son point de départ, en Puisaye, jusqu’au 31 décembre, une exposition à l’air libre et en accès libre, un parcours artistique réalisé avec Hugues Barrey dans sa ferme au hameau des Metz, commune de Saint-Sauveur en Puisaye (Yonne).

(c) image du film « Murmure de trogne », de Justine Pellerin.

Cette création fait partie de l’exposition « Bandung », organisée par la Galerie Frédéric Roulette et l’association Les Créacteurs en Puisaye. 

Batia Baum, entretien posthume : faire sortir le grain de la langue


à lire, dans la « Revue Incise », n°10, août 2023, (en vente dans certaines librairies), l’entretien posthume avec Batia Baum, entretien intitulé « Celle qui porte en elle la traduction », une quarantaine de pages absolument formidables sur sa vie, son œuvre (de traductrice du yiddish). Décédée le 25 juin 2023, elle a contribué à faire découvrir de grands noms de la littérature yiddish, dont  Yitskhok-Leybush Peretz ou Avrom Sutzkever ou encore, plus récemment, Dvoyre Fogel. 

Dans cet entretien à plusieurs voix, elle revient sur ce qui fait la particularité du yiddish, sa musique faite du texte biblique, de ses répétitions (contrairement à l’hébreu, très concis), de « la pensée hébraïque dans la langue », de la décision soviétique de « déshébraïser le yiddish »,  du yiddish « langue de l’entre-deux », la « judéo-langue », de Rabbi Nahman, qui vivait en Ukraine avant 1800, et de son empreinte laissée dans la littérature yiddish, de son « conte des sept mendiants », de la « drasha », ce discours que chacun fait comme cadeau et « qui tord la langue », c’est-à-dire qui l’interprète, etc. etc.

Ce « drash », l’une des quatre règles d’interprétation tamuldique (avec le « pshat », le sens littéral, le « remez » ou allusion, et le « sod », le secret, le mystère ») : « le drash, qui veut dire interpréter, faire sortir le sens profond, pour moi, explique Batia Baum, ça correspond au dreschen allemand qui veut dire : battre le blé au fléau. On bat le blé, on fait sortir le grain. »