Fun’ya no Yasuhide (IXe siècle), poème d’automne de genre waka (31 syllabes sur 5 vers), extrait de l’anthologie Kokin wakashū, Recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui, traduit par Michel Vieillard-Baron, éditions Les Belles Lettres, 2022.
Cet espace il te faut l’abandonner à sa propre fructification. Tu n’y entres pas, il est ce qui se délègue au-devant de toi mais l’entrevue est silencieuse.
Parle, si tu veux, mais par voix d’arbre ou d’herbe ; c’est-à-dire : ne pratique pas l’imposture, ne mélange pas l’esprit à ce donné si pur.
Abandonne ces directions qui vont pourrir en terre ; sois la simple résonance de la flèche qui te traverse sans fin. »
Pierre-Albert Jourdan (1924-1981), L’espace de la perte, Éditions Unes, 1984
« أيها السوريون الهلاكيون، (…) انهضوا في كل لغة وكل كتاب وكل أجل وكل خيالٍ، واضطربوا في كل ترابٍ، وانهضوا كما ينهض البرق في الأشجار. »
« Ô Syriens damnés, (…) levez-vous dans chaque langue, chaque livre, chaque moment fatal, chaque imaginaire, et vibrez dans chaque terre. Levez-vous comme l’éclair se lève dans les arbres. »
Traduit en français par Antoine Jockey dans l’anthologie de Nouri Al-Jarrah, Le Sourire du dormeur, qui vient de paraître chez Sindbad Actes Sud.
page extraite de l’anthologie de Nouri Al-Jarrah, Le Sourire du dormeur, traduite en français par Antoine Jockey, éditions Sindbad Actes Sud, 2022
De l’imam Chafi’i, né à Gaza en 766 et mort au Caire en 820 :
ماما في المقـام لـذي عقـلٍ وذي أدبٍ مـن راحــة فــدع الأوطــان واغـتـرب سـافـر تـجـد عـوضـاً عـمـن تـفـارقـه وانصب فإن لذيذ العيش فـي النصـب إنــي رأيــت وقــوف الـمـاء يـفـسـده إن ساح طاب وإن لم يجـر لـم يطـب والأسد لولا فراق الأرض ما افترست والسهم لولا فراق القوس لـم يصـب والشمس لو وقفت في الفلك دائمة ً لملها النـاس مـن عجـم ومـن عـرب والتبـر كالتـرب ملـقـى فــي أماكـنـه والعـود فـي أرضـه نـوع مـن الحطـب فـــإن تـغــرب هـــذا عــــز مـطـلـبـه وإن تــغــرب ذاك عـــــز كـالــذهــب
Il n’est nulle quiétude pour l’honnête homme à être sédentaire Laisse donc ton pays et émigre. Voyage tu pourras remplacer ceux que tu auras quittés Et peine car la douceur de vivre est dans la peine. Ne vois-tu pas que l’eau qui croupit s’avarie ; Qu’à couler elle bonifie faute de quoi elle se dégrade Ne vois-tu pas que si le lion ne quittait pas son territoire, il ne dévorerait rien Que si la flèche ne laissait pas l’arc, elle n’atteindrait pas sa cible Que si le soleil s’arrêtait pour toujours dans sa sphère Tous les hommes, les nôtres et les autres, s’en lasseraient Que dans sa contrée, l’or est répandu comme la poussière Et dans son pays, l’Oud* n’est qu’une variété de bois Quand le premier émigre, il devient si estimé Et quand le second s’exile, il est aussi cher que l’or
[*] Oud : Aquilara malaccensis, bois de Oud, aussi appelé bois d’agar ou bois d’aloès, source de parfums d’Orient.
page extraite du recueil bilingue d’Alisher Navoï, ”Gazels et autres poèmes”, traduit du turc d’Ouzbékistan par Hamid Ismaïlov, adapté par Jean-Pierre Balpe, éditions La Différence, coll. Orphée, 1991.
Ce poème est de moi
j’aimerais bien moi-même
le comprendre
Ce chanteur ne comprend pas le poème qu’il chante et je ne le comprends pas.
Quelqu’un dit : « J’ai appris ce poème par cœur mais je ne comprends pas ce qu’il dit. »
Moi je dis : « Ce poème est de moi : j’aimerais bien moi-même le comprendre. »
Alisher Navoï [né et mort à Hérat (Afghanistan), 1441-1501], Gazels et autres poèmes, traduit du turc d’Ouzbékistan par Hamid Ismaïlov, adapté par Jean-Pierre Balpe, éditions La Différence, coll. Orphée, 1991.
Jusqu’en 1927, l’ouzbek, qui est une langue turcique, était écrit en caractères arabes. La langue littéraire d’Alisher Navoï est du tchaghataï, proche de l’ouzbek et du ouïghour actuels. À l’origine langue administrative, elle servit de langue littéraire au XVe siècle en Asie centrale.
Le mot gazel est un mot emprunté au persan et désigne, dans les langues perse, arabe, ouzbek, un poème d’amour (”ghazal”, ”gazel”, ”gazal”). On retrouve ce genre poétique en arabe. En français, le mot a donné gazelle…
Déwé Gorodé s’est éteinte ce 14 août 2022 à l’âge de 73 ans des suites d’une longue maladie à l’hôpital de Poindimié (Nouvelle-Calédonie). Figure politique indépendantiste kanak de Nouvelle-Calédonie et femme de lettres (romans, nouvelles, poésie, aphorismes), une œuvre écrite essentiellement en français, quelquefois en langue paicî, elle incarnait ce double engagement, féminin et féministe, politique et littéraire, pour son pays.
Première femme kanak titulaire d’un diplôme universitaire national (une licence de lettres modernes), elle a été membre du gouvernement de Nouvelle-Calédonie et sa Vice-présidente à deux reprises.
Une rencontre à Sète, lors d’un festival de poésie avec Déwé Gorodé et Imasango, co-autrices du recueil de poésie « Se donner le pays, paroles jumelles » (ed. Bruno Doucey), sur le site FranceInfo:culture
Parmi les premières réactions à sa disparition :
Roch Wamytan, président du congrès de Nouvelle-Calédonie a salué « un parcours exceptionnel » :
« Deux dossiers lui tiennent à cœur : l’enseignement des langues kanak et les signes identitaires. Sa volonté de faire connaître la culture et les traditions kanak, pour les faire connaître au monde, a poussé Déwé Gorodey, conteuse traditionnelle, à écrire de nombreux poèmes, contes et nouvelles, romans et pièce de théâtre. »
Philippe Gomès, ancien président du Gouvernement de Nouvelle-Calédonie :
« C’était une femme passionnante, une femme de conviction,une femme d’autorité aussi.
Combien en ai je vu battre en retraite quand Déwé prenait la parole pour affirmer ses positions sur tel ou tel sujet….Et il en était de même dans les différents cénacles indépendantistes. »
Maison du livre de Nouvelle-Calédonie :
« Femme de lettre engagée dans la culture, les arts et particulièrement le livre et la lecture. »
« Avec la disparition de Madame Déwé Gorodé, la Nouvelle-Calédonie perd sa plus grande figure culturelle.
En Nouvelle-Calédonie, elle laisse le souvenir d’une femme vraie, engagée pour ses convictions, ouverte à la multiculturalité et à son affirmation artistique et culturelle dans le bassin Pacifique. »
Éditions Bruno Doucey, Paris :
« Cette militante, qui n’abandonna jamais le combat pour la culture et la défense de son peuple, était porteuse de fraternité et d’espérance. »
Un extrait de Utê Mûrûnû, petite fleur de cocotier, nouvelles, éditions Grain de sable, Edipop, 1994, p. 21 :
« Ces voix de la terre, enseignait donc ma grand-mère Utê Mûrûnû, n’étaient autres que celles de la mère, celles de la femme. Et elles s’adressaient, en premier lieu, à nous les femmes qui, mieux que personne, pouvions les comprendre. Porteuses de semences, nous étions lardées d’interdits, marquées de tabous comme autant de pierres pour obstruer la vie. Ornières de plaisir, nous devenions des Eva mordues par le serpent inventé par les prêtres de la nouvelle religion. Adi, perles noires du mariage coutumier, nous étions échangées comme autant de poteries scellant une alliance entre deux guerres. Voies et pistes interclaniques, nous survivions tant bien que mal à nos enfances et à nos pubertés trop souvent violées par des vieillards en état de lubricité. Prestige, virilité, guerre, des concepts mâles pour la grande case des hommes bâtie sur le dos large des femmes ! Partage, solidarité, humilité, paroles féminines conçues, nourries, portées dans nos entrailles de femmes battues ! « Auu ! Tu le sais déjà, petite soeur, ce monde érigé sur notre ventre, nos bras, notre tête, cet univers parasitant notre corps, n’est qu’un leurre qui nous force à la soumission. Mais il est tout aussi vrai, petite mère, que tous les hommes ne sont que nos fils ! Et si nous n’avons pas demandé à venir au monde, si nous n’avons pas choisi de naître femmes, nous n’avons qu’une vie, ici et maintenant, alors tentons au moins de la vivre au lieu de la subir ! Marchons sur les traces de Kaapo, notre princesse de légende kanake, qui ouvrit bien des brèches à ses risques et périls, qui se fraya tant de chemins contre vents et marées ! Soyons toutes des Kaapo ! »
« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.
Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au plus, le critère d’utilité.
On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond ».
Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174 517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »
Primo Levi, né à Turin le 31 juillet 1919 est mort le 11 avril 1987 dans la même ville : « Son premier livre, Si c’est un homme, paru en 1947, le journal de sa déportation, est l’un des tout premiers témoignages sur l’horreur d’Auschwitz. Publié à l’origine dans une petite maison d’édition italienne, ce n’est que dix ans plus tard qu’il est mondialement reconnu comme un chef-d’œuvre. » (extrait de l’édition française, Julliard, 1987)
L’hospitalité selon Miskīn al-Darāmī, poète irakien, mort en 708 :
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طَـعـامي طَعام الضَيف والرَّحْلُ رَحْلُهُ
ولم يـُـلْهــنــي عـنـه غـزالُ مُـقَـنَّـعُ
أَحــدثــه إِن الحَــديــثَ مـن القـرى
وَتــعــرف نـفـسـي انـه سـوف يـهـجَـعُ
Mon repas est le repas de mon hôte, ma demeure est la sienne,
Même une jolie gazelle voilée ne me détournera pas de mon devoir,
Je parlerai à mon hôte, pour l’aider à trouver le sommeil,
Ainsi mon âme saura qu’il s’est endormi.
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cité et traduit de l’arabe en français par Xavier Luffin dans Poètes noirs d’Arabie, « Une anthologie (VIe-XIIe siècle) », Editions de l’Université de Bruxelles, 2021.
L’écrivain Jacques Abeille est mort le 23 janvier 2022, à l’âge de 80 ans. Il laisse une œuvre considérable où le rêve le dispute à un imaginaire flamboyant. Son Cycle des contrées réédité par les éditions Le Tripode après une vie éditoriale chaotique est marqué par un roman majeur Les jardins statuaires.
Dans cette fable épopée un voyageur découvre une contrée où les jardiniers font pousser des statues. Ou plutôt, ils les élèvent comme des organismes vivants mus par leur propre logique interne. C’est un livre prodigieux d’imagination où le style développe une phrase d’une grande beauté, le lecteur y est pris comme dans un lasso géant pendant plusieurs centaines de pages…
Extrait des Jardins statuaires (Folio, p. 129-130) :
— Aucune statue, me dit le doyen, ne voit le jour sans caresses.
Je fis une autre observation encore.
— On dirait que vos statues n’ont pas de socle.
— En effet, elles n’en n’ont pas. Lorsque nous les plantons, elles ont des racines comme toutes les statues. Une statue sans racines, cela n’existe pas. Mais les nôtres ont ceci de particulier qu’elles passent leur croissance à résorber leurs racines. Et nous savons qu’elles ont atteint leur pleine maturité quand plus rien ne les rattache au sol.
Il parut réfléchir un instant aux propos qu’il allait prononcer et continua :
— Il est arrivé qu’en se polissant par-dessous, la pierre parvienne d’elle-même à si bien réduire tout ce qui pourrait la rattacher au sol qu’elle s’envole.
— Comment ? m’exclamai-je.
— C’est la vérité pure. La forme nuageuse atteint si bien la perfection qu’elle se confond en elle et que l’on voit soudain s’élever dans les courants ascendants de l’air chaud un nuage de pierre qui va rejoindre les vapeurs célestes.
— Et, ajouta mon guide, lorsque ces nuages parviennent à une certaine hauteur dans le ciel, le gel les fait éclater. Ils choient donc en fragments lumineux que le frottement de leur chute consume et réduit en poudre. Cette pluie très douce tombe, portée par le vent, sur d’autres domaines. Elle se mêle au terreau des plates-bandes comme un levain merveilleux. Les statues, cette saison-là, sont vaporeuses.
Je les regardais à tour de rôle l’un et l’autre, mon guide et le doyen. Ils semblaient penser avec beaucoup de rigueur et d’attention à ce qu’ils venaient de dire et j’aurais pu croire que, de leurs yeux levés, ils suivaient au loin l’évolution de l’un des nuages dont ils venaient de me parler.
Pour étonnante que paraisse cette histoire, je n’ai jamais osé douter de sa véracité ; je sais trop bien qu’il est dans la nature de la pierre de se détacher du sol. Et, plus tard, je me rendis compte que c’était là une façon encore d’entendre la sentence laconique : « Si on brise la statue, on ne trouve rien ; elle est si pleine qu’elle n’a pas d’intérieur. »