Note de bas de page  

« Écrire entre les langues. Littérature, enseignement, traduction », est le titre d’un colloque qui s’est réuni du 14 au 16 juin 2023 à l’université d’Aix-en-Provence (France). C’était la deuxième édition d’une manifestation universitaire dont la première eut lieu à l’INALCO (Institut des Langues et civilisations orientales), à Paris deux ans plus tôt. Ayant eu la chance d’en avoir été un des auditeurs, j’ai pu bénéficier de quelques unes des 54 contributions, dont voici la trace… entre journalisme et poésie. Merci à Isabelle Cros d’avoir accepté ce texte pour le site  https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

Page extraite du roman graphique de Zeina Abirached, Le piano oriental (Casterman, 2015)

A l’issue de trois jours de colloque aixois sur les langues, comment ne pas avoir le vertige ? D’abord, il y eut cet oiseau aperçu, en voisin, chez l’amie Marielle :

À la cime du cyprès

la pie prend la pose —

nul abîme en son œil

Traversé que j’étais par quelques-unes des 54 contributions (impossible de les suivre toutes), je me sens groggy… enivré… plein de mondes multiples… Quand Patrick Chamoiseau reconnaît : Je suis explosé d’écriture (cité par Lise Gauvin)… l’humble mais curieux lecteur a-t-il gagné un statut « autorial »

Est-il mieux loti auprès de la pensée d’un Angelo Vannini, débusquant « l’hétérolinguisme » [mot clé du colloque], cette « altérité dans la problématique philosophique de l’intraduisible », cette « injustice épistémique dans la traduction », dont l’enjeu n’est ni plus ni moins résumé par la question : « Comment être partie prenante de la connaissance ? »

Comment naviguer, toujours sonné, dans la « mise en scène du multilinguisme » [chez Chamoiseau comme dans ce colloque d’universitaires Grands-Grecs (dixit Raphaël Confiant) en langues et pédagogies diverses] ?

Le vertige vient des langues, connues ou inconnues, mises en abyme, justement, par cet effet multiplicateur de la recherche universitaire qui s’intéresse à plusieurs langues, dont celle de l’écrivain, écrivaine, qui a sa propre langue d’écriture et, de surcroît, multiplie les langues, quelquefois… pour en faire des thèmes, voire des personnages de roman.

النظرة عبر النافذة

أبداً لن يستنفدَ

الأفوق

Al-nazaru abr al-nāfizah

abadan lan yastanfida

al-‘ufuq

À regarder par la fenêtre 

jamais ne s’épuise 

l’horizon

[extrait du recueil Thoulathiyat, « haïkus arabes », Le Port a jauni, 2021]

Ce lecteur, soûl de lectures et de langues, est soumis à des frappes chirurgicales de pensées romanesque ou universitaire qui lui proposent une « multiplication des délégués à la parole, y compris le lecteur », chez Chamoiseau, toujours, cité par Lise Gauvin, qui, philosophe, conclut, citant sa compatriote québécoise France Daigle en son parler acadien, le chiac,  : « La langue comme la vie n’est-elle pas un long processus d’hybridation ininterrompu ? »

Dans ce contexte de cimes et d’abîmes, le mot « simplexité » (est-ce Chantal Dompmartin qui l’employa ?) fit mouche, intégrant l’oxymore en un brillant exposé…

Quant à Myriam Suchet, après une thèse en 2010 (déjà !) sur « Textes hétérolingues et textes traduits », elle a créé un site qui affiche en son titre l’enjeu du multiple : le françaiS au pluriel : https://www.enfrancaisaupluriel.fr/ et les perspectives du français, « langue étrangée »… Hâte de visiter d’autres sites, dont قلقلة (Qalqalah en arabe), « une plateforme éditoriale et curatoriale dédiée à la production, la traduction et la circulation de recherches artistiques, théoriques et littéraires en trois langues : français, arabe et anglais », ici : https://qalqalah.org/fr/a-propos-de-qalqalah

En réalité, il est aisé de quitter cette griserie, ce frisson, ce tournis… par le haut… comme la pie en son cyprès.

Les impromptus poétiques l’ont montré. C’est une manière slammée de dire en quelques mots repris de la communication tout juste achevée la joie d’avoir fréquenté une pensée en mouvement… en forme de note de bas de page poétique.

Dans le domaine, le poète et néanmoins étudiant Sébastien Gavignet est un maître. Il sait intégrer force mots clés d’une intervention universitaire pour en faire un slam applaudi allègrement. Ici son poème final : https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

De tous les mots dits en trois jours, je retiens le mot « joie ».

J’ai appris l’existence de la « langue de la joie », celle que l’on apprend par plaisir…, langue objet de recherche pour Laura Laszkaraty.

Il existe le mot « enjailler » (serait-il venu de Côte d’Ivoire ?) : faire la fête, s’amuser…

Peut-être existera-t-il le mot « enjoyer », exprimé par un spectateur d’une soirée théâtrale où chacun dit son mot (préféré, aimé, ou autre). De ce chapeau commun, tendu par les comédiennes Albane Molinier et Julia Alimasi sortirent « pétrichor » (merci Isabelle Cros, l’une des organisatrices enjouée, avec l’angliciste Sara Greaves), « escarpolette », « amour », « merci » et son équivalent arabe en graphie arabe شكراً (« shukran »), « Babel », bien sûr, ou encore le mot zoulou « obangame », le mot périgourdin « atracole », ou encore « guldklump », mot danois pour « pépite d’or »…Notons que « tarentule » a été proposé par deux spectateurs, sans qu’ils se concertent…

Le passant entre les langues, ivre de ces parlers, naviguant en archipels, envie la douce sérénité du poète martiniquais Monchoacchi… « Ni an léko la fé chimen-y nan bouch mwen » (J’ai dans la bouche un écho qui chemine), présenté par Anaïs Stampfli.

Aix : Work in progress de littératures diverses, fabrique de la langue, ateliers d’écriture aux rédactrices plurielles et aux multiples acteurs (dont Florian Targa, qui recommande l’ouvrage de Marina Yaguello, Les Langues imaginaires, Le Seuil, 2006, car, écrit l’essayiste : « Les hommes ne se contentent pas de parler les langues, ils les rêvent aussi »). 

Pascale Casanova nous avait proposé en 2015 un essai fort stimulant sur la « Langue mondiale » qu’est la littérature. Les « Clameurs », que l’artiste et linguiste Jacques Coursil a chantées, résonnent de partitions auxquelles on ne prêtait jusqu’alors que peu d’attention et qui nous sont devenues aussi nécessaires que « l’oxygène naissant » pour citer Aimé Césaire.

Plus d’un siècle après, Victor Segalen et le Divers sont de retour pour notre plus grand bien, peut-être même pour notre survie. La biodiversité des langues et de leurs expressions fait du vivant un être en commun dont les liens nous tissent et nous constituent. Ce réseau de langues et de recherches en affinités constitue un réseau puissant. 

われいまここに

海の青さの 

かぎりなし

ware ima kokoni

umi no aosa no

kagirinashi

Me voici 

là où le bleu de la mer

est sans limite

[Santōka (1882 – 1940)

Cheng Wing Fun et Hervé Collet, Santōka, journal d’un moine zen, éditions Moundarren (2003, 2013)]

Cheminons, bifurquons, traversons… je m’en retourne à mes lectures plurilingues, en écho au colloque.

Ainsi ces trois recueils de poésie.

Le Kokin Waka Shû, anthologie impériale, remarquable recueil bilingue de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui (Les Belles lettres, 2022), traduit par Michel Vieillard-Baron, qui n’a pas ménagé sa peine sur plusieurs années de labeur. Quelquefois, le japonisant propose deux traductions de ces waka, des poèmes du japonais classique de 31 syllabes, tellement les sens dans la langue sont multiples (le bref en dit long). Et, pour faire bonne mesure, ses notes de bas de page sont en elles-mêmes sources de connaissance et de plaisir (le colloque d’Aix a bien montré que la note de bas de page pourrait constituer un thème de colloque à part entière…).

Le recueil de poésie Aventures dans la grammaire allemande, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, écrit par Yoko Tawada, dont le poème très visuel tissé de langues « La fuite de la lune », qui présente une « mixécriture » (sic) de caractères latins et de kanji japonais. Elle-même écrit en deux langues, le japonais et l’allemand (en français pour la plupart de ses titres, chez Verdier, mais ce recueil est publié par la Contre allée (2022)).

Enfin, pour prolonger l’œuvre bilingue de Monchoachi, Nostrum (1982), citons le poète ivoirien (et universitaire suisse) Henri-Michel Yéré, auteur de Polo kouman / Polo parle (Editions d’En bas, 2023), dont le recueil de poésie bilingue, écrit en nouchi (parler d’Abidjan) et en français, et qui n’est pas présenté comme une « autotraduction » mais une double création, est magnifique d’inventions…

Migralect, « les mots des exilés racontent leur histoire »

A découvrir comme dico de survie et d’expérience anthropologique, Migralect, « parlers en migration, langues aux frontières », site conçu par une équipe de chercheurs et « d’acteurs plurilingues » réunis par le groupe LIMINAL (Linguistique et médiations interculturelles dans un contexte de migrations internationales) coordonné par Alexandra Galitzine-Loumpet et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, porté par l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales).

Le site est un répertoire et une mise en relations de  « plus de 2194 mots dans cinq langues majoritaires, l’arabe, le persan, le pashto, l’ourdou, et le tigrinya et dans MIGR, le migralecte des campements, pour comprendre l’expérience de la migration par les langues ».

En situation de migration, la langue évolue et s’adapte, au contact des autres et de la violence rencontrée, dans la nécessité de mobiliser un instrument de communication qui est souvent un outil de survie :

« Les migralectes réintroduisent politique et violences au cœur de la langue. Ces lexiques ne servent pas seulement à la communication générale, mais aussi à disposer d’un vocabulaire d’action, aux fins de s’approprier, parfois de déjouer, une terminologie xenobureaucratique ou des situations de violence. Des néologismes sémantiques avec création de sens nouveaux d’un mot existant, des mots codés sont fréquents.

L’hypothèse centrale est que les migralectes ainsi recueillis renseignent de manière anthropologique sur l’expérience du parcours et des interactions en migration. Ces migralectes partagent ainsi certaines caractéristiques centrales, telles que leur mobilité et leur instabilité. De fait, la situation d’urgence ne laisse pas à un système langagier le temps de se stabiliser ; elle le maintient en perpétuelle élaboration et se nourrit des arrivées de nouveaux locuteurs, des changements politiques et juridiques qui influent sur le contexte d’énonciation. »

Ce Migralect est un formidable pass pour aller à la rencontre de gens venus d’ailleurs au péril de leur vie, en bateau (balam, en arabe syrien ; jalba gomma en tigrinya), essayant de franchir la frontière (border, en anglais ; houdoûd, en arabe ; marz, en pashto), tombant sur des barbelés (qui renvoient à « violence », khoshunat, en persan), demandant asile (al loujou, en arabe ; azil, en lingua franca de tous ; panah, en ourdou), ou un simple abri (bait, en arabe ; chatt, en ourdou ; khana, en persan ; room, en lingua franca de tous), etc.

« MIGRalect.org est ainsi le nom donné au site rassemblant les parlers de la migration relevés dans les camps, campements et centres d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile entre 2016 et 2021. Des lexiques spécifiques ont été créés pour cinq des principales langues rencontrées sur le terrain des migrations (lexiques persan, pashto, ourdou, tigrinya, arabe avec différentes variantes) et pour le lexique MIGR qui les rassemble. »

Migralect permet un accès à l’Autre en 17 langues ou variantes régionales, langues et mots pivots, lingua franca (dans les usages de tous, mots incontournables), mots détournés, mots en pidgin (mélange de langues). On peut naviguer sur le site par lexique de langues ou par répertoire de mots (tous les mots dans toutes les langues).

Bravo à l’équipe, autrement dit : bossa (français), contrats (anglais), shabash (ourdu) !

« Banadoura », autre mot qui tue

Ranger sa bibliothèque, c’est chaque fois une épreuve pleine de surprises. Ici, Claire Devarrieux note son embarras (Libération, 1/1/2020)

L’épreuve est à la hauteur des piles de livres à soulever, dépoussiérer, déplacer, replacer sur les étagères. Sans compter la poussière qui, forcément, s’est accumulée.

Mais au final, on ne retiendra que les surprises.

Parmi les bonnes surprises : tomber sur un roman libanais, le premier traduit en français de Jabbour Douaihy, Rose Foutain Motel (Actes Sud, 2009), traduction de l’arabe par Emmanuel Varlet.

Ce livre que l’on avait mis de côté pour une « prochaine lecture » dormait depuis dix ans. Au lendemain de la guerre civile (1975-1990), c’est l’histoire d’une demeure dans un village perché sur les hauteurs de Beyrouth. La maison d’une grande famille chrétienne sur le déclin. Seul le fils l’occupe mais ne sort pas de sa chambre et au sous-sol vit une famille de Bédouins, autrement dit d’ « Arabes », dont le chef est Abbas al-Mani’.

La redécouverte de ce livre oublié ravive le souvenir d’une rencontre chaleureuse avec l’auteur à Tripoli, il y a deux ans, au sujet de son roman Le Manuscrit de Beyrouth (Actes Sud, 2017).

Sa lecture amène d’autres surprises.

Ainsi cet extrait, p. 17 et 18…

Abbas ne jouit pas de l’autorité suffisante pour interdire aux promeneurs des samedis et dimanches de venir se prélasser dans le pré, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas tardé à comprendre, la première fois qu’ils ont vu sa mise et entendu son accent brinquebalant, qu’il était, comme eux, une pièce rapportée au paysage, et qu’il n’était en rien un propriétaire de ce qu’il s’efforçait de protéger.

— Vous êtes des Arabes*, pas vrai ? l’interrogent-ils, mi-sérieux mi-goguenards.

— Qu’est-ce qui vous a donc amenés ici ?

Voyant qu’il ne répond pas, ils lâchent la bride à leur grossièreté :

— Dis voir zayzafoun*…

Ils singent par-là ce qui du temps de la guerre, constituait paraît-il un rituel aux barrages armés : on demandait à ceux que l’on trouvait ”suspects” sur le plan de leur appartenance de dire le mot banadoura ; si jamais, omettant la seconde voyelle, ils prononçaient bandoura, ils se trahissaient, dévoilant qu’ils étaient palestiniens, et se voyaient emmener sur le champ pour interrogatoire.

Abbas s’efforce toujours d’éluder le sujet et de ne pas avouer qu’il est un ”Arabe”, car il sait en gros ce que sera à la question – autant dire l’accusation – suivante :

— Vous n’avez donc pas été tués pendant la guerre ? Comment c’est possible ?

*Arabes : les « Arabes » dont il est question dans ce récit sont les Arabes nomades et leurs descendants sédentarisés, au sens large.

*Zayzafoun (zayzafûn) : tilleul.

Banadoura est donc un schibboleth, un mot distinctif entre le familier et l’étranger… utilisé pendant la guerre pour révéler et désigner l’ennemi. Et « zayzafoun » serait-ce aussi un schibboleth ?

A consulter sur Wikipedia les nombreuses attestations de mots schibboleth…

A lire également l’article sur Papalagui, le 3/10/2007 « Persil », le mot qui tue… | Papalagui

Chacun doit se faire poète

« Chacun doit se faire poète. Je me suis retrouvée dans un tourbillon de mots brûlants, de mots désinfectants, de mots libérateurs, de mots sensibles, et les mots étaient tous à nous, et il suffisait de les retenir dans les mains pour jouer avec : ce avec quoi vous pouvez jouer est à vous, et ce fut le commencement de mon savoir. »

Gertrude Stein (1874-1946), Le livre de lecture et trois pièces de théâtre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet et illustré par Alice Lorenzi, éditions Cambourakis,

Glissant interrogé en présence de… toutes les langues du monde

Pierre Nepveu [écrivain et universitaire québécois]. — Vous dites : « J’écris en présence de toutes les langues du monde, même si je ne les connais pas. » Comment définissez-vous cette présence-là, de quelle présence s’agit-il, comment se manifeste-elle, par quelles modalités ? »
Édouard Glissant. — Elle ne se manifeste évidemment pas de manière linguistique. Ce que je veux dire c’est que dans les traditions des littératures du monde, qu’elles soient d’ailleurs orales ou écrites, la fonction du poète a toujours été, plus ou moins visiblement, d’affirmer l’unicité excluante de la communauté (…) par rapport à toute autre communauté possible, d’une part. D’autre part, il est tout à faire clair que presque toutes les littératures du monde ont reposé sur l’idée que la langue de la communauté est une langue élue. (…)
Dans ce contexte l’écrivain, jusqu’au XIXe siècle, écrit de manière monolingue. (…)
Si j’écris un texte en Californie [où j’ai peur des tremblements de terre], il sera différent d’un texte que j’écris en Martinique [où je ne pense jamais aux tremblements de terre]. Il sera en suspens dans le tremblement. Il aura une autre connotation ; je n’écris plus de manière monolingue. J’écris avec ce nœud de relations, et je répète que ce n’est pas une question de connaissances des langues ni de pratique des langues. (…)
La langue que j’aime le mieux parler c’est la langue italienne, parce que quand je parle italien je ne suis pas atterré de faire des fautes. Ça m’est complètement égal de faire des fautes en italien, et faire des fautes ou ne pas faire de fautes, ça m’est complètement égal. Mais quand je parle en anglais, je me dis oh ! oh !, j’ai peut-être fait une faute, là. Il y a quelque chose qui soudain me coince. Ça c’est le problème de la Relation (avec peut-être la charge de prévention qui m’anime), qui n’a rien à voir avec le fait de parler ou de ne pas parler, de connaître ou de ne pas connaître, d’être obligé de parler ou de ne pas être obligé de parler une langue, mais qui est la situation actuelle du monde, qui est la situation actuelle de la relation culturelle et de la relation de sensibilité, d’esthétique (et de langues) dans le monde actuel. Et c’est pour cela que je dis que j’écris en présence de toutes les langues du monde. »
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1995
pp. 47-49

World Peace… murmure en grand l’Américain Renda Writer

sf-renda-writer-world-peace-mural-tour-20160707L’artiste Renda Writer commence son périple mural World Peace à Boston le 4 juillet 2016 [(c) Kyle Willis].

Pour faire tomber les murs, les poètes convoquent la beauté même par avis de gros temps. Car le mur se porte bien : « En 1989, il y avait environ onze murs, barrières ou clôtures dressés, aujourd’hui, on en compte une cinquantaine », selon Courrier international, qui précisait en novembre 2014 que ce chiffre correspond à 8 000 kilomètres de murs bâtis en vingt-cinq ans. (cité par le blog Big Browser).

couv1253

La crise des migrants a donné du fil (barbelé) à retordre et du travail aux maçons de toutes obédiences. Fin 2015, Le Figaro titrait : « Face aux migrants, l’Europe se hérisse de murs »  après la décision prise par l’Autriche d’ériger une barrière à sa frontière avec la Slovénie. Or le monde a  connu en 2015 « des déplacements de populations sans précédent ». Selon le dernier Rapport statistique du HCR, quelque 65,3 millions de personnes, soit une personne sur 113, étaient déracinées par le conflit et la persécution à travers le monde en 2015. Soit la population de la France…

cari.b_1_q_0_p_0Loin de se résigner, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau dénonçaient déjà en 2007 l’existence des murs (de l’intérieur) dans un manifeste publié par les éditions Galaade : Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ? Les deux écrivains martiniquais fustigeaient la création alors d’un « ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement »

Aujourd’hui, les artistes attaquent les murs de front. En France, Marie Thefictionist, a récemment réjoui les murs de la Maison de la poésie de son geste écrit infini, Action Writing :

Aux États-Unis, Renda Writer (sic) [cf son site] parcourt le pays de juillet à octobre pour mener son projet, le World Peace Mural Tour et créer cinq « World Peace » [Paix mondiale] en peintures murales dans cinq grandes villes américaines : Detroit, Philadelphie, Boston, Washington, New York.

01212_82QCqDrizBW_600x450Photo extraite de ce site de Détroit où se prépare la visite de l’artiste, le 17 juillet. Qu’on se le dise…

L’idée du World Peace Mural Tour est venue à Renda Writer d’une chanson de KRS-One, pionnier du rap politique aux Etats-Unis :

« If we really want world peace

and we want it right now

We must make up our minds to take it

Right now ! »

soit :

« Si nous voulons vraiment la paix mondiale

et nous la voulons maintenant

Nous devons nous décider à le prendre

Maintenant ! »

« L’artiste Renda Writer cherche « la paix mondiale » en peignant des murs tout autour du globe », titre le Miami Herald du 30/06/16.

 

Bientôt les barbecues

Mot du jour : BARBECUE, mot d’origine taïno d’Haïti selon Le Robert, partenaire de La Semaine de la langue française (14-22 mars), un partenaire qui met l’accent sur « les mots qui voyagent ».
Pour Le Grand Robert « barbecue » est un mot qui vient de l’anglais de 1697, venu lui-même de l’espagnol du Mexique « barbacoa », qui lui-même l’a emprunté au haïtien.

Contrairement au Robert, le TLF (Trésor de la langue française) situe l’origine de « barbecue » chez les Arawaks, précisant « le terme est parvenu aux USA par les États du sud qui l’ont emprunté à l’hispano-américain « barbacoa » attesté, au sens de « dispositif pour faire rôtir les viandes en plein air », en 1518 (…) d’origine arawak.» [Arawaks : famille linguistique qui compte parmi elle les Kali’na de Guyane et d’autres pays d’Amérique latine].

Dans un communiqué des éditions Le Robert, publié à l’occasion de la Semaine de la langue française, apprécions ces mignardises pour la langue :
« Les grands rendez-vous avec l’histoire ont laissé leur empreinte en français : l’arabe au Moyen Âge (alambic, alchimie, algèbre, chiffre, coton, élixir, zéro…), les langues d’Amérique au retour des voyages de découverte (cacao, maïs, tabac, tomate…), l’italien à la Renaissance (altesse, artisan, bandit, banque, courtisan…), l’arabe à nouveau au cours de la colonisation (barda, baroud, bled, clebs, flouze, guitoune…) et, plus récemment, l’anglais (biopic, blog, buzz, cougar, cupcake, selfie, sex toy…). »
Quelques origines inattendues : « crevette » est un mot qui vient du normand, « caviar », du turc, et « banane » du bantou.

Öyöyagl ! « Eh, toi, viens ici ! »

Il est encore des mots réfractaires à la googlisation. Prenez le mot « Öyöyagl ». Il nous vient d’une île du nord du Vanuatu, archipel du Pacifique voisin, de la Nouvelle-Calédonie, l’île de Hiw. Le linguiste Alexandre François (ses travaux qui ont inspiré l’article de Wikipédia consacré à la langue hiw) a dénombré 280 locuteurs de cette langue océanienne. Ce chercheur a appris la langue au risque de se faire moquer comme le raconte le film Le salaire du poète, d’Eric Wittersheim. Plus qu’un mot « Öyöyagl ! » n’est-il pas un symbole ? Sa traduction : « Eh, toi, viens ici ! »

E comme écoute, E comme escaliériste

Quand on pense au métier exercé par le père de Jacques Chancel, mort à l’âge de 86 ans – ce métier d’escaliériste (ou escaliéteur), menuisier spécialiste en escaliers – on se dit que le producteur-confident de Radioscopie, à France Inter, et du Grand Échiquier, à Antenne 2, (deux médias de service public) avait de qui tenir, lui qui savait gravir les marches de l’écoute, question après question.

L’homme aux 800 langues

Jean-Pierre Minaudier est un amateur de langues comme il en existe peu. Dans son livre « Poésie du gérondif », il raconte l’origine de sa passion, comment il a appris des langues comme l’estonien ou le basque et comment il regarde l’évolution des langues tant outre-mer que dans le vaste monde. Il connait 800 langues, non pas qu’il les parle, mais en sait les singularités et leur vision du monde. C’est à Saint-Malo au cours du festival « Etonnants voyageurs » et à Paris dans sa bibliothèque aux 1500 grammaires que nous avons rencontré Jean-Pierre Minaudier.
Ce passionné de langues depuis le plus jeune âge offre avec « Poésie du gérondif » une œuvre encyclopédique et drôle dans laquelle les langues sont, comme toujours pour lui, objets de curiosité et d’émerveillement.