L’hospitalité selon Miskīn al-Darāmī, poète irakien, mort en 708 :
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طَـعـامي طَعام الضَيف والرَّحْلُ رَحْلُهُ
ولم يـُـلْهــنــي عـنـه غـزالُ مُـقَـنَّـعُ
أَحــدثــه إِن الحَــديــثَ مـن القـرى
وَتــعــرف نـفـسـي انـه سـوف يـهـجَـعُ
Mon repas est le repas de mon hôte, ma demeure est la sienne,
Même une jolie gazelle voilée ne me détournera pas de mon devoir,
Je parlerai à mon hôte, pour l’aider à trouver le sommeil,
Ainsi mon âme saura qu’il s’est endormi.
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cité et traduit de l’arabe en français par Xavier Luffin dans Poètes noirs d’Arabie, « Une anthologie (VIe-XIIe siècle) », Editions de l’Université de Bruxelles, 2021.
Edouard Glissant est mort à Paris le 3 février 2011.
Le poète, philosophe et romancier du Tout-Monde, de la Relation et de la créolisation avait intitulé l’une de ses dernières conférences, en 2010, « Rien n’est Vrai, tout est vivant », avec un V majuscule à Vrai, soulignant ainsi l’absolu du concept, mais la relativité du vivant.
« Rien n’est Vrai, tout est vivant ». La formule est belle comme un poème, obscure comme une question philosophique nouvelle ou en gestation, encore inexprimée.
« Je suis tout à fait d’accord que c’est à peu près incompréhensible, disait Glissant, mais c’est à première vue seulement. Il y a là de quoi non seulement constituer l’épine dorsale d’un poème, mais aussi la réflexion d’une philosophie. »
Onze après la mort du penseur martiniquais, le « vivant » n’a jamais été autant en question. Réchauffement climatique, biodiversité en danger, planète malade… l’urgence s’est imposée. Lire en particulier l’essai de Séverine Kodjo-Grandvaux, Devenir vivants, Philippe Rey, 2021.
Glissant notait ce distinguo : « Le vivant est toujours créole, il rejoint sa diversité. Le Vrai hésite au bord des fleuves et des mers, dehors la ligne de ce qui naît. Nous avons tant eu besoin du Vrai quand nous ne savions ni ce qu’est une frontière ni ce que font deux saveurs. »
Dans cette conférence – quelquefois absconse – et les propos qui ont suivi – plus éclairants -, soulignons quelques questions clés.
« Y-a-t-il un Vrai comme absolu que nous devons accepter ? Y-a-t-il un Vrai comme absolu qui nous trompe ? Ces questions qui se posent à propos du « Vrai » majuscule ne se posent pas à propos du vrai (petit v) qui concerne les choses concrètes quotidiennes. »
et plus loin :
« Nous n’avons pas d’angoisse de la connaissance du vivant sauf lorsqu’il s’agit de notre propre corps et que nous nous posons des questions. Mais nous avons une angoisse de la connaissance du Vrai en tant qu’absolu. Car nous nous demandons si ce vrai entant qu’absolu ne nous dirige pas sans que nous le sachions. »
enfin :
« Ma position est que l’Absolu du Vrai est menaçant parce qu’il ne conçoit pas le mélange et que l’absolu du vivant est fantastique parce qu’il ne se conçoit pas sans mélange. »
Intégralité de la conférence « Rien n’est Vrai tout est vivant » et des discussions ici :
Ce dialogue instauré par le poète philosophe entre Vrai et vivant, entre un concept et une notion philosophiques, est traversé par d’autres concepts que l’on trouve développés dans La philosophie de la Relation (mot majuscule), « poésie en étendue », Gallimard, 2009 : pensées archipélique, de l’essai, du tremblement, des frontières, de l’errance, des créolisations, de l’imprévisible, de l’opacité du monde, de la trace…
Haïku de Christian Tortel, extrait de ce recueil de poésie bilingue français arabe qui porte le titre de Thoulathiyat [soit : « Tercets », prononcer « soulassiyat »] et le sous-titre de « haïkus arabes ».
Il a été co-traduit avec Golan Haji, illustré par Walid Taher, mis en page et édité par Mathilde Chèvre pour les éditions Le Port a jauni, sises à Marseille, qui présentent ainsi le principe de création :
Thoulathiyat, une des doubles pages. Mise en page, édition : Mathilde Chèvre
« Durant cinq années, Le port a jauni a publié un recueil de roubaiyat par an. Les roubaiyat sont des quatrains, comme l’indique leur nom issu du chiffre arbaa, quatre. Genre poétique perse et arabe qui remonte au Xie siècle avec l’œuvre d’Omar Khayyam, les roubaiyat ont été le terrain de jeu de poètes égyptiens des années 1960-70 qui ont revisité le genre avec humour et truculence linguistique en arabe contemporain dialectal. Ces quatrains sont une méditation sur la vie, la mort, la joie, le temps qui passe, l’innocence, l’absurdité du monde, son origine, sa cruauté : ils posent un regard et s’attardent sur des instants fugaces, des détails, des petites choses qui disent le monde entier.
Durant trois années, Christian Tortel a envoyé au Port a jauni un haïku par mois. Les haïkus sont des poèmes des tercets qui relèvent de la tradition japonaise. Mais Christian Tortel les écrit en français ou en arabe, et les traduit dans l’autre langue. Ainsi, une fois par mois, se posait dans la boîte à mails du Port a jauni un poème sur des instants fugaces, des détails, des petites choses qui disent le monde entier.
Thoulathiyat, couverture verso. Illustrations et calligraphie du titre : Walid Taher
À force de fréquenter ces deux chemins parallèles, roubaiyat et haïkus en arabe, il nous est apparu évident de les croiser, et dans un grand tissage des genres poétiques, les thoulathiyat sont nées. Elles sont des haïkus ou des tercets, comme l’indique leur nom issu du chiffre thalatha, trois. Elles sont autant de méditation sur la vie, la mort, le temps qui passe, les mots sans frontière.
Un nouveau terrain de jeu qui réinterprète et on l’espère, revitalise, le champ poétique en bilingue, à la fois hommage aux genres anciens et clin d’œil humoristique pour une création contemporaine. »
Edouard Glissant nous quittait il y a dix ans, le 3 février 2011.
Les éditions La Découverte rééditent des textes d’intervention signés Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau dans un livre intitulé « Manifestes », où Chamoiseau revient dans un avant-propos sur « la capacité d’indignation » d’Edouard Glissant et sa « connaissance sensible ». Dans une postface Edwy Plenel écrit : « Associant indissolublement le Tout-Monde et le Tout-Vivant, la relation des humains entre eux et celles des humains à la nature, ces manifestes fondent un humanisme radical… »
Dans un entretien au Salon du livre de Paris, en 2010, un an avant sa mort, Edouard Glissant nous accordait un entretien à l’occasion de la sortie chez Galaade d’un livre de ses lectures, « La Terre, le feu, l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-monde ». Cet entretien d’une dizaine de minutes pour la chaîne de télévision France Ô, avait été mis en ligne par le site de France-Télévisons Culturebox.
Extrait des propos d’Edouard Glissant, mars 2010 :
« J’ai toujours adoré : « Voici le temps de nous séparer, moi pour mourir et vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur sort ? Nul ne le sait si ce n’est la divinité. » Cette phrase m’a toujours habitée. Elle est de Socrate. Bon… rapportée par Platon dans « L’Apologie de Socrate ». Et bien c’est dedans et ça a déclenché d’autres événements poétiques. I y a un poème précolombien qui est magnifique, exceptionnel, où l’auteur dit : « Il ne restera rien de nous… Nous ne serons pas une montagne… nous ne serons pas une montagne sacrée… Nous quitterons le monde nous aussi… » ça c’est une réponse à Socrate. »
En ce 10-Mai, journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition, relire et réapprendre ce poème magnifique, épitaphe sur la tombe du poète mais aussi voix vibrante d’humanités :