Pierre Marty (à gauche) et Hugues Barrey à l’entrée de « Divagation sentimentale dans les Metz » à Saint-Sauveur en Puisaye (Yonne)
Dans la cour de la ferme d’Hugues Barrey au Metz, dans la région de la Puisaye, au sud de Paris, entre Orléanais, Nivernais et Bourgogne, une installation impressionnante vous accueille, une chimère mi arbre mi sculpture, un tronc centaure fait d’un bas-arbre et d’un haut en tiges de bois brûlé, deux matières mortes « mais c’est vivant ! », s’exclame Pierre Marty en ce dimanche de la fin du mois d’août.
Cette équation paradoxale « mort + mort = vivant », l’artiste Pierre Marty l’a faite sienne, et ce magnifiquement. Il lui a donné ce titre : « Divagation sentimentale dans les Metz », Les Metz étant le nom d’un hameau de la commune de Saint-Sauveur en Puisaye, commune de la célèbre Colette, nom qui serait d’origine celtique. L’expo se clôt ce samedi 18 décembre par une « performance/feu ». L’entrée est gratuite et l’occasion unique.
« Divagation » car l’exposition se présente à ciel ouvert, dans le domaine agricole où le visiteur suit au gré des œuvres et de son imaginaire un parcours de sentes et chemins autour d’un plan d’eau.
Pierre Marty devant son « Soleil noir »
Sur le corps de ferme, un « Soleil noir » de 2,40 m de diamètre présente sa face brûlée au visiteur avant qu’il n’emprunte une allée profonde en pente légère. Les œuvres vous font une haie d’honneur. Elles sont plantées sur une buche, forment une fourche et les branches sont brûlées mais des portions sont recouvertes d’or. Effet saisissant d’une presque revitalisation. On pense au kintsugi, cet art japonais qui consiste à restaurer des céramiques ou des porcelaines cassées qu’on va recouvrir comme nervures cousues d’or.
Œuvre de Pierre Marty, bois brûlé et or
Autre symbole venu du Japon, un torii nous attend plus bas. C’est un portail shintoïste, traditionnellement érigé à l’entrée d’un sanctuaire, il sépare une enceinte sacrée d’un environnement profane. Ici, accès est donné à un pré vaste et ouvert.
Dans la perspective, un torii, de Pierre Marty
Bientôt, nous arrivons à l’orée d’un petit lac. Sur un îlot de branchages émergent d’autres branches érigées en piques qui portent un carré d’or. Pastilles en attente de lumière. Promesse de métamorphoses.
Œuvre de Pierre MartySur un îlot de branchages, des piques et leurs capteurs de lumière
Me revient en mémoire ce haïku de Gotô Takatoshi que cite Antoine Arsan, dans Rien de trop, Éloge du haïku (Gallimard, 2017) :
Dressée de toutes ses forces
dans la bouteille vide
cette rose
Puis c’est une allée de frondaisons sonores. Oui ! L’artiste a disposé avec ingéniosité quelques enceintes dans les arbres et les trognes, ces grandes cicatrices dans le tronc, signes d’une activité humaine.
Étape 7, frondaison sonore
L’oreille se dresse à l’écoute :
« J’avance avec le silence des arbres… depuis que mes paroles sont des pas
Tout est vie, tout est mort dans ces arbres rongés de vent. Les trognes nous apportent la mémoire d’un tout. »
Puis le chant de Barbara : « Est-il un coin de terre où rien ne se déchire (…) Je veux bien y croire mais je suis fatiguée et le soleil est noir. Un peu partout la maison brûle. »
Plus loin, plus tard, une citation de Nietzsche.
Retour au point de départ, aux côtés de la chimère mi arbre mi sculpture de l’entrée, dans une ancienne grange, les bois brulés éclairés le soir donnent l’impression que la forêt brûle…
Après la visite en solo, dans un tunnel arboré de méditations et poèmes, rencontre avec Pierre Marty, 64 ans, artiste qui ne l’était pas avant un traumatisme, l’incendie qui a ravagé sa maison de Fontenoy, à quelques kilomètres, détruite à 70%.
« Cet accident m’a fait devenir artiste. J’adorais ma charpente en chêne. Un jour, c’était en 2017, je dis à mon copain Michel, de Saint-Fargeau : « Mes poutres sont belles, je les exposerai ! » Ils me répond que c’est une bonne idée. Et je me dis qu’à 60 ans, j’avais raté plein d’opportunités. Je me dis : Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que j’ai à raconter sur ces bois ? Comment transformer du beau bois en quelque chose qui parle à tous ? »
Pierre Marty pense à une exposition de Giuseppe Penone, « Noël Legno (Dans le bois) » (Centre Pompidou, 2009)
« Je voulais retrouver l’arbre derrière la poutre. Je me suis inspiré du wabi sabi, notion bouddhiste qui exprime “la beauté des choses imparfaites, impermanentes et incomplètes. C’est la beauté des choses modestes et humbles. C’est la beauté des choses atypiques.” (site Japan expérience).
Le kinstugi et ses nervures cousues d’or en est une variante accomplie.
« Le bois brûlé n’est pas un déchet, on peut lui donner une dimension d’œuvre d’art, une forme de spiritualité. »
Pierre Mary ne se considère pas comme un artiste même si lui arrive d’exposer en galerie, et pourtant il a accompli un travail d’artiste dont nous pourrions nous inspirer.
La presse en revue :
« D’après les scientifiques, 19 millions d’hectares des terres australiennes ont brûlé, entraînant avec elles la mort d’un milliard d’animaux. » (National Geographic)
Australie : déjà plus d’un milliard d’animaux morts et des risques pour des espèces uniques au monde (France-Culture)
« En Sibérie, l’attaque des feux zombies menace la planète », titrait la presse à l’automne 2020 (Novethic)
Pierre Marty : « Petit, j’habitais Sainte-Maxime (Var). ma mère attendait avec mon frère et moi les feux sur les hauteurs. Aujourd’hui, les méga-feux sont la conséquence directe de l’inconscience des hommes. A l’inverse, des personnes comme Hugues Barrey (nous sommes sur sur son exploitation agricole) travaillent avec la nature. Il prélève dans la nature ce dont il a besoin, loin de toute logique de prédation. »
« Pour ma part, avec mes œuvres de bois brulé, reconnaît Pierre Marty, j’essaie de faire émerger des émotions chez des gens, peut-être que j’ai couru après ça toute ma vie… »
A visionner les films de Pierre Marty : « Créations en bois brûlé » sur son site.
À lire : Les trognes, l’arbre paysan aux milles usages, de Dominique Mansion, ed. Ouest France
Parmi les films qui font le plaisir de Paris au mois d’août, il est un chef d’œuvre, ce film raffiné, Drive my car, du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi, prix du scénario au dernier Festival de Cannes.
L’histoire : Un couple fait l’amour, pris dans la pénombre des seules silhouettes. La femme (Reika Kirishima) raconte une histoire imaginaire à son mari (Hidetoshi Nishjima) pendant l’orgasme. Au petit matin, seul l’homme se souvient de l’histoire. Il la raconte à sa femme qui en fait un scénario.
Plus tard la femme mort subitement.
Deux ans après, on retrouve l’homme, metteur en scène, à Hiroshima pour diriger un atelier sur Oncle Vania de Tchekhov, une pièce sur l’amour, l’ennui, le désarroi existentiel.
Entre les répétitions, M. Kafuku – Kafka n’est pas loin – rentre dans une maison au bord d’un lac à bord de sa voiture conduite par une chauffeure (Toko Miura). Au cours du trajet il écoute la voix de sa femme morte qui a été enregistrée sur une cassette alors qu’elle lisait le texte de Tchekhov.
Au fil des trajets en voiture, l’homme d’âge mûr et la jeune femme vont partager leurs deuils respectifs, des silences vont construire l’habitacle des secrets dévoilés petit à petit…
Le film déploie pendant trois heures un labyrinthe de sentiments, une langue qui en contient dix, dont la langue des signes, du chinois, de l’anglais, de l’indonésien, du tagalog des Philippines, une histoire qui en contient dix, un voyage dans une vieille Saab rouge qui contient dix voyages.
Dans la violence du monde, certains êtres imposent leur douceur car ils savent écouter l’autre et sa peine et partager des deuils. C’est d’ailleurs ce que Ryusuke Hamaguchi a fait peu après le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 et la catastrophe de Fukushima. Le réalisateur a entrepris alors de collecter les récits des survivants de la région de Tohoku, dans le nord-est de l’île principale de l’archipel japonais.
Ainsi les cinéastes de la mémoire sont, comme certains romanciers, des artistes qui savent écouter les survivants.
Drive my car est un chef d’œuvre pour survivre à ses morts.
Le film est adapté d’un recueil de nouvelles de Haruki Murakami, Des hommes sans femmes, ed. Belfond 10/18, 2018 (trad. Hélène Morita). Ryusuke Hamaguchi s’est inspiré de plusieurs de ces nouvelles dont la première du recueil, qui porte le titre Drive my car, cite Oncle Vania, de Tchekhov (pièce de 1897) : « J’ai quarante-sept ans. Il se peut que je vive jusqu’à soixante. Une éternité ! Comment pourrais-je supporter de vivre ainsi encore treize années ? Que ferais-je ? Comment les occuperais-je chaque jour ? »
« Demain est mort. La crise est telle qu’il n’est plus question de planifier l’avenir. Le système est en crise, nous dit-on, il faut le réformer. Non. Le système c’est la crise, et il faut en changer, radicalement. »
Les premières lignes d’Octobre Liban, récit de Camille Ammoun, publié en France aux éditions Inculte en septembre 2020, résonnent comme un diagnostic accablant établi le 17 octobre 2019, date de grandes manifestations spontanées et pacifiques. Un an après l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth survenue le 4 août 2020 (200 morts, 6 500 blessés et 300 000 sans-abri), ce diagnostic semble toujours d’actualité si l’on en juge par les multiples enquêtes publiées à l’occasion de ce triste premier anniversaire.
Revue de presse
« Une famille sur trois a des enfants montrant encore des signes de détresse psychologique » (Unicef citée par L’Orient-Le Jour)
« Pour beaucoup le désastre continue » (The New York Times)
« Un an après l’explosion de Beyrouth, le Liban s’enfonce dans le bourbier de la corruption » (The Guardian)
« L’ONU appelle à une enquête sur les responsabilités de l’explosion » (El Djezeera)
« Un an après l’explosion du port de Beyrouth, l’enquête patine et tout un peuple, à bout de nerfs, réclame vérité et justice » (Le Monde)
« L’ONG Human Rights Watch (HRW) a accusé les autorités libanaises de négligence criminelle, de violation du droit à la vie et de faire barrage à l’enquête locale sur l’explosion dévastatrice du 4 août 2020 au port de Beyrouth. » (Le Temps)
« Tandis que s’ouvre ce mercredi à Paris une nouvelle conférence internationale de soutien au Liban, coorganisée par l’Elysée et l’ONU, il serait illusoire de traiter uniquement de l’aide économique à l’Etat libanais, tant sa faillite apparaît politique, sociale et morale. » (Libération)
La seule enquête qui n’a pas encore abouti est l’enquête officielle, celle sur les responsabilités, une lenteur que les Beyrouthins ont dénoncé en manifestant devant le domicile d’un ministre pour soutenir le juge chargé de l’instruction.
« Ce sera violent »
Ce qui fait dire à Camille Ammoun que le réveil populaire pourrait être « violent » :
« Ce sera violent parce que les gens n’en peuvent plus. La faim, la pauvreté, la frustration, la colère sont très fortes.
Ce sera violent car les familles des victimes du 4-août sont complètement dénigrées par la classe politique qui refuse de lever l’immunité des individus qui ont été interpelés par le juge [plusieurs anciens ministres et chefs des services de sécurité].
Ce sera violent parce que la classe politique s’est réfugiée dans ses derniers retranchements et que la violence policière sera encore plus forte. »
Flânerie anti-corruption
Dans Octobre Liban, petit ouvrage de 95 pages, Camille Ammoun emprunte une rue de la capitale libanaise, lieu de nombreuses manifestations d’octobre 2019, l’ancienne rue de Tripoli, qui aujourd’hui porte trois noms : rue d’Arménie puis Gouraud puis de l’Emir Bachir. C’est un retour sur les lieux que l’écrivain, formé à Science Po, spécialiste de développement durable, a parcouru comme manifestant lors de ce mois d’octobre. Il en fait l’objet de sa « flânerie » en une quinzaine d’étapes et autant de digressions pour « raconter ce système et comment ce système a conduit le pays à sa perte. »
Cette déambulation géographique est aussi historique : le livre commence par le 17 octobre 2019, date des premières grandes manifestations spontanées et pacifiques, jour J de la révolution d’octobre, et se termine par le 4 août 2020, date de l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth, il y a tout juste un an.
« Je fais des digressions géographiques, spatiales, chronologiques. La première étape est la décharge, la dernière le gouvernement. La décharge est un prétexte pour retracer la chronologie des mouvements populaires de 2015 qui ont vu l’émergence de nouveaux partis comme Beyrouth Madinati [Beyrouth, ma ville] aux élections municipales [avec pour détonateurs la crise des ordures, les coupures d’eau, les délestages d’électricité… Des ingénieurs, architectes, artistes, chercheurs se sont retrouvés sous une même bannière pour proposer un changement.]
Se réapproprier la ville
Octobre Liban, dans sa brièveté, a le grand mérite de montrer une ville que ses habitants se sont réappropriée. A la fois bréviaire de slogans de l’époque — dont le plus connu est : « Tous, ça veut dire tous » –, petit guide révolutionnaire, récit nostalgique d’un Beyrouth disparu, Octobre Liban met le lecteur sur la voie, l’invite même à venir sur place partager cette expérience révolutionnaire que la crise sanitaire et la crise tout court a semblé étouffer.
Nous avons rencontré Camille Ammoun à Paris à la veille de son retour à Beyrouth.
Dans Octobre Liban vous parcourez une rue d’est en ouest et non l’ancienne ligne verte, la ligne de démarcation de la Guerre civile. Pour quelle raison avoir choisi cette rue ?
Ça tombait sous le sens. Plusieurs convois que j’ai suivis en octobre 2019 ont marché dans cette rue, c’est une rue qui me parle. J’utilise un dispositif littéraire employé par ailleurs par des écrivains qui marchent pour écrire, qu’on appelle psychogéographie, tels Philippe Vasset, en France, Ian Sinclair au Royaume-Uni : marcher dans la ville, écrire ce qu’on voit, digresser…
Chacune des étapes est un prétexte pour raconter un des aspects de cette corruption.
[C’est ainsi que le lecteur feuillette une ville nommée Beyrouth en passant du « régime esclavagiste de la kafala » (garant) des travailleuses domestiques étrangères à l’ancienne gare ferroviaire au temps où les capitales syrienne et libanaise était reliées par le fer, non des armes mais des voies. Nous passons du siège de « la très corrompue Compagnie d’Electricité du Liban où, dit-on, on élèverait des poules » à une marche pour le droit des femmes à qui est refusé la transmission de leur nationalité, au port, « haut lieu de corruption ».]
Vous dédiez votre livre à Samir Kassir, intellectuel assassiné en 2005…
Samir Kassir avait créé le grand mouvement populaire en 2004 qu’on a appelé « la gauche démocratique », puis « la révolution du cèdre » [événements d’opposition à la présence syrienne] a conduit au départ de l’armée d’occupation syrienne du Liban. Pour Samir Kassir ce n’était pas une « révolution » mais un mouvement souverainiste indépendantiste contre l’occupation syrienne et toutes les occupations d’ailleurs et pas un mouvement contre la classe dirigeante.
Il avait dit à cette classe dirigeante : du jour où vous serez au pouvoir je serai votre premier opposant. Il avait vu qu’on avait besoin d’eux pour virer les Syriens mais que très vite il fallait les virer eux aussi pour pouvoir renouveler la classe politique et que là ce serait une révolution.
En 2015 c’était le début d’une réelle opposition extra-parlementaire.
En octobre 2019, le mouvement éclate. Et Samir Kassir assassiné en 2005, en sera le plus grand absent.
Selon lui [Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Sindbad/Actes Sud, 2004], le démocrate arabe est pris entre trois contradictions : il est laïque mais il ne soutient pas les dictateurs laïques ; il est démocrate mais il ne soutient pas les partis islamistes ; il est démocrate mais les démocraties occidentales vont à l’encontre de son projet démocratique (en soutenant les régimes autocratiques ou dictatoriaux). C’est ça le malheur arabe. Il est partout à des degrés divers. C’est la grande idée de Samir Kassir, qui l’a tué. C’est le grand absent de la révolution de 2019.
En somme : 2005, les Syriens s’en vont, apparition d’une opposition au parlement, opposition appelée le « 8-Mars ». Cette opposition envoie ses miliciens dans la rue et envahit Beyrouth. C’est le clash de 2008, un début de guerre civile qui conduit aux accord de Doha (Qatar) qui mènent à la formation d’un gouvernement d’union nationale. C’est un coup contre la démocratie. Le gouvernement est une copie du parlement. La séparation des pouvoirs disparaît. Les instituions sont vidées de leur sens. Les chefs politiques dirigent de l’extérieur du gouvernement et du parlement. Tous gouvernent ensemble. En 2015, lors de la crise des déchets, les Libanais disent : « Vous êtes tous responsables. »
C’est là qu’est né le slogan : « Tous veut dire tous ».
2008 est un moment important où la classe politique devient oligarchique.
Son premier échec est en 2015 avec la crise des déchets.
L’esprit d’octobre 2019 vous paraît-il toujours vivace ?
La pandémie a seulement contribué à étouffer le mouvement.
Le mouvement a commencé à s’épuiser avant mars 2021 pour plusieurs raisons dont la capacité de la classe politique à diviser en provoquant des réflexes identitaires chez les Libanais en alimentant la peur de la guerre civile de 75, créant des clashs stratégiquement sur la ligne de démarcation où a commencé la guerre civile.
La peur est leur meilleur outil. La peur de l’autre, la peur de la guerre, la peur de la puissance étrangère qui va venir nous envahir, nous bombarder, et cela de manière très intelligente pour ramener les gens chez eux. Mais ça ne fonctionne plus.
Dans les jours qui viennent, dans les mois qui viennent, je pense que les gens vont descendre dans la rue, ça ne sera pas joli à voir…
En dehors de la rue, ce qui est en train de se produire, c’est l’opposition extra-parlementaire née d’octobre 2019 et qui aujourd’hui gagne en maturité. Exemple : les élections de l’ordre des ingénieurs.
La liste « El naqabat tantafid » (« Le syndicat se révolte ») issue de la société civile et du mouvement de contestation l’a emporté le lundi 19 juillet contre les partis traditionnels représentés au parlement. Le nom de cette coalition d’opposition a été choisi en référence au mouvement d’octobre 2019, Et quand la victoire a été annoncée les ingénieurs ont crié : « Révolution ! révolution ! ».
La démocratie n’est pas au parlement où se trouvent les familles, les partis traditionnels et les seuls débats qu’ils ont c’est comment se distribuer la part du gâteau.
La démocratie est dans la rue et dans ces forums, dans ces nouveaux partis politiques.
Donc, il y a de l’espoir ?
Oui, une alternative est en train d’émerger en trois coalitions, droite, gauche, centre. Alors qu’en France par exemple, la gauche a du mal à présenter des listes communes.
La question est de savoir s’ils auront cette maturité (établir des listes communes) pour les élections législatives de 2022 qui sont des élections nationales et pas des élections syndicales.
« La révolution est en cours »
L’esprit d’octobre est encore là. Est-ce qu’il y aura de grandes manifestations populaires comme c’était le cas en 2019 avec ces trois grands pôles de la révolution ?
A savoir : la révolution festive sur la place des Martyrs avec la fête, les vendeurs de maïs, les vendeurs de livres d’occasion, les vendeurs de café, les familles en poussette, etc. ; le pôle en dessous du Sérail, place Riad El Solh, siège du Premier ministre, c’était les plus radicaux avec les clashs avec les forces de l’ordre et sur le parking au bas de l’Œuf la révolution du savoir… il y avait des tentes, les gens venaient parler, raconter ce que c’est que la démocratie, la séparation des pouvoirs, les cours de science politique, de psychologie…
Est-ce que ce sera comme ça ? je ne pense pas. Ce sera beaucoup plus une révolte. Mais la révolution est en cours, elle est politique. On l’a vu, elle est vivante, grâce à ces élections syndicales.
Si vous deviez organiser un référendum aujourd’hui au Liban, quelle question faudrait-il poser aux Libanais ?
Je suis très prudent quand il s’agit de referendum, même dans les grandes démocraties. C’est un instrument très dangereux. Il est facile de faire passer des idées faciles à travers des partis populistes pour faire voter les gens, on l’a vu avec le Brexit. Il était compliqué d’expliquer aux gens pourquoi il fallait rester en Europe, il était très facile de leur faire peur en leur disant il faut partir, on paie trop, oui évidemment on s’en va. Or c’est beaucoup plus compliqué (Attention au choix de la question par un parti populiste qui joue sur la peur).
Cela dit, si je devais… (rires) s’il fallait organiser un referendum national au Liban, je pense qu’il faudrait qu’il soit sur les armes du Hezbollah avec la question « Faut-il désarmer le Hezbollah ? », tout simplement.
Ce ne serait pas la question : « Êtes-vous pour ou contre le Hezbollah ? »
C’est pour ça que je suis contre les référendums.
Peut-être que des partisans du Hezbollah seraient favorables à leur désarment ?
Avant de faire un referendum il faut faire beaucoup d’éducation, ce qui n’a pas été fait dans le cas du Brexit.
« Etes-vous pour ou contre le confessionnalisme ? » est-ce une question réaliste ?
Je pense qu’elle est trop complexe. Et ça ne peut pas se faire par un oui ou par un non. Le confessionalisme au Liban est politique mais il est aussi social, culturel, identitaire. C’est quelque chose qu’il faut combattre, qu’il faut dépasser mais ça va prendre du temps et il faudrait tout une batterie de dispositifs constitutionnels pour commencer à changer cette situation.
Dans un prochain article nous évoquerons le premier ouvrage de Camille Ammoun, le roman Ougarit (Inculte, 2019).
Film plein de douce mélancolie, Sous le ciel d’Alice, le premier long-métrage de Chloé Mazlo étonne comme un livre de contes dans un pays en guerre, le Liban des années 1970.
Le film raconte l’histoire des grands-parents de la réalisatrice, une grand-mère venue de Suisse dans les années 50 pour s’occuper des enfants d’une famille bourgeoise de Beyrouth (interprété par Alba Rohrwacher). Elle s’éprend d’un homme (Wajdi Mouawad) qui rêve non de conquête spatiale mais qu’enfin un Libanais s’envole dans l’espace, tout simplement.
[Sur ces rêves d’espace et leur réalité, revoir le beau film documentaire The Lebanese Rocket Society, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (2013).]
La rencontre entre cette femme grande et blonde à l’accent d’ailleurs et cet ingénieur rêveur donne le ton au film. Si vous ajoutez des séquences filmées en stop motion, cette technique d’animation en 3D, vous avez un joli cocktail qui confère à l’ensemble une forme d’onirisme doux amer. Une technique qui contribue à accélérer le temps laissant toute sa place aux scènes de famille filmées théâtralement.
Dans une espèce de « capharnaüm surréaliste » comme l’écrit le dossier de presse, dans cet « îlot fictionnel » qu’est un appartement, la guerre n’apparaît que rarement et toujours sous de manière surprenante : le cœur de l’héroïne fond, les amoureux chassent les cigognes, l’écran est partagé en split screen lors d’un échange téléphonique entre les parents suisses et le Liban, des personnages à l’abri dans un sous-sol dessinent, une allégorie de la mort danse face à une femme-cèdre (radieuse Nadine Naous) devant un mur aux couleurs du Liban, après une crise du couple, l’appartement est séparé par des plantes en symbole de la ligne verte, la ligne de démarcation entre ennemis, belle idée pour réunir histoire d’une famille et histoire d’un pays.
Souvent les couleurs de la pellicule – Chloé Mazlo et sa chef-opératrice Hélène Louvart ont fait ce choix judicieux – renforcent ce voyage dans le temps : « Le grain du super 16 permet de laisser au spectateur deviner les choses : les traits des visages ne sont pas trop lisses, ils sont au contraire fous, vaporeux. Le super 16 fait disparaître cette impression de raideur pour laisser place à ce que les Italiens appellent le « sfumato » en histoire de l’art : un contour enveloppé, des couleurs adoucies. »
Alice va ainsi traverser quinze ans de guerre entre romantisme, incrédulité et impuissance. Elle reste dans son pays d’adoption alors que partout autour d’elle on fuit.
Sous le ciel d’Alice, premier long métrage de Chloé Mazlo est comme un album de famille dans un ciel qu’on rêve étoilé alors que résonnent le bruit des bombes. C’est l’inverse exact de la Palestine du poète Mahmoud Darwich qui dans l’une de ses autobiographies – La Palestine comme métaphore (1997) – partait en quête d’un pays perdu à travers la langue et l’histoire. Avec Chloé Mazlo, le lieu est si fort qu’il absorbe tout, comme une faille spatio-temporelle où tout vient se rattacher, comme si la mémoire était ce grand aimant qui pouvait empêcher l’éclatement du puzzle de l’enfance.
Haïku de Christian Tortel, extrait de ce recueil de poésie bilingue français arabe qui porte le titre de Thoulathiyat [soit : « Tercets », prononcer « soulassiyat »] et le sous-titre de « haïkus arabes ».
Il a été co-traduit avec Golan Haji, illustré par Walid Taher, mis en page et édité par Mathilde Chèvre pour les éditions Le Port a jauni, sises à Marseille, qui présentent ainsi le principe de création :
Thoulathiyat, une des doubles pages. Mise en page, édition : Mathilde Chèvre
« Durant cinq années, Le port a jauni a publié un recueil de roubaiyat par an. Les roubaiyat sont des quatrains, comme l’indique leur nom issu du chiffre arbaa, quatre. Genre poétique perse et arabe qui remonte au Xie siècle avec l’œuvre d’Omar Khayyam, les roubaiyat ont été le terrain de jeu de poètes égyptiens des années 1960-70 qui ont revisité le genre avec humour et truculence linguistique en arabe contemporain dialectal. Ces quatrains sont une méditation sur la vie, la mort, la joie, le temps qui passe, l’innocence, l’absurdité du monde, son origine, sa cruauté : ils posent un regard et s’attardent sur des instants fugaces, des détails, des petites choses qui disent le monde entier.
Durant trois années, Christian Tortel a envoyé au Port a jauni un haïku par mois. Les haïkus sont des poèmes des tercets qui relèvent de la tradition japonaise. Mais Christian Tortel les écrit en français ou en arabe, et les traduit dans l’autre langue. Ainsi, une fois par mois, se posait dans la boîte à mails du Port a jauni un poème sur des instants fugaces, des détails, des petites choses qui disent le monde entier.
Thoulathiyat, couverture verso. Illustrations et calligraphie du titre : Walid Taher
À force de fréquenter ces deux chemins parallèles, roubaiyat et haïkus en arabe, il nous est apparu évident de les croiser, et dans un grand tissage des genres poétiques, les thoulathiyat sont nées. Elles sont des haïkus ou des tercets, comme l’indique leur nom issu du chiffre thalatha, trois. Elles sont autant de méditation sur la vie, la mort, le temps qui passe, les mots sans frontière.
Un nouveau terrain de jeu qui réinterprète et on l’espère, revitalise, le champ poétique en bilingue, à la fois hommage aux genres anciens et clin d’œil humoristique pour une création contemporaine. »
Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte (édition d’origine), Folio SF, Gallimard, 2021
Si vous n’avez pas lu ce roman élu livre de l’année 2019 par la rédaction du mensuel littéraire Lire, lauréat du Grand prix de l’imaginaire 2020, vous êtes un lecteur chanceux. Vous allez découvrir un univers dans toutes ses dimensions, humaines, politiques, poétiques.
En 2050, les furtifs naissent d’une mélodie, le frisson. Ils ne peuvent être vus sans être aussitôt pétrifiés. Ils ont acquis un pouvoir de métamorphose permanent. Jamais tracés, toujours en fuite, ils sont l’exact inverse du citoyen auto-aliéné à l’identité réduite à des datas capturées, enregistrées.
Qui sera pris au piège ? Tour à tour les furtifs, convoités pour leur capacités hors-normes, ou les hommes, femmes et enfants dans un univers fluide où règne l’empire du tout-est-sous-contrôle ?
Ce superbe roman d’anticipation extrapole la logique d’une société de surveillance, où les mots, comme la typographie, jusqu’à la langue furtive, relaient un imaginaire puissant où l’individu lutte pour sa survie. Une écriture inventive voire un délire de narration maitrisé.