L’écrivain Jacques Abeille est mort le 23 janvier 2022, à l’âge de 80 ans. Il laisse une œuvre considérable où le rêve le dispute à un imaginaire flamboyant. Son Cycle des contrées réédité par les éditions Le Tripode après une vie éditoriale chaotique est marqué par un roman majeur Les jardins statuaires.
Dans cette fable épopée un voyageur découvre une contrée où les jardiniers font pousser des statues. Ou plutôt, ils les élèvent comme des organismes vivants mus par leur propre logique interne. C’est un livre prodigieux d’imagination où le style développe une phrase d’une grande beauté, le lecteur y est pris comme dans un lasso géant pendant plusieurs centaines de pages…
Extrait des Jardins statuaires (Folio, p. 129-130) :
— Aucune statue, me dit le doyen, ne voit le jour sans caresses.
Je fis une autre observation encore.
— On dirait que vos statues n’ont pas de socle.
— En effet, elles n’en n’ont pas. Lorsque nous les plantons, elles ont des racines comme toutes les statues. Une statue sans racines, cela n’existe pas. Mais les nôtres ont ceci de particulier qu’elles passent leur croissance à résorber leurs racines. Et nous savons qu’elles ont atteint leur pleine maturité quand plus rien ne les rattache au sol.
Il parut réfléchir un instant aux propos qu’il allait prononcer et continua :
— Il est arrivé qu’en se polissant par-dessous, la pierre parvienne d’elle-même à si bien réduire tout ce qui pourrait la rattacher au sol qu’elle s’envole.
— Comment ? m’exclamai-je.
— C’est la vérité pure. La forme nuageuse atteint si bien la perfection qu’elle se confond en elle et que l’on voit soudain s’élever dans les courants ascendants de l’air chaud un nuage de pierre qui va rejoindre les vapeurs célestes.
— Et, ajouta mon guide, lorsque ces nuages parviennent à une certaine hauteur dans le ciel, le gel les fait éclater. Ils choient donc en fragments lumineux que le frottement de leur chute consume et réduit en poudre. Cette pluie très douce tombe, portée par le vent, sur d’autres domaines. Elle se mêle au terreau des plates-bandes comme un levain merveilleux. Les statues, cette saison-là, sont vaporeuses.
Je les regardais à tour de rôle l’un et l’autre, mon guide et le doyen. Ils semblaient penser avec beaucoup de rigueur et d’attention à ce qu’ils venaient de dire et j’aurais pu croire que, de leurs yeux levés, ils suivaient au loin l’évolution de l’un des nuages dont ils venaient de me parler.
Pour étonnante que paraisse cette histoire, je n’ai jamais osé douter de sa véracité ; je sais trop bien qu’il est dans la nature de la pierre de se détacher du sol. Et, plus tard, je me rendis compte que c’était là une façon encore d’entendre la sentence laconique : « Si on brise la statue, on ne trouve rien ; elle est si pleine qu’elle n’a pas d’intérieur. »