J’habite une blessure sacrée…

En ce 10-Mai, journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition, relire et réapprendre ce poème magnifique, épitaphe sur la tombe du poète mais aussi voix vibrante d’humanités :

J’habite une blessure sacrée

j’habite des ancêtres imaginaires

j’habite un vouloir obscur

j’habite un long silence…

La suite sur Papalagui du 20 avril 2008.

Prix roman FTV 2019, Ali Zamir, complètement dérangé

Le Prix Roman France Télévisions 2019 récompense Ali Zamir, pour son livre Dérangé que je suis (Le Tripode).

Dans la catégorie Essai, Valérie Zénatti a été récompensée pour Dans le faisceau des vivants (L’Olivier).

Dérangé que je suis l’a emporté au premier tour de scrutin avec neuf voix, comme le raconte Laurence Houot, pour Culturebox, témoignages de jurés lecteurs télespectateurs à l’appui. Des jurés visiblement émus par leur lecture…

Ali Zamir, a été l’invité du journal du soir de France Ô, à 18h, et de La Grande Librairie.

Une visite chez Zamir…

Visiter Ali Zamir en sa chacunière de Montpellier est une chance qu’on savoure comme les samboussas que sa dame nous a préparés. Car Zamir est hospitalier comme ses romans sont accueillants avec le lecteur.

Chez lui, en images, c’est sur Culturebox

C’est une histoire de dockers aux Comores, sur l’île d’Anjouan. Une course poursuite aux Îles de la lune, qui oppose un trio de trois caïds nommés Pirate, Pistolet et Pitié en concurrence à un docker surnommé « Dérangé », d’où le titre du troisième roman d’Ali Zamir, « Dérangé que je suis ». Un petit roman, petit comme une grosse nouvelle et c’est une bonne nouvelle tant le plaisir de lecture est grand.

Et comme on est en Afrique, les chariots des dockers sont baptisés de noms de sprinters américains. Ainsi poussés de gloire, ils vont plus vite.

Des mots à l’ancienne, qui vont vite…

Oui, le carburant de cette course poursuite de chariots de dockers est une écriture, un style à la Pagnol nous dit son éditeur, Le Tripode. Pagnol moins connu pour sa vitesse que pour une atmosphère. Ce qui est vrai : la lecture va très vite grâce à une langue française qui vous laisse coi, vous accoise, écrit Zamir qui aime les mots rares à l’ancienne mais évite tout néologisme (voir infra, comme on dit en littérature grise).

On traverse Mutsamudu comme un TGV, de la place Mzingajou jusqu’à la plage Foumboukouni dans la joie et la jactance d’un jeu fardé de mots vieux mais joyeux comme une friandise. Ça vous fait rire tel un cercueil ouvert, enivré par le récit de Dérangé opposé à ces tardigrades, dixit Zamir, c’est-à-dire ces pieds nickelés des docks du port international Ahmed-Abdallah-Abderemane qui semblent juste là pour faire briller Dérangé, personnage tendre et humble comme un gueux philosophe, à l’intelligence affûtée.

Ô lecteur oisif, ébahi par l’usage d’une langue française revigorée, revivifiée, ravigotée, requinquée, la lecture vous fera rire comme un peigne, rire comme un cercueil ouvert ou pleurer comme un veau, selon les mots de Zamir, tant son héros plutôt anti-héros déclenche une méchante hilarité enivrante avant d’être broyé de noir…

Quelle jactance que le lexique d’Ali Zamir dans Dérangé que je suis !

Le minuscule bureau d’Ali Zamir est peuplé de dictionnaires. Des vieux reliés comme un Robert en plusieurs volumes, des contemporains comme sa collection de Larousse spécialisés… Il assure ne pas forger de néologismes et préfère ostensiblement l’usage du mot ancien. Ses carnets en regorgent. C’est un collectionneur de mots à nul autre pareil.

Il y a puisé quelques pépites pour son écriture de Dérangé que je suis, dont certaines sont rêtives au correcteur automatique :

Chétive venelle

Jactance

Impéritie

Hâblerie excessive

Odeur thalassique

Elle me solaciait

Sa maman rébéqua

Afin de pouvoir accoiser

Ce pauvre petit enfant

Chablé

Gueuserie

C’est un parfait tartigrade 

Une fillette gourmandée

Quinaud

Réduit à quia

J’ai vu Pirate accoiser Pistolet d’un geste de la main

Avancer, se radiner, s’écarter avec accortise

Une femme adonisée

Chiromancienne

Blaser la curiosité

Blaser la soif

D’un ton moqueur comme pour m’angarier

Chacunière

Abuter

Et si elle concoctait un vénéfice à mon égard

(Vénéfice : empoisonnement par sorcellerie)

Peau ansérine

Chapechuter

Recevoir une giroflée à cinq feuillets

Se lever d’ahan

Banane fardée

Farder son jeu

Empyrée

Quinquets bien allumés

L’huis

Donner le dos

Amphitryonne

Délabirynther

Respiration singultueuse

Saisi de harassement jusqu’aux entrailles

Soudaine et cuisante cohibition (empêchement d’agir)

Tentatives de constupration 

Sinciput (≠ occiput)

L’obole d’un mot

LIENS :

Anguille sous roche, son premier roman adapté au théâtre : Papalagui, 6/01/19

La naissance étonnante d’Anguille sous roche et de son auteur : Papalagui, 16/08/16

Compte FB : Ali Zamir et ses lecteurs

Treize personnes – dont des femmes enceintes…

Où est la beauté du monde ?
Gît-elle au fond de cette embarcation venant de Libye ?
Le Monde écrit : « Treize personnes – dont des femmes enceintes – ont été retrouvées mortes sur une embarcation transportant 167 migrants, à la dérive à proximité des côtes libyennes, a annoncé mardi 25 juillet l’ONG espagnole Proactiva Open Arms. »
Gît-elle dans cette photo d’une embarcation aux flotteurs jaunes, le plancher jonché de corps humains, certains nus, exhibés sous le soleil de la Méditerranée, une embarcation libérée des vivants, survivants enlacés de gilets de sauvetage orange (on en fait de tout petits pour les enfants) ?
Gît-elle, la beauté du monde, dans cette photo surplombant l’horrible radeau ? Une photo signée Santi Palacios.
Cette beauté est-elle dans le cri de la femme enceinte qui a demandé un gilet de sauvetage et qui l’a obtenu ?
Cette beauté est-elle dans les secouristes, photographes, témoins ? dans leur gestes ?
Cette beauté du monde gît-elle sur le plancher de cette embarcation endeuillée ? Qui en portera le deuil ?
Cette beauté est-elle dans les mots qui accompagnent la publication de cette photo, cette photo insupportable ? Ainsi ceux de la photographe Isabelle Serro :

« Je pense à mes futurs petits enfants et aux livres d’histoire qu’ils auront dans leurs cartables.
Pas question alors de dire que nous ne savions pas !!! »

L’image contient peut-être : une personne ou plus, plein air et eau

Cette beauté est-elle dans l’insurrection de l’âme, soulevée par l’horreur, le laisser-faire des puissants, les égoïsmes mortifères ?
Cette beauté était-elle sur la plage de Bodrum, en Turquie, en septembre 2015, dans la photo du petit Aylan venu de Syrie ? dans les yeux du petit Aylan, la tête enfouie dans le sable de la plage de Bodrum ?
La beauté du monde est-elle dans l’arc de nos consciences, tendu par la seule compassion devant tant de destinées noyées en Méditerranée ?

« Nous sommes tous des Africains » (Angelique Kidjo à Avignon)

 

La voix magnétique d’Angélique Kidjo impose sa présence de charme et de frissons depuis une fenêtre nichée dans le mur de la Cour d’honneur du Palais des papes. Un diamant dans la nuit d’Avignon, une voix de cathédrale dans le plus grand édifice gothique. Ainsi commence « Femme noire », titre d’un poème de Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et du spectacle de clôture du festival d’Avignon.

« Vêtue de ta couleur qui est vie… » La diva chante dans l’une des multiples langues africaines qu’elle affectionne, du fon au yoruba, en passant par le douala. C’est une figure de proue qui fait honneur à la Cour autant qu’une « Femme noire », sans doute le poème le plus célèbre du poète président sénégalais, l’un des instigateurs du mouvement de la négritude avec le Martiniquais Césaire et le Guyanais Damas.

« Vêtue de ta couleur qui est vie »
Comme la négritude chante la fierté noire, et plus généralement la dignité d’être homme parmi les hommes, « Femme noire » chante la femme comme jamais jusqu’alors en Afrique : « Femme nue, femme noire / Vêtue de ta couleur qui est vie,/ de ta forme qui est beauté/J’ai grandi à ton ombre… » Du pur lyrisme.

C’est une Marianne universelle qui va s’adresser au public. Elle l’a dit la veille lors de la répétition générale, cette nécessité d’aller au-delà « de nos différences culturelles ». Mieux, pour cette première représentation publique : Angélique Kidjo fait reprendre « Chez mama, chez mama Africa » aux 2000 spectateurs de la Cour d’honneur. Elle les fait se lever. Les fait applaudir quand elle dit « Applaudissez ! »  Le public réagit de bonne grâce. Et se lève. Et chante. Et pourrait presque danser lorsqu’elle monte dans les gradins. Et dire avec elle : « Nous sommes tous des Africains » (car les ancêtres de l’Homme viennent d’Afrique).

« La grande famille humaine »
C’est un concert bon enfant, joyeux, « familial » comme la « grande famille humaine » qu’elle appelle de ses voeux, un chant accompagné par la douce présence du vénérable saxophoniste camerounais Manu Dibango, lui aussi aérien aux côtés du guitariste Dominic James. La joie et la grâce de ce duo de charme contrastent avec le texte du poète président sénégalais Senghor dit avec pesanteur et hésitations par le comédien Isaach de Bankolé. La Cour d’honneur l’a-t-elle intimidé à ce point ?

Une « Prière de paix » dans l’ancienne résidence papale
Plus tard, la photo géante de Senghor s’affiche sur l’immense mur de la Cour d’honneur. Elle est utilisée par le metteur en scène Frédéric Maragnani pour l’autre partition de « Femme noire ». Isaach de Bankolé dit un poème de Senghor de la même fenêtre-niche, tout petit, comme incrusté au coin de l’immense photo du poète.

C’est « Prière de paix », extrait du recueil « Hosties noires« , dédié lors de sa publication (1948) à « Georges et Claude Pompidou », Pompidou futur président de la république française. « Au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans et pourtant respirante / Laisse-moi te dire Seigneur, pardonne à l’Europe blanche… » Une prière au creux de l’ancienne résidence papale… Mais une prière ambivalente à l’égard de la puissance coloniale d’alors : « Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si grandement. »

Ce lyrisme qui peut paraître daté est loin de l’emportement salutaire du Congolais Sony Labou Tansi ou du Malien Yambo Ouologuen, auteur d’un « Devoir de violence » radical… contre tous les pouvoirs en Afrique comme en Europe.

Le sommeil d’une poésie, le soleil d’une diva
L’emphase surannée du poète et le phrasé atone du récitant ensommeillent la Cour. Le public est indulgent en ce soir de léger mistral. Le sommeil de la poésie ne provoque aucune réaction, comme si le public acceptait de faire révérence. Il est même ravi : à la sortie de ce spectacle de clôture du festival, nombre de spectateurs préfèrent garder à l’esprit la puissance d’un soleil nommé Angélique Kidjo.

You are so dapper ! (*)

 

 

Au musée Dapper, j’ai rencontré Jacques Prévert avec…

un masque

deux statues

trois appuis-tête

quatre insignes royaux en or

une parure

 

une statuette

 

une douzaine d’expos un conte

un contemporain

un artiste contemporain

une lame de fond

six allers-retours

un peigne en corne et feuille d’or

un roi Glèlè du Bénin

 

une autre statuette

 

un charme qui sourit

le masque qu’on appelle cimier

deux Dogons bien droits

une princesse Bangwa une statue Janus trois

figures de reliquaire

une forme des figurines

une harpe

une statue-autel

un masque rieur

deux masques blancs deux masques noirs trois

figures fang

une figure kota, une figure mahongwe

deux statues soninke un amoureux

une statue dépareillée

des fibres de raphia, du velours, des pigments,

du bois

une pelote de fleur végétale

deux plumes

un visiteur âgé

un disque pectoral akan

un comptable deux aides-comptables un

homme du monde deux chirurgiens

trois végétariens un enfant courant partout

et s’arrêtant net sur…

une statuette

 

des têtes de reliquaire

un chef de village

une statuette barbue

une hache de parade

deux haches de combat

une harpe arquée

un collier un pendentif un bracelet

une amulette, une statuette, une herminette

un chasseur à l’affût

deux caryatides

trois rites de succession

un grand raffinement

une expédition décoloniale un cheval entier

une mouche tsé-tsé

un homard à l’américaine un jardin à la

française

deux pommes à l’anglaise

et…

cinq ou six statuettes

 

une brillante culture

des ressources symboliques

des arts plastiques

des arts oratoires

des arts funéraires

des pratiques initiatiques

un séna oui un séna comme une agora

un roi une princesse

mais dansant chantant

la princesse sœur de roi et mère de jumeaux

un masque de jour

un masque de nuit

des fétiches à gogo

un veau marengo

plusieurs malheurs

un grand bonheur

des statuettes jumelles

des fétiches siamois

une mosaïque de peuples

une célébration de la survie

un grand rêve d’agrandissement

des portraits divinatoires

des monarques puissants

des objets puissants

trois femmes puissantes

quatre danseurs masqués de têtes jumelles et

scarifiées

un Dogon millénaire

une statue-autel millénaire

des lignées de forces occultes

quatre couples de jumeaux

des ancêtres de l’humanité

un pilastre alien

un bras levé, un bras amputé, un bras disparu

deux bras tendus

 

et…

plusieurs statuettes

 

 

 

 

(*) en anglais « dapper » :

stylé, élégant, soigné, chic…

« Là où l’homme a perduré, a survécu une semence, rêve fécondant le temps »

Histoires rêvérées, est le titre magnifique dans son invention d’un recueil de nouvelles de Mia Couto, qui sera publié le 22 septembre.
Ces nouvelles écrites il y a deux décennies au lendemain de la guerre civile qui a ravagé son pays, le Mozambique, de 1977 à 1992, sont traduites en français par Elisabeth Monteiro Rodrigues pour les éditions Chandeigne.
L’auteur africain présente ainsi son ouvrage :
« Là où l’homme a perduré, a survécu une semence, rêve fécondant le temps. Ce rêve s’est dissimulé au tréfonds de nous-mêmes, là où la violence ne pouvait frapper, là où la barbarie n’avait pas accès. Durant tout ce temps, la terre a gardé, entières, ses voix. Quand on leur a imposé le silence, elles ont changé de monde. Dans le noir elles sont devenues lunaires. »
Et rien que ces quelques lignes disent beaucoup sur l’état de guerre permanent aujourd’hui, en Syrie, en Irak, au Soudan, et au-dedans des milliers de réfugiés qui fuient leur pays…
Nul doute que ce livre qui est présenté par l’éditeur comme « fondamental dans la genèse de l’œuvre de Mia Couto » est digne de lecture… On en reparlera, forcément.

Zizi Kabongo se souvient du combat Ali-Foreman (Kinshasa, 1974)

Le 30 octobre 1974, Mobutu Sese Seko, chef de l’Etat qu’il avait rebaptisé Zaïre, a organisé au stade Tata-Raphaël de Kinshasa un combat historique entre Mohamed Ali et son compatriote George Foreman. Zizi Kabongo y était. David Van Reybrouck l’a rencontré. Son témoignage est publié dans ce livre magnifique, « Congo, une histoire » (Actes Sud, trad. Isabelle Rosselin, Prix Médicis Essai 2012)

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« Comment pouvait-on être en colère contre un président qui offrait une fête aussi fantastique ?
Les spectateurs américains devaient pouvoir suivre le match aux heures de grande écoute. Par conséquent, le match ne démarra qu’à quatre heures du matin. Il faisait une chaleur étouffante dans la ville, la saison des pluies avait commencé. Tôt le matin, le stade était déjà plein. « Les enfants n’ont pas eu à aller à l’école. Les entreprises devaient accorder à leurs employés une journée de congé rémunérée. Les bars devaient servir la bière à moitié prix. La farine était même gratuite », se rappelait Zizi. Les spectateurs venaient de partout, même d’Angola et du Cameroun. (…)

Au milieu du terrain de football était dressé le ring où tout allait se dérouler. Les équipes américaines de télévision avaient apporté un matériel impressionnant. Les enfants sur les escaliers en béton rayonnaient de fierté. Leur pays avait été le seul au monde capable d’organiser ce match ! Même le ring venait d’Amérique ! Les Américains avaient même apporté leur eau ! Oui, et leur propre papier toilette ! (…)

Zizi Kabongo se retrouva posté derrière la caméra qui devait filmer les réactions du public. (…)

Le plus singulier était que Mobutu n’était pas là. Il dédaignait le stade où il avait été accueilli par la population en 1965. Craignait-il d’être moins populaire qu’Ali ? Était-il inquiet pour sa sécurité ? Estimait-il qu’en tant qué président-fondateur il devait être justement présent par son absence ? Zizi n’en savait rien. Il savait en revanche que Mobutu regarderait  en direct ses images dans son palais. Le chef disposait en effet du seul réseau de télévision en circuit fermé de tout le pays. (…)

Zizi ne voyait que la foule à travers la lentille de sa caméra, la foule d’abord exulter puis prendre peur. Il ne vit pas Ali chercher les cordes dès le deuxième round et reculer loin en arrière pour éviter le coups de Foreman. (…)

Ali comptait battre Foreman en l’épuisant. Le rope-a-dope, appellerait-il cette technique plus tard. Zizi n’entendit pas Ali crier, avec ce rictus blanc que lui donnait son protège-dents : « George, you disappoint me. » « Come here sucker ! They told me you could punch. » « You’re not breaking popcorn, George. » [« George, tu me déçois. » « Viens donc, pauvre gars ! On m’a dit que tu avais une bonne détente. » « Tu n’arriverais même pas à pulvériser du pop-corn, George. »]

Zizi filmait et filmait. De temps en temps, il se retournait. Il voyait chaque fois le colosse Foreman rouer de coups le corps d’Ali  cabré en arrière. Zizi ne vit pas Ali , au huitième round, treize secondes avant la cloche, soudain se détacher des cordes et porter des coups très rapides, une formidable combinaison  droite-gauche-droite. Le dernier fut un coup de massue venant s’écraser sur la mâchoire de Foreman, qui transforma son visage en un amas de pâte à modeler. Les bras de Foreman, qui pendant huit rounds avaient valsé comme des pinces mécaniques, firent soudain des grands moulinets incontrôlés dans le vide. Foreman n’en revenait pas. On ne l’avait encore jamais mis K.-O. Le sol du ring bascula vers lui.

Ce fut une seule nuit. Aussitôt après le match, un orage d’une exceptionnelle violence éclata. Les boîtes de nuit de Kinshasa étaient bondées. Les boissons étaient gratuites. Tout le monde faisait la fête, tout le monde riait, tout le monde buvait. Mais en rentrant chez lui, Zizi ne put s’empêcher de se demander dans quelles conditions Mobutu avait regardé ces images. Seul dans son palais en compagnie de quelques membres de sa famille ? Profitant du spectacle qu’il avait offert à son pays ? Curieux de la femme en robe rouge ? Ou épiant, inquiet, les réactions du public, s’alarmant de chaque visage qui ne riait pas assez ? »

M’appelle Mohamed Ali (Niangouna, Minoungou)

mappelle-mohamed-aliSur Mohammed Ali, le dramaturge congolais Dieudonné Niangouna a écrit cette pièce. M’appelle Mohamed Ali qui a été écrite pour Étienne Minoungou, qui l’a interprété lors de la création en 2013, dans la mise en scène de Jean Hamado Tiemtoré.

Réaction d’Étienne Minoungou sur le site de la radio burkinabé, Radio Oméga :

« Mohamed Ali est une des figures fortes du 20ème siècle. Je peux même dire qu’avec sa disparition, on a quitté définitivement le 20ème siècle et il était aussi grand que Nelson Mandela, Martin Luther King, Malcom X qui ont marqué le 20ème siècle et l’histoire contemporaine de la lutte des peuples pour l’affranchissement, la liberté, la dignité et Mohamed Ali l’a revendiqué à travers son art, son sport. »

Extrait de la pièce de Dieudonné Niangouna (Éditions Les Solitaires Intempestifs) :
« Debout Frazier et moi nous contemplons Manille pour un long moment encore. Les tambours et les gongs, les chansons festives, les clairons qui libèrent la nuit de ses angoisses, le bruit de la ville qui crache son cœur. Un rêve de titans. Les hommes ne peuvent s’y prêter qu’en étrange chose. Même les spectateurs ne sont pas des Hommes. Ce qui est au-delà des dieux n’a pas de couleur. Beaucoup plus loin que les religions, beaucoup plus loin, beaucoup plus loin que la gloire et la mort, beaucoup plus loin, beaucoup plus loin que la terre, le ciel, les arbres, les mers, beaucoup plus loin que les quatre cent quarante coups que j’ai reçu à la tête, beaucoup plus loin que Joe Louis, le silence des inondations, l’ogre des dimensions, la peur du jour dernier, beaucoup plus loin que le ring et les hourras des spectateurs, les lumières, la chaleur, l’étouffement, les remugles des excitations, beaucoup plus loin que Manille elle-même et son frisson tropical… Salam ! Paix ! Salam ! Paix ! Salam ! Paix ! Quatorzième round, beaucoup plus loin que quatorze rounds dans le frisson de Manille j’ai vu la mort. Je me suis approcher de la mort. Elle n’a pas de couleur. J’ai frappé la mort. Elle m’a mordu à la manière d’une bête enragée. Je l’ai frappée, je lui ai rossé des coups beaucoup plus loin que Smoking Joe Frazier qui est un excellent challenger, tout compte faits. Beaucoup plus loin que Georges Foreman que je salues de tout cœur. J’ai cogné la mort pour sortir de l’enfer. Je l’ai repousser, mais j’ai traversé la frontière de la vie. Et j’ai su que la mort c’est comme la vie, elles n’ont pas de couleurs. Nous n’avons pas de problème de couleur, c’est une illusion de la mémoire. Il n’y a pas d’homme de couleurs. Il nous faut sortir du théâtre, c’est tout. On aura jamais plus le même visage après avoir raconter son histoire. J’ai toujours rêvé de jouer Mohamed Ali. Et le cœur est le parfait champ des morts, là où coulent toutes les obsessions, les prières d’enfance, les rêves de jeunesse, les projets de l’adulte, les peurs du vieillard, la mort de l’oubli dans l’onde, et le châtiment des boniments non exaucés. Et maintenant j’ai vu. Je pardonne à mon cœur de frapper si fort dans l’œil du spectateur. »

Alain Mabanckou se souvient du combat Ali-Foreman (Kinshasa, 1974)

13339556_10154091375002420_7663649007320472869_nPhoto montage postée sur la page FB d’Alain Mabanckou, dont le narrateur raconte dans Demai  j’aurai vingt ans les préparatifs du combat Ali-Foreman à Kinshasa en 1974. Dans une interview à Libération (05/06/16) : « Nous étions fiers de voir ce combat se dérouler sur le continent. Bien sûr, il était orchestré par un dictateur, Mobutu, qui avait mis de l’argent sur la table. »