cheveu blanc / Beyrouth

Qui m’a donné ce cheveu blanc ?

Elle qui rit ?

Ou bien ceux qui sont morts ?

René Maublanc (1891-1960), Cent haïkaï, Le Mouton blanc, Maupré, 1924.

Beyrouth, 4/08/2020 : il y a trois ans, l’explosion du port de Beyrouth faisait 218 morts, 7 000 blessés et 300 000 déplacés, selon l’ONU. À ce jour, aucun responsable n’a été jugé. 

Margaret Satterthwaite, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats, a déclaré que le juge  [Tarek Bitar] aurait reçu « des menaces de mort crédibles et bénéficie actuellement d’une protection militaire ».


Christophe Boltanski revient sur « l’enquête entravée » et « une série de décès suspects », dans La Chronique, magazine d’Amnesty international, de juillet 2023 : https://chronique/explosion-du-port-de-beyrouth-les-fantomes-du-hangar-n12

Note de bas de page  

« Écrire entre les langues. Littérature, enseignement, traduction », est le titre d’un colloque qui s’est réuni du 14 au 16 juin 2023 à l’université d’Aix-en-Provence (France). C’était la deuxième édition d’une manifestation universitaire dont la première eut lieu à l’INALCO (Institut des Langues et civilisations orientales), à Paris deux ans plus tôt. Ayant eu la chance d’en avoir été un des auditeurs, j’ai pu bénéficier de quelques unes des 54 contributions, dont voici la trace… entre journalisme et poésie. Merci à Isabelle Cros d’avoir accepté ce texte pour le site  https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

Page extraite du roman graphique de Zeina Abirached, Le piano oriental (Casterman, 2015)

A l’issue de trois jours de colloque aixois sur les langues, comment ne pas avoir le vertige ? D’abord, il y eut cet oiseau aperçu, en voisin, chez l’amie Marielle :

À la cime du cyprès

la pie prend la pose —

nul abîme en son œil

Traversé que j’étais par quelques-unes des 54 contributions (impossible de les suivre toutes), je me sens groggy… enivré… plein de mondes multiples… Quand Patrick Chamoiseau reconnaît : Je suis explosé d’écriture (cité par Lise Gauvin)… l’humble mais curieux lecteur a-t-il gagné un statut « autorial »

Est-il mieux loti auprès de la pensée d’un Angelo Vannini, débusquant « l’hétérolinguisme » [mot clé du colloque], cette « altérité dans la problématique philosophique de l’intraduisible », cette « injustice épistémique dans la traduction », dont l’enjeu n’est ni plus ni moins résumé par la question : « Comment être partie prenante de la connaissance ? »

Comment naviguer, toujours sonné, dans la « mise en scène du multilinguisme » [chez Chamoiseau comme dans ce colloque d’universitaires Grands-Grecs (dixit Raphaël Confiant) en langues et pédagogies diverses] ?

Le vertige vient des langues, connues ou inconnues, mises en abyme, justement, par cet effet multiplicateur de la recherche universitaire qui s’intéresse à plusieurs langues, dont celle de l’écrivain, écrivaine, qui a sa propre langue d’écriture et, de surcroît, multiplie les langues, quelquefois… pour en faire des thèmes, voire des personnages de roman.

النظرة عبر النافذة

أبداً لن يستنفدَ

الأفوق

Al-nazaru abr al-nāfizah

abadan lan yastanfida

al-‘ufuq

À regarder par la fenêtre 

jamais ne s’épuise 

l’horizon

[extrait du recueil Thoulathiyat, « haïkus arabes », Le Port a jauni, 2021]

Ce lecteur, soûl de lectures et de langues, est soumis à des frappes chirurgicales de pensées romanesque ou universitaire qui lui proposent une « multiplication des délégués à la parole, y compris le lecteur », chez Chamoiseau, toujours, cité par Lise Gauvin, qui, philosophe, conclut, citant sa compatriote québécoise France Daigle en son parler acadien, le chiac,  : « La langue comme la vie n’est-elle pas un long processus d’hybridation ininterrompu ? »

Dans ce contexte de cimes et d’abîmes, le mot « simplexité » (est-ce Chantal Dompmartin qui l’employa ?) fit mouche, intégrant l’oxymore en un brillant exposé…

Quant à Myriam Suchet, après une thèse en 2010 (déjà !) sur « Textes hétérolingues et textes traduits », elle a créé un site qui affiche en son titre l’enjeu du multiple : le françaiS au pluriel : https://www.enfrancaisaupluriel.fr/ et les perspectives du français, « langue étrangée »… Hâte de visiter d’autres sites, dont قلقلة (Qalqalah en arabe), « une plateforme éditoriale et curatoriale dédiée à la production, la traduction et la circulation de recherches artistiques, théoriques et littéraires en trois langues : français, arabe et anglais », ici : https://qalqalah.org/fr/a-propos-de-qalqalah

En réalité, il est aisé de quitter cette griserie, ce frisson, ce tournis… par le haut… comme la pie en son cyprès.

Les impromptus poétiques l’ont montré. C’est une manière slammée de dire en quelques mots repris de la communication tout juste achevée la joie d’avoir fréquenté une pensée en mouvement… en forme de note de bas de page poétique.

Dans le domaine, le poète et néanmoins étudiant Sébastien Gavignet est un maître. Il sait intégrer force mots clés d’une intervention universitaire pour en faire un slam applaudi allègrement. Ici son poème final : https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

De tous les mots dits en trois jours, je retiens le mot « joie ».

J’ai appris l’existence de la « langue de la joie », celle que l’on apprend par plaisir…, langue objet de recherche pour Laura Laszkaraty.

Il existe le mot « enjailler » (serait-il venu de Côte d’Ivoire ?) : faire la fête, s’amuser…

Peut-être existera-t-il le mot « enjoyer », exprimé par un spectateur d’une soirée théâtrale où chacun dit son mot (préféré, aimé, ou autre). De ce chapeau commun, tendu par les comédiennes Albane Molinier et Julia Alimasi sortirent « pétrichor » (merci Isabelle Cros, l’une des organisatrices enjouée, avec l’angliciste Sara Greaves), « escarpolette », « amour », « merci » et son équivalent arabe en graphie arabe شكراً (« shukran »), « Babel », bien sûr, ou encore le mot zoulou « obangame », le mot périgourdin « atracole », ou encore « guldklump », mot danois pour « pépite d’or »…Notons que « tarentule » a été proposé par deux spectateurs, sans qu’ils se concertent…

Le passant entre les langues, ivre de ces parlers, naviguant en archipels, envie la douce sérénité du poète martiniquais Monchoacchi… « Ni an léko la fé chimen-y nan bouch mwen » (J’ai dans la bouche un écho qui chemine), présenté par Anaïs Stampfli.

Aix : Work in progress de littératures diverses, fabrique de la langue, ateliers d’écriture aux rédactrices plurielles et aux multiples acteurs (dont Florian Targa, qui recommande l’ouvrage de Marina Yaguello, Les Langues imaginaires, Le Seuil, 2006, car, écrit l’essayiste : « Les hommes ne se contentent pas de parler les langues, ils les rêvent aussi »). 

Pascale Casanova nous avait proposé en 2015 un essai fort stimulant sur la « Langue mondiale » qu’est la littérature. Les « Clameurs », que l’artiste et linguiste Jacques Coursil a chantées, résonnent de partitions auxquelles on ne prêtait jusqu’alors que peu d’attention et qui nous sont devenues aussi nécessaires que « l’oxygène naissant » pour citer Aimé Césaire.

Plus d’un siècle après, Victor Segalen et le Divers sont de retour pour notre plus grand bien, peut-être même pour notre survie. La biodiversité des langues et de leurs expressions fait du vivant un être en commun dont les liens nous tissent et nous constituent. Ce réseau de langues et de recherches en affinités constitue un réseau puissant. 

われいまここに

海の青さの 

かぎりなし

ware ima kokoni

umi no aosa no

kagirinashi

Me voici 

là où le bleu de la mer

est sans limite

[Santōka (1882 – 1940)

Cheng Wing Fun et Hervé Collet, Santōka, journal d’un moine zen, éditions Moundarren (2003, 2013)]

Cheminons, bifurquons, traversons… je m’en retourne à mes lectures plurilingues, en écho au colloque.

Ainsi ces trois recueils de poésie.

Le Kokin Waka Shû, anthologie impériale, remarquable recueil bilingue de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui (Les Belles lettres, 2022), traduit par Michel Vieillard-Baron, qui n’a pas ménagé sa peine sur plusieurs années de labeur. Quelquefois, le japonisant propose deux traductions de ces waka, des poèmes du japonais classique de 31 syllabes, tellement les sens dans la langue sont multiples (le bref en dit long). Et, pour faire bonne mesure, ses notes de bas de page sont en elles-mêmes sources de connaissance et de plaisir (le colloque d’Aix a bien montré que la note de bas de page pourrait constituer un thème de colloque à part entière…).

Le recueil de poésie Aventures dans la grammaire allemande, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, écrit par Yoko Tawada, dont le poème très visuel tissé de langues « La fuite de la lune », qui présente une « mixécriture » (sic) de caractères latins et de kanji japonais. Elle-même écrit en deux langues, le japonais et l’allemand (en français pour la plupart de ses titres, chez Verdier, mais ce recueil est publié par la Contre allée (2022)).

Enfin, pour prolonger l’œuvre bilingue de Monchoachi, Nostrum (1982), citons le poète ivoirien (et universitaire suisse) Henri-Michel Yéré, auteur de Polo kouman / Polo parle (Editions d’En bas, 2023), dont le recueil de poésie bilingue, écrit en nouchi (parler d’Abidjan) et en français, et qui n’est pas présenté comme une « autotraduction » mais une double création, est magnifique d’inventions…

Camille Ammoun, l’esprit d’octobre et le moment libanais

« Demain est mort. La crise est telle qu’il n’est plus question de planifier l’avenir. Le système est en crise, nous dit-on, il faut le réformer. Non. Le système c’est la crise, et il faut en changer, radicalement. »

Les premières lignes d’Octobre Liban, récit de Camille Ammoun, publié en France aux éditions Inculte en septembre 2020, résonnent comme un diagnostic accablant établi le 17 octobre 2019, date de grandes manifestations spontanées et pacifiques. Un an après l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth survenue le 4 août 2020 (200 morts, 6 500 blessés et 300 000 sans-abri), ce diagnostic semble toujours d’actualité si l’on en juge par les multiples enquêtes publiées à l’occasion de ce triste premier anniversaire.

Revue de presse

« Une famille sur trois a des enfants montrant encore des signes de détresse psychologique » (Unicef citée par L’Orient-Le Jour)

« Pour beaucoup le désastre continue » (The New York Times)

« Un an après l’explosion de Beyrouth, le Liban s’enfonce dans le bourbier de la corruption » (The Guardian)

« L’ONU appelle à une enquête sur les responsabilités de l’explosion » (El Djezeera)

« Un an après l’explosion du port de Beyrouth, l’enquête patine et tout un peuple, à bout de nerfs, réclame vérité et justice » (Le Monde)

« L’ONG Human Rights Watch (HRW) a accusé les autorités libanaises de négligence criminelle, de violation du droit à la vie et de faire barrage à l’enquête locale sur l’explosion dévastatrice du 4 août 2020 au port de Beyrouth. » (Le Temps)

« Tandis que s’ouvre ce mercredi à Paris une nouvelle conférence internationale de soutien au Liban, coorganisée par l’Elysée et l’ONU, il serait illusoire de traiter uniquement de l’aide économique à l’Etat libanais, tant sa faillite apparaît politique, sociale et morale. » (Libération)

La seule enquête qui n’a pas encore abouti est l’enquête officielle, celle sur les responsabilités, une lenteur que les Beyrouthins ont dénoncé en manifestant devant le domicile d’un ministre pour soutenir le juge chargé de l’instruction.

« Ce sera violent »

Ce qui fait dire à Camille Ammoun que le réveil populaire pourrait être « violent » :

« Ce sera violent parce que les gens n’en peuvent plus. La faim, la pauvreté, la frustration, la colère sont très fortes.

Ce sera violent car les familles des victimes du 4-août sont complètement dénigrées par la classe politique qui refuse de lever l’immunité des individus qui ont été interpelés par le juge [plusieurs anciens ministres et chefs des services de sécurité].

Ce sera violent parce que la classe politique s’est réfugiée dans ses derniers retranchements et que la violence policière sera encore plus forte. »

Flânerie anti-corruption

Dans Octobre Liban, petit ouvrage de 95 pages, Camille Ammoun emprunte une rue de la capitale libanaise, lieu de nombreuses manifestations d’octobre 2019, l’ancienne rue de Tripoli, qui aujourd’hui porte trois noms : rue d’Arménie puis Gouraud puis de l’Emir Bachir. C’est un retour sur les lieux que l’écrivain, formé à Science Po, spécialiste de développement durable, a parcouru comme manifestant lors de ce mois d’octobre. Il en fait l’objet de sa « flânerie » en une quinzaine d’étapes et autant de digressions pour « raconter ce système et comment ce système a conduit le pays à sa perte. »

Cette déambulation géographique est aussi historique : le livre commence par le 17 octobre 2019, date des premières grandes manifestations spontanées et pacifiques, jour J de la révolution d’octobre, et se termine par le 4 août 2020, date de l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth, il y a tout juste un an.

« Je fais des digressions géographiques, spatiales, chronologiques. La première étape est la décharge, la dernière le gouvernement. La décharge est un prétexte pour retracer la chronologie des mouvements populaires de 2015 qui ont vu l’émergence de nouveaux partis comme Beyrouth Madinati [Beyrouth, ma ville] aux élections municipales [avec pour détonateurs la crise des ordures, les coupures d’eau, les délestages d’électricité… Des ingénieurs, architectes, artistes, chercheurs se sont retrouvés sous une même bannière pour proposer un changement.]

Se réapproprier la ville

Octobre Liban, dans sa brièveté, a le grand mérite de montrer une ville que ses habitants se sont réappropriée. A la fois bréviaire de slogans de l’époque — dont le plus connu est : « Tous, ça veut dire tous » –, petit guide révolutionnaire, récit nostalgique d’un Beyrouth disparu, Octobre Liban met le lecteur sur la voie, l’invite même à venir sur place partager cette expérience révolutionnaire que la crise sanitaire et la crise tout court a semblé étouffer.

Nous avons rencontré Camille Ammoun à Paris à la veille de son retour à Beyrouth.

Dans Octobre Liban vous parcourez une rue d’est en ouest et non l’ancienne ligne verte, la ligne de démarcation de la Guerre civile. Pour quelle raison avoir choisi cette rue ?

Ça tombait sous le sens. Plusieurs convois que j’ai suivis en octobre 2019 ont marché dans cette rue, c’est une rue qui me parle. J’utilise un dispositif littéraire employé par ailleurs par des écrivains qui marchent pour écrire, qu’on appelle psychogéographie, tels Philippe Vasset, en France, Ian Sinclair au Royaume-Uni : marcher dans la ville, écrire ce qu’on voit, digresser…

Chacune des étapes est un prétexte pour raconter un des aspects de cette corruption.

[C’est ainsi que le lecteur feuillette une ville nommée Beyrouth en passant du « régime esclavagiste de la kafala » (garant) des travailleuses domestiques étrangères à l’ancienne gare ferroviaire au temps où les capitales syrienne et libanaise était reliées par le fer, non des armes mais des voies. Nous passons du siège de « la très corrompue Compagnie d’Electricité du Liban où, dit-on, on élèverait des poules » à une marche pour le droit des femmes à qui est refusé la transmission de leur nationalité, au port, « haut lieu de corruption ».]

Vous dédiez votre livre à Samir Kassir, intellectuel assassiné en 2005…

Samir Kassir avait créé le grand mouvement populaire en 2004 qu’on a appelé « la gauche démocratique », puis « la révolution du cèdre » [événements d’opposition à la présence syrienne] a conduit au départ de l’armée d’occupation syrienne du Liban. Pour Samir Kassir ce n’était pas une « révolution » mais un mouvement souverainiste indépendantiste contre l’occupation syrienne et toutes les occupations d’ailleurs et pas un mouvement contre la classe dirigeante.

Il avait dit à cette classe dirigeante : du jour où vous serez au pouvoir je serai votre premier opposant. Il avait vu qu’on avait besoin d’eux pour virer les Syriens mais que très vite il fallait les virer eux aussi pour pouvoir renouveler la classe politique et que là ce serait une révolution.

En 2015 c’était le début d’une réelle opposition extra-parlementaire.

En octobre 2019, le mouvement éclate. Et Samir Kassir assassiné en 2005, en sera le plus grand absent.

Selon lui [Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Sindbad/Actes Sud, 2004], le démocrate arabe est pris entre trois contradictions : il est laïque mais il ne soutient pas les dictateurs laïques ; il est démocrate mais il ne soutient pas les partis islamistes ; il est démocrate mais les démocraties occidentales vont à l’encontre de son projet démocratique (en soutenant les régimes autocratiques ou dictatoriaux). C’est ça le malheur arabe. Il est partout à des degrés divers. C’est la grande idée de Samir Kassir, qui l’a tué. C’est le grand absent de la révolution de 2019.

En somme : 2005, les Syriens s’en vont, apparition d’une opposition au parlement, opposition appelée le « 8-Mars ». Cette opposition envoie ses miliciens dans la rue et envahit Beyrouth. C’est le clash de 2008, un début de guerre civile qui conduit aux accord de Doha (Qatar) qui mènent à la formation d’un gouvernement d’union nationale. C’est un coup contre la démocratie. Le gouvernement est une copie du parlement. La séparation des pouvoirs disparaît. Les instituions sont vidées de leur sens. Les chefs politiques dirigent de l’extérieur du gouvernement et du parlement. Tous gouvernent ensemble. En 2015, lors de la crise des déchets, les Libanais disent : « Vous êtes tous responsables. »

C’est là qu’est né le slogan : « Tous veut dire tous ».

2008 est un moment important où la classe politique devient oligarchique.

Son premier échec est en 2015 avec la crise des déchets.

L’esprit d’octobre 2019 vous paraît-il toujours vivace ?

La pandémie a seulement contribué à étouffer le mouvement.

Le mouvement a commencé à s’épuiser avant mars 2021 pour plusieurs raisons dont la capacité de la classe politique à diviser en provoquant des réflexes identitaires chez les Libanais en alimentant la peur de la guerre civile de 75, créant des clashs stratégiquement sur la ligne de démarcation où a commencé la guerre civile.

La peur est leur meilleur outil. La peur de l’autre, la peur de la guerre, la peur de la puissance étrangère qui va venir nous envahir, nous bombarder, et cela de manière très intelligente pour ramener les gens chez eux. Mais ça ne fonctionne plus.

Dans les jours qui viennent, dans les mois qui viennent, je pense que les gens vont descendre dans la rue, ça ne sera pas joli à voir…

En dehors de la rue, ce qui est en train de se produire, c’est l’opposition extra-parlementaire née d’octobre 2019 et qui aujourd’hui gagne en maturité. Exemple : les élections de l’ordre des ingénieurs.

La liste « El naqabat tantafid » (« Le syndicat se révolte ») issue de la société civile et du mouvement de contestation l’a emporté le lundi 19 juillet contre les partis traditionnels représentés au parlement. Le nom de cette coalition d’opposition a été choisi en référence au mouvement d’octobre 2019, Et quand la victoire a été annoncée les ingénieurs ont crié : « Révolution ! révolution ! ».

La démocratie n’est pas au parlement où se trouvent les familles, les partis traditionnels et les seuls débats qu’ils ont c’est comment se distribuer la part du gâteau.

La démocratie est dans la rue et dans ces forums, dans ces nouveaux partis politiques.

Donc, il y a de l’espoir ?

Oui, une alternative est en train d’émerger en trois coalitions, droite, gauche, centre. Alors qu’en France par exemple, la gauche a du mal à présenter des listes communes.

La question est de savoir s’ils auront cette maturité (établir des listes communes) pour les élections législatives de 2022 qui sont des élections nationales et pas des élections syndicales.

« La révolution est en cours »

L’esprit d’octobre est encore là. Est-ce qu’il y aura de grandes manifestations populaires comme c’était le cas en 2019 avec ces trois grands pôles de la révolution ?

A savoir : la révolution festive sur la place des Martyrs avec la fête, les vendeurs de maïs, les vendeurs de livres d’occasion, les vendeurs de café, les familles en poussette, etc. ; le pôle en dessous du Sérail, place Riad El Solh, siège du Premier ministre, c’était les plus radicaux avec les clashs avec les forces de l’ordre et sur le parking au bas de l’Œuf la révolution du savoir… il y avait des tentes, les gens venaient parler, raconter ce que c’est que la démocratie, la séparation des pouvoirs, les cours de science politique, de psychologie…

Est-ce que ce sera comme ça ? je ne pense pas. Ce sera beaucoup plus une révolte. Mais la révolution est en cours, elle est politique. On l’a vu, elle est vivante, grâce à ces élections syndicales.

Si vous deviez organiser un référendum aujourd’hui au Liban, quelle question faudrait-il poser aux Libanais ?

Je suis très prudent quand il s’agit de referendum, même dans les grandes démocraties. C’est un instrument très dangereux. Il est facile de faire passer des idées faciles à travers des partis populistes pour faire voter les gens, on l’a vu avec le Brexit. Il était compliqué d’expliquer aux gens pourquoi il fallait rester en Europe, il était très facile de leur faire peur en leur disant il faut partir, on paie trop, oui évidemment on s’en va. Or c’est beaucoup plus compliqué (Attention au choix de la question par un parti populiste qui joue sur la peur).

Cela dit, si je devais… (rires) s’il fallait organiser un referendum national au Liban, je pense qu’il faudrait qu’il soit sur les armes du Hezbollah avec la question « Faut-il désarmer le Hezbollah ? », tout simplement.

Ce ne serait pas la question : « Êtes-vous pour ou contre le Hezbollah ? »

C’est pour ça que je suis contre les référendums.

Peut-être que des partisans du Hezbollah seraient favorables à leur désarment ?

Avant de faire un referendum il faut faire beaucoup d’éducation, ce qui n’a pas été fait dans le cas du Brexit.

« Etes-vous pour ou contre le confessionnalisme ? » est-ce une question réaliste ?

Je pense qu’elle est trop complexe. Et ça ne peut pas se faire par un oui ou par un non. Le confessionalisme au Liban est politique mais il est aussi social, culturel, identitaire. C’est quelque chose qu’il faut combattre, qu’il faut dépasser mais ça va prendre du temps et il faudrait tout une batterie de dispositifs constitutionnels pour commencer à changer cette situation.

Dans un prochain article nous évoquerons le premier ouvrage de Camille Ammoun, le roman Ougarit (Inculte, 2019).

Sous le ciel d’Alice… le Liban comme mélancolie

Film plein de douce mélancolie, Sous le ciel d’Alice, le premier long-métrage de Chloé Mazlo étonne comme un livre de contes dans un pays en guerre, le Liban des années 1970.

Le film raconte l’histoire des grands-parents de la réalisatrice, une grand-mère venue de Suisse dans les années 50 pour s’occuper des enfants d’une famille bourgeoise de Beyrouth (interprété par Alba Rohrwacher). Elle s’éprend d’un homme (Wajdi Mouawad) qui rêve non de conquête spatiale mais qu’enfin un Libanais s’envole dans l’espace, tout simplement.

[Sur ces rêves d’espace et leur réalité, revoir le beau film documentaire The Lebanese Rocket Society, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (2013).]


La rencontre entre cette femme grande et blonde à l’accent d’ailleurs et cet ingénieur rêveur donne le ton au film. Si vous ajoutez des séquences filmées en stop motion, cette technique d’animation en 3D, vous avez un joli cocktail qui confère à l’ensemble une forme d’onirisme doux amer. Une technique qui contribue à accélérer le temps laissant toute sa place aux scènes de famille filmées théâtralement.

Dans une espèce de « capharnaüm surréaliste » comme l’écrit le dossier de presse, dans cet « îlot fictionnel » qu’est un appartement, la guerre n’apparaît que rarement et toujours sous de manière surprenante : le cœur de l’héroïne fond, les amoureux chassent les cigognes, l’écran est partagé en split screen lors d’un échange téléphonique entre les parents suisses et le Liban, des personnages à l’abri dans un sous-sol dessinent, une allégorie de la mort danse face à une femme-cèdre (radieuse Nadine Naous) devant un mur aux couleurs du Liban, après une crise du couple, l’appartement est séparé par des plantes en symbole de la ligne verte, la ligne de démarcation entre ennemis, belle idée pour réunir histoire d’une famille et histoire d’un pays.

Souvent les couleurs de la pellicule – Chloé Mazlo et sa chef-opératrice Hélène Louvart ont fait ce choix judicieux – renforcent ce voyage dans le temps : « Le grain du super 16 permet de laisser au spectateur deviner les choses : les traits des visages ne sont pas trop lisses, ils sont au contraire fous, vaporeux. Le super 16 fait disparaître cette impression de raideur pour laisser place à ce que les Italiens appellent le « sfumato » en histoire de l’art : un contour enveloppé, des couleurs adoucies. »

Alice va ainsi traverser quinze ans de guerre entre romantisme, incrédulité et impuissance. Elle reste dans son pays d’adoption alors que partout autour d’elle on fuit.

Sous le ciel d’Alice, premier long métrage de Chloé Mazlo est comme un album de famille dans un ciel qu’on rêve étoilé alors que résonnent le bruit des bombes. C’est l’inverse exact de la Palestine du poète Mahmoud Darwich qui dans l’une de ses autobiographies – La Palestine comme métaphore (1997) – partait en quête d’un pays perdu à travers la langue et l’histoire. Avec Chloé Mazlo, le lieu est si fort qu’il absorbe tout, comme une faille spatio-temporelle où tout vient se rattacher, comme si la mémoire était ce grand aimant qui pouvait empêcher l’éclatement du puzzle de l’enfance.

« Banadoura », autre mot qui tue

Ranger sa bibliothèque, c’est chaque fois une épreuve pleine de surprises. Ici, Claire Devarrieux note son embarras (Libération, 1/1/2020)

L’épreuve est à la hauteur des piles de livres à soulever, dépoussiérer, déplacer, replacer sur les étagères. Sans compter la poussière qui, forcément, s’est accumulée.

Mais au final, on ne retiendra que les surprises.

Parmi les bonnes surprises : tomber sur un roman libanais, le premier traduit en français de Jabbour Douaihy, Rose Foutain Motel (Actes Sud, 2009), traduction de l’arabe par Emmanuel Varlet.

Ce livre que l’on avait mis de côté pour une « prochaine lecture » dormait depuis dix ans. Au lendemain de la guerre civile (1975-1990), c’est l’histoire d’une demeure dans un village perché sur les hauteurs de Beyrouth. La maison d’une grande famille chrétienne sur le déclin. Seul le fils l’occupe mais ne sort pas de sa chambre et au sous-sol vit une famille de Bédouins, autrement dit d’ « Arabes », dont le chef est Abbas al-Mani’.

La redécouverte de ce livre oublié ravive le souvenir d’une rencontre chaleureuse avec l’auteur à Tripoli, il y a deux ans, au sujet de son roman Le Manuscrit de Beyrouth (Actes Sud, 2017).

Sa lecture amène d’autres surprises.

Ainsi cet extrait, p. 17 et 18…

Abbas ne jouit pas de l’autorité suffisante pour interdire aux promeneurs des samedis et dimanches de venir se prélasser dans le pré, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas tardé à comprendre, la première fois qu’ils ont vu sa mise et entendu son accent brinquebalant, qu’il était, comme eux, une pièce rapportée au paysage, et qu’il n’était en rien un propriétaire de ce qu’il s’efforçait de protéger.

— Vous êtes des Arabes*, pas vrai ? l’interrogent-ils, mi-sérieux mi-goguenards.

— Qu’est-ce qui vous a donc amenés ici ?

Voyant qu’il ne répond pas, ils lâchent la bride à leur grossièreté :

— Dis voir zayzafoun*…

Ils singent par-là ce qui du temps de la guerre, constituait paraît-il un rituel aux barrages armés : on demandait à ceux que l’on trouvait ”suspects” sur le plan de leur appartenance de dire le mot banadoura ; si jamais, omettant la seconde voyelle, ils prononçaient bandoura, ils se trahissaient, dévoilant qu’ils étaient palestiniens, et se voyaient emmener sur le champ pour interrogatoire.

Abbas s’efforce toujours d’éluder le sujet et de ne pas avouer qu’il est un ”Arabe”, car il sait en gros ce que sera à la question – autant dire l’accusation – suivante :

— Vous n’avez donc pas été tués pendant la guerre ? Comment c’est possible ?

*Arabes : les « Arabes » dont il est question dans ce récit sont les Arabes nomades et leurs descendants sédentarisés, au sens large.

*Zayzafoun (zayzafûn) : tilleul.

Banadoura est donc un schibboleth, un mot distinctif entre le familier et l’étranger… utilisé pendant la guerre pour révéler et désigner l’ennemi. Et « zayzafoun » serait-ce aussi un schibboleth ?

A consulter sur Wikipedia les nombreuses attestations de mots schibboleth…

A lire également l’article sur Papalagui, le 3/10/2007 « Persil », le mot qui tue… | Papalagui