Camille Ammoun, l’esprit d’octobre et le moment libanais

« Demain est mort. La crise est telle qu’il n’est plus question de planifier l’avenir. Le système est en crise, nous dit-on, il faut le réformer. Non. Le système c’est la crise, et il faut en changer, radicalement. »

Les premières lignes d’Octobre Liban, récit de Camille Ammoun, publié en France aux éditions Inculte en septembre 2020, résonnent comme un diagnostic accablant établi le 17 octobre 2019, date de grandes manifestations spontanées et pacifiques. Un an après l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth survenue le 4 août 2020 (200 morts, 6 500 blessés et 300 000 sans-abri), ce diagnostic semble toujours d’actualité si l’on en juge par les multiples enquêtes publiées à l’occasion de ce triste premier anniversaire.

Revue de presse

« Une famille sur trois a des enfants montrant encore des signes de détresse psychologique » (Unicef citée par L’Orient-Le Jour)

« Pour beaucoup le désastre continue » (The New York Times)

« Un an après l’explosion de Beyrouth, le Liban s’enfonce dans le bourbier de la corruption » (The Guardian)

« L’ONU appelle à une enquête sur les responsabilités de l’explosion » (El Djezeera)

« Un an après l’explosion du port de Beyrouth, l’enquête patine et tout un peuple, à bout de nerfs, réclame vérité et justice » (Le Monde)

« L’ONG Human Rights Watch (HRW) a accusé les autorités libanaises de négligence criminelle, de violation du droit à la vie et de faire barrage à l’enquête locale sur l’explosion dévastatrice du 4 août 2020 au port de Beyrouth. » (Le Temps)

« Tandis que s’ouvre ce mercredi à Paris une nouvelle conférence internationale de soutien au Liban, coorganisée par l’Elysée et l’ONU, il serait illusoire de traiter uniquement de l’aide économique à l’Etat libanais, tant sa faillite apparaît politique, sociale et morale. » (Libération)

La seule enquête qui n’a pas encore abouti est l’enquête officielle, celle sur les responsabilités, une lenteur que les Beyrouthins ont dénoncé en manifestant devant le domicile d’un ministre pour soutenir le juge chargé de l’instruction.

« Ce sera violent »

Ce qui fait dire à Camille Ammoun que le réveil populaire pourrait être « violent » :

« Ce sera violent parce que les gens n’en peuvent plus. La faim, la pauvreté, la frustration, la colère sont très fortes.

Ce sera violent car les familles des victimes du 4-août sont complètement dénigrées par la classe politique qui refuse de lever l’immunité des individus qui ont été interpelés par le juge [plusieurs anciens ministres et chefs des services de sécurité].

Ce sera violent parce que la classe politique s’est réfugiée dans ses derniers retranchements et que la violence policière sera encore plus forte. »

Flânerie anti-corruption

Dans Octobre Liban, petit ouvrage de 95 pages, Camille Ammoun emprunte une rue de la capitale libanaise, lieu de nombreuses manifestations d’octobre 2019, l’ancienne rue de Tripoli, qui aujourd’hui porte trois noms : rue d’Arménie puis Gouraud puis de l’Emir Bachir. C’est un retour sur les lieux que l’écrivain, formé à Science Po, spécialiste de développement durable, a parcouru comme manifestant lors de ce mois d’octobre. Il en fait l’objet de sa « flânerie » en une quinzaine d’étapes et autant de digressions pour « raconter ce système et comment ce système a conduit le pays à sa perte. »

Cette déambulation géographique est aussi historique : le livre commence par le 17 octobre 2019, date des premières grandes manifestations spontanées et pacifiques, jour J de la révolution d’octobre, et se termine par le 4 août 2020, date de l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth, il y a tout juste un an.

« Je fais des digressions géographiques, spatiales, chronologiques. La première étape est la décharge, la dernière le gouvernement. La décharge est un prétexte pour retracer la chronologie des mouvements populaires de 2015 qui ont vu l’émergence de nouveaux partis comme Beyrouth Madinati [Beyrouth, ma ville] aux élections municipales [avec pour détonateurs la crise des ordures, les coupures d’eau, les délestages d’électricité… Des ingénieurs, architectes, artistes, chercheurs se sont retrouvés sous une même bannière pour proposer un changement.]

Se réapproprier la ville

Octobre Liban, dans sa brièveté, a le grand mérite de montrer une ville que ses habitants se sont réappropriée. A la fois bréviaire de slogans de l’époque — dont le plus connu est : « Tous, ça veut dire tous » –, petit guide révolutionnaire, récit nostalgique d’un Beyrouth disparu, Octobre Liban met le lecteur sur la voie, l’invite même à venir sur place partager cette expérience révolutionnaire que la crise sanitaire et la crise tout court a semblé étouffer.

Nous avons rencontré Camille Ammoun à Paris à la veille de son retour à Beyrouth.

Dans Octobre Liban vous parcourez une rue d’est en ouest et non l’ancienne ligne verte, la ligne de démarcation de la Guerre civile. Pour quelle raison avoir choisi cette rue ?

Ça tombait sous le sens. Plusieurs convois que j’ai suivis en octobre 2019 ont marché dans cette rue, c’est une rue qui me parle. J’utilise un dispositif littéraire employé par ailleurs par des écrivains qui marchent pour écrire, qu’on appelle psychogéographie, tels Philippe Vasset, en France, Ian Sinclair au Royaume-Uni : marcher dans la ville, écrire ce qu’on voit, digresser…

Chacune des étapes est un prétexte pour raconter un des aspects de cette corruption.

[C’est ainsi que le lecteur feuillette une ville nommée Beyrouth en passant du « régime esclavagiste de la kafala » (garant) des travailleuses domestiques étrangères à l’ancienne gare ferroviaire au temps où les capitales syrienne et libanaise était reliées par le fer, non des armes mais des voies. Nous passons du siège de « la très corrompue Compagnie d’Electricité du Liban où, dit-on, on élèverait des poules » à une marche pour le droit des femmes à qui est refusé la transmission de leur nationalité, au port, « haut lieu de corruption ».]

Vous dédiez votre livre à Samir Kassir, intellectuel assassiné en 2005…

Samir Kassir avait créé le grand mouvement populaire en 2004 qu’on a appelé « la gauche démocratique », puis « la révolution du cèdre » [événements d’opposition à la présence syrienne] a conduit au départ de l’armée d’occupation syrienne du Liban. Pour Samir Kassir ce n’était pas une « révolution » mais un mouvement souverainiste indépendantiste contre l’occupation syrienne et toutes les occupations d’ailleurs et pas un mouvement contre la classe dirigeante.

Il avait dit à cette classe dirigeante : du jour où vous serez au pouvoir je serai votre premier opposant. Il avait vu qu’on avait besoin d’eux pour virer les Syriens mais que très vite il fallait les virer eux aussi pour pouvoir renouveler la classe politique et que là ce serait une révolution.

En 2015 c’était le début d’une réelle opposition extra-parlementaire.

En octobre 2019, le mouvement éclate. Et Samir Kassir assassiné en 2005, en sera le plus grand absent.

Selon lui [Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Sindbad/Actes Sud, 2004], le démocrate arabe est pris entre trois contradictions : il est laïque mais il ne soutient pas les dictateurs laïques ; il est démocrate mais il ne soutient pas les partis islamistes ; il est démocrate mais les démocraties occidentales vont à l’encontre de son projet démocratique (en soutenant les régimes autocratiques ou dictatoriaux). C’est ça le malheur arabe. Il est partout à des degrés divers. C’est la grande idée de Samir Kassir, qui l’a tué. C’est le grand absent de la révolution de 2019.

En somme : 2005, les Syriens s’en vont, apparition d’une opposition au parlement, opposition appelée le « 8-Mars ». Cette opposition envoie ses miliciens dans la rue et envahit Beyrouth. C’est le clash de 2008, un début de guerre civile qui conduit aux accord de Doha (Qatar) qui mènent à la formation d’un gouvernement d’union nationale. C’est un coup contre la démocratie. Le gouvernement est une copie du parlement. La séparation des pouvoirs disparaît. Les instituions sont vidées de leur sens. Les chefs politiques dirigent de l’extérieur du gouvernement et du parlement. Tous gouvernent ensemble. En 2015, lors de la crise des déchets, les Libanais disent : « Vous êtes tous responsables. »

C’est là qu’est né le slogan : « Tous veut dire tous ».

2008 est un moment important où la classe politique devient oligarchique.

Son premier échec est en 2015 avec la crise des déchets.

L’esprit d’octobre 2019 vous paraît-il toujours vivace ?

La pandémie a seulement contribué à étouffer le mouvement.

Le mouvement a commencé à s’épuiser avant mars 2021 pour plusieurs raisons dont la capacité de la classe politique à diviser en provoquant des réflexes identitaires chez les Libanais en alimentant la peur de la guerre civile de 75, créant des clashs stratégiquement sur la ligne de démarcation où a commencé la guerre civile.

La peur est leur meilleur outil. La peur de l’autre, la peur de la guerre, la peur de la puissance étrangère qui va venir nous envahir, nous bombarder, et cela de manière très intelligente pour ramener les gens chez eux. Mais ça ne fonctionne plus.

Dans les jours qui viennent, dans les mois qui viennent, je pense que les gens vont descendre dans la rue, ça ne sera pas joli à voir…

En dehors de la rue, ce qui est en train de se produire, c’est l’opposition extra-parlementaire née d’octobre 2019 et qui aujourd’hui gagne en maturité. Exemple : les élections de l’ordre des ingénieurs.

La liste « El naqabat tantafid » (« Le syndicat se révolte ») issue de la société civile et du mouvement de contestation l’a emporté le lundi 19 juillet contre les partis traditionnels représentés au parlement. Le nom de cette coalition d’opposition a été choisi en référence au mouvement d’octobre 2019, Et quand la victoire a été annoncée les ingénieurs ont crié : « Révolution ! révolution ! ».

La démocratie n’est pas au parlement où se trouvent les familles, les partis traditionnels et les seuls débats qu’ils ont c’est comment se distribuer la part du gâteau.

La démocratie est dans la rue et dans ces forums, dans ces nouveaux partis politiques.

Donc, il y a de l’espoir ?

Oui, une alternative est en train d’émerger en trois coalitions, droite, gauche, centre. Alors qu’en France par exemple, la gauche a du mal à présenter des listes communes.

La question est de savoir s’ils auront cette maturité (établir des listes communes) pour les élections législatives de 2022 qui sont des élections nationales et pas des élections syndicales.

« La révolution est en cours »

L’esprit d’octobre est encore là. Est-ce qu’il y aura de grandes manifestations populaires comme c’était le cas en 2019 avec ces trois grands pôles de la révolution ?

A savoir : la révolution festive sur la place des Martyrs avec la fête, les vendeurs de maïs, les vendeurs de livres d’occasion, les vendeurs de café, les familles en poussette, etc. ; le pôle en dessous du Sérail, place Riad El Solh, siège du Premier ministre, c’était les plus radicaux avec les clashs avec les forces de l’ordre et sur le parking au bas de l’Œuf la révolution du savoir… il y avait des tentes, les gens venaient parler, raconter ce que c’est que la démocratie, la séparation des pouvoirs, les cours de science politique, de psychologie…

Est-ce que ce sera comme ça ? je ne pense pas. Ce sera beaucoup plus une révolte. Mais la révolution est en cours, elle est politique. On l’a vu, elle est vivante, grâce à ces élections syndicales.

Si vous deviez organiser un référendum aujourd’hui au Liban, quelle question faudrait-il poser aux Libanais ?

Je suis très prudent quand il s’agit de referendum, même dans les grandes démocraties. C’est un instrument très dangereux. Il est facile de faire passer des idées faciles à travers des partis populistes pour faire voter les gens, on l’a vu avec le Brexit. Il était compliqué d’expliquer aux gens pourquoi il fallait rester en Europe, il était très facile de leur faire peur en leur disant il faut partir, on paie trop, oui évidemment on s’en va. Or c’est beaucoup plus compliqué (Attention au choix de la question par un parti populiste qui joue sur la peur).

Cela dit, si je devais… (rires) s’il fallait organiser un referendum national au Liban, je pense qu’il faudrait qu’il soit sur les armes du Hezbollah avec la question « Faut-il désarmer le Hezbollah ? », tout simplement.

Ce ne serait pas la question : « Êtes-vous pour ou contre le Hezbollah ? »

C’est pour ça que je suis contre les référendums.

Peut-être que des partisans du Hezbollah seraient favorables à leur désarment ?

Avant de faire un referendum il faut faire beaucoup d’éducation, ce qui n’a pas été fait dans le cas du Brexit.

« Etes-vous pour ou contre le confessionnalisme ? » est-ce une question réaliste ?

Je pense qu’elle est trop complexe. Et ça ne peut pas se faire par un oui ou par un non. Le confessionalisme au Liban est politique mais il est aussi social, culturel, identitaire. C’est quelque chose qu’il faut combattre, qu’il faut dépasser mais ça va prendre du temps et il faudrait tout une batterie de dispositifs constitutionnels pour commencer à changer cette situation.

Dans un prochain article nous évoquerons le premier ouvrage de Camille Ammoun, le roman Ougarit (Inculte, 2019).

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