Lussas (10/11) : échos d’Orient

Le collectif « La Palestine sauvera le cinéma » qui s’est réuni à Lussas lundi 18 a appelé « à prendre la Palestine comme centre et point de départ de ce que le cinéma permet » et à « dépasser la vieille question de « Que peut le cinéma ? » en utilisant ces moments collectifs que sont les festivals pour organiser des actions concrètes de solidarité avec le peuple palestinien. »

L’affiche déployée dans la cour de l’école puis près de la librairie du festival a bien un pouvoir d’interpellation. Et chaque prise de parole dans les débats entre participants montre surtout un désarroi contre lequel chacun résiste. Quand bien même les États et la prétendue communauté internationale ne montrent que leur impuissance depuis près de deux ans, le citoyen lambda, qu’il soit cinéaste, spectateur ou justement citoyen ne se résout pas à l’inéluctable.

Mercredi matin, le chapiteau SCAM (Société civile des auteurs multimédia), est plein à craquer pour With Hassan in Gaza (مع حسن في غزة), qui vient d’être présenté au Festival de Locarno (production Palestine, Allemagne, Suisse, France, Qatar).

[Image extraite du film With Hassan in Gaza (مع حسن في غزة), de Kamal Aljafari]

Montrant des images de Gaza en 2001, miraculeusement récupérées par le réalisateur Kamal Aljafari en 2025, le film se déroule façon road-movie traversant la bande de Gaza du Nord au Sud. Le narrateur est à la recherche d’un ami rencontré en prison. Le spectateur n’a pas d’autre choix que de superposer les images d’aujourd’hui, de destruction et d’anéantissement, à celles d’hier. With Hassan in Gaza semble prémonitoire.

Dans la salle de L’imaginaire on commence à avoir mal aux fesses sur les chaises en plastique. On reste car la collection « Expériences du regard », va présenter un court-métrage qui trouve une forte résonance dans l’actualité syrienne. 

Les Vergers (« Al Basateen ») d’Antoine Chapon montre l’accablement des habitants d’un quartier de Damas, riche en vergers, punis pour s’être soulevés contre le régime de Bachar el-Assad. Le quartier est rasé au profit d’une ville nouvelle, Marota City. Le film prend sa véritable dimension quand les slogans anti-régime sont projetés en mode animation sur les murs de béton et de verre de la nouvelle cité. Une projection sur les écrans des monteurs du film. On imagine la force d’une telle image dans la réalité d’el-Assad…

Coïncidence : on apprend par le quotidien Le Monde du 20 août que le nouveau pouvoir syrien veut achever la construction de ce quartier, « pourtant bâti sur la corruption et la mauvaise gestion », qui a éradiqué le présent et le passé tout à la fois des habitants d’Al Basateen.

La voie du Japon 道 5. Haïku trilingue

[Lors des préparatifs d’un voyage, je tombe sur… Nagori, le beau petit livre de Ryoko Sekiguchi (2018), 名残り (nagori) : « La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », lecture recommandée, qui m’inspire ce haïku, entre deux saisons]

Pourquoi pas un haïku plurilingue ?

Un haïku de fin d’été, en français, japonais, arabe, avec un zeste d’anglais. Un cocktail de langues pour Yara, 3 mois.

Peinture-graffiti de Cali, à Paris : « J’veux pas que l’été se termine. »

Été finissant

petit crachin temps chagrin

Love and Happiness 

夏終わる

霧雨悲しむ

ラブとハピネス

نهاية الصيف

القليل من رذاذ الحزن

الحب والسعادة

Ce moment-haïku a été écrit d’abord en français, une langue qui expose ici ses consonnes sifflantes et chuintantes.

Puis en japonais, pour le mystère de la langue. Fascinant que ces trois lignes contiennent, comme pour tout texte en japonais contemporain, trois systèmes d’écriture : kanjis, hiraganas et katakanas. Chacun est facile à reconnaître : les kanjis sont les caractères chinois de l’écriture japonaise ; les hiraganas sont un syllabaire constitués de « kanas lisses », comme à la fin des deux premières lignes du haïku ; les katakanas servent à écrire les mots d’origine étrangère, comme dans la troisième ligne du haïku.

Enfin, une version arabe, avec un alphabet qui s’écrit de droite à gauche, donne à entendre une profusion de a, un qaf guttural et des z zézayants.

Lecture de la version japonaise :

[natsu owaru

kirisame kanashimu

rabu to hapinesu]

Lecture de la version arabe :

[nihayat el-saïf

el-qalīl min razāz el-hazin

el-hub w el-sa’adat]

 « Love and Happiness » est le titre d’une chanson interprétée par Al Green, en 1973.

Détails sur ce titre célèbre : https://en.wikipedia.org/wiki/Love_and_Happiness

Dans un registre similaire, la contradiction apparente d’une météo capricieuse et d’une joie intérieure apparaît chez Bashô, ainsi formulée :

霧しぐれ

富士を見ぬ日ぞ

面白き

Brume et pluie

Fuji caché. Mais cependant je vais

Content.

Le Musée Guimet l’a publié le 9/09/2019 sur Twitter en l’accompagnant de la vue de Shono d’Hiroshige :

Vœux pour 2023

En un mot comme en cent : BONNE ANNÉE ! 🎉

que l’on dit au Japon : 良いお年をお迎えください en le prononçant avec plein de « O » et de douceurs : yoï otoshi o omukae kudassaï, et que l’on accompagnera d’un haïku de Gotô Yahan (1895-1976), dans une traduction d’Alain Kervern (lire son magnifique recueil Haïkus des cinq saisons, Géorama Éditions) :

Que du rêve de l’An Neuf
puisse l’éventail
largement s’ouvrir

Aux amis de langue arabe, du Maghreb, d’Égypte, de Syrie, du Liban, d’Irak, du Yémen, du Golfe, je dis : كل عام وانتم بخير (prononcé : kul ‘ām wa ‘antum bikheir) en compagnie de Nouri Al Jarrah, poète syrien de Londres, auteur d’Une barque pour Lesbos (2016) (lire Le sourire du dormeur, son anthologie poétique traduite par Antoine Jockey pour les éditions Sindbad Actes Sud, de Farouk Mardam Bey) :

J’ai aperçu l’éclair venant de l’Orient
Et subrepticement il a illuminé
L’Occident
J’ai vu le soleil immergé
Dans son sang
La mer agitée
Et l’éclat du passé pillé à l’intérieur des livres.

Aux amis ouïghours, je souhaite : يېڭى يىل مۇبارەك (prononcé : yëngi yil mubarek), avec cet extrait de la poésie de Lutpulla Mutpellip (1922-1945), traduite par Dilnur Reyhan, dans l’anthologie Littérature ouïghoure, Éditions Jentayu :

Peu importe ce que les années offrent de barbe
Moi aussi, je serai mûr dans leurs bras.
Il y a la marque de mes œuvres, de mes poèmes,
Dans le cou de chaque année qui fuit devant moi.

Aux amis haïtiens, aux amis d’Haïti et des Caraïbes, je dis, avec Guy Régis Jr. : « Onè respè 2023 » (Honneur et respect). 🦋

Laisse donc ton pays et émigre فدع الأوطان واغترب

De l’imam Chafi’i, né à Gaza en 766 et mort au Caire en 820 :

ماما في المقـام لـذي عقـلٍ وذي أدبٍ مـن راحــة فــدع الأوطــان واغـتـرب
سـافـر تـجـد عـوضـاً عـمـن تـفـارقـه وانصب فإن لذيذ العيش فـي النصـب
إنــي رأيــت وقــوف الـمـاء يـفـسـده إن ساح طاب وإن لم يجـر لـم يطـب
والأسد لولا فراق الأرض ما افترست والسهم لولا فراق القوس لـم يصـب
والشمس لو وقفت في الفلك دائمة ً لملها النـاس مـن عجـم ومـن عـرب
والتبـر كالتـرب ملـقـى فــي أماكـنـه والعـود فـي أرضـه نـوع مـن الحطـب
فـــإن تـغــرب هـــذا عــــز مـطـلـبـه وإن تــغــرب ذاك عـــــز كـالــذهــب

Il n’est nulle quiétude pour l’honnête homme à être sédentaire
Laisse donc ton pays et émigre.
Voyage tu pourras remplacer ceux que tu auras quittés
Et peine car la douceur de vivre est dans la peine.
Ne vois-tu pas que l’eau qui croupit s’avarie ;
Qu’à couler elle bonifie faute de quoi elle se dégrade
Ne vois-tu pas que si le lion ne quittait pas son territoire, il ne dévorerait rien
Que si la flèche ne laissait pas l’arc, elle n’atteindrait pas sa cible
Que si le soleil s’arrêtait pour toujours dans sa sphère
Tous les hommes, les nôtres et les autres, s’en lasseraient
Que dans sa contrée, l’or est répandu comme la poussière
Et dans son pays, l’Oud* n’est qu’une variété de bois
Quand le premier émigre, il devient si estimé
Et quand le second s’exile, il est aussi cher que l’or

[*] Oud : Aquilara malaccensis, bois de Oud, aussi appelé bois d’agar ou bois d’aloès, source de parfums d’Orient.

Traduction Jalel El Gharbi.

… prenez avec nous le café arabe…

Mahmoud Darwich, mort le #9aout 2008

أيُّها الواقفون على العَتَبات ادخلوا،
واشربوا مَعَنَا القهوة العربيَّةَ
[ قَدْ تَشْعُرونَ بأَنَّكُم بَشَرٌ مثلنا ]
أَيُّها الواقفون على عَتَبَاتِ البيوتِ،
اخرجوا من صباحاتنا،
نطمئنَّ إلى أَنَّنا
بَشرٌ مثلكُمْ !

Vous, qui vous tenez sur les seuils, entrez
Et prenez avec nous le café arabe.
Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous.
Vous, qui vous tenez sur les seuils,
Sortez de nos matins
Et nous serons rassurés d’être comme vous,
Des humains !

extrait de Mahmoud Darwich, Anthologie (1992-2005), éd. bilingue, trad. Elias Sanbar, édition Farouk Mardam Bey, Actes Sud

Darwich, enseigne-moi la poésie

Le 13 mars 1941, naissance du poète Mahmoud Darwich, mort le 9 août 2008.

عُدْ طفلاً ثانية،

عَلِّمني الشعر

و عَلِّمني إيقاع البحر

وأَرجعْ للكلمات براءتهم الأولى

لدْني من حبة قمح، لا من جرح، لدْني

وأَعدني، لأضمَّك فوق العشب، إلى ما قبل المعنى

هل تسمعني: قبل المعنى

Redeviens un enfant,

enseigne-moi la poésie,

enseigne-moi la cadence de la mer,

ramène aux mots leur première innocence,

fais-moi naître du grain de blé, non d’une plaie.

Ramène-moi à ce qui précède le sens, que je t’enlace sur l’herbe,

tu m’entends ?,

à ce qui précède le sens.

Mahmoud Darwich, Présente absence, traduit de l’arabe par Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, Actes Sud/Sindbad, 2016, p. 26.

l’hospitalité selon un poète omeyyade

L’hospitalité selon Miskīn al-Darāmī, poète irakien, mort en 708 :

.

طَـعـامي طَعام الضَيف والرَّحْلُ رَحْلُهُ

ولم يـُـلْهــنــي عـنـه غـزالُ مُـقَـنَّـعُ

أَحــدثــه إِن الحَــديــثَ مـن القـرى

وَتــعــرف نـفـسـي انـه سـوف يـهـجَـعُ

Mon repas est le repas de mon hôte, ma demeure est la sienne,

Même une jolie gazelle voilée ne me détournera pas de mon devoir,

Je parlerai à mon hôte, pour l’aider à trouver le sommeil,

Ainsi mon âme saura qu’il s’est endormi.

.

cité et traduit de l’arabe en français par Xavier Luffin dans Poètes noirs d’Arabie, « Une anthologie (VIe-XIIe siècle) », Editions de l’Université de Bruxelles, 2021.

La Journée : اليوم

‎⁦‪#18decembre‬⁩

‎Journée mondiale de la langue arabe

اليوم العالمي للغة العربية

Nuit de lune froide

rêves ouatés sous la couette

chambard d’étoiles

ليلة البدر البارد

أحلام ضبابية تحت اللحاف

انفجار من النجوم

« Le thème de la Journée mondiale de la langue arabe de cette année, « La langue arabe, un pont entre les civilisations », est un appel à réaffirmer le rôle clé de la langue arabe dans le rapprochement des peuples à travers la culture, la science, la littérature et bien plus encore. » (UNESCO)

Thoulathiyat, haïkus arabes

النطر عبر النافذة

أبداً لن يستنفدَ

الأفق

À regarder par la fenêtre

jamais ne s’épuise

l’horizon

Haïku de Christian Tortel, extrait de ce recueil de poésie bilingue français arabe qui porte le titre de Thoulathiyat [soit : « Tercets », prononcer « soulassiyat »] et le sous-titre de « haïkus arabes ».

Il a été co-traduit avec Golan Haji, illustré par Walid Taher, mis en page et édité par Mathilde Chèvre pour les éditions Le Port a jauni, sises à Marseille, qui présentent ainsi le principe de création :

Thoulathiyat, une des doubles pages.
Mise en page, édition : Mathilde Chèvre

« Durant cinq années, Le port a jauni a publié un recueil de roubaiyat par an. Les roubaiyat sont des quatrains, comme l’indique leur nom issu du chiffre arbaa, quatre. Genre poétique perse et arabe qui remonte au Xie siècle avec l’œuvre d’Omar Khayyam, les roubaiyat ont été le terrain de jeu de poètes égyptiens des années 1960-70 qui ont revisité le genre avec humour et truculence linguistique en arabe contemporain dialectal. Ces quatrains sont une méditation sur la vie, la mort, la joie, le temps qui passe, l’innocence, l’absurdité du monde, son origine, sa cruauté : ils posent un regard et s’attardent sur des instants fugaces, des détails, des petites choses qui disent le monde entier.

Durant trois années, Christian Tortel a envoyé au Port a jauni un haïku par mois. Les haïkus sont des poèmes des tercets qui relèvent de la tradition japonaise. Mais Christian Tortel les écrit en français ou en arabe, et les traduit dans l’autre langue. Ainsi, une fois par mois, se posait dans la boîte à mails du Port a jauni un poème sur des instants fugaces, des détails, des petites choses qui disent le monde entier.

Thoulathiyat, couverture verso.
Illustrations et calligraphie du titre : Walid Taher

À force de fréquenter ces deux chemins parallèles, roubaiyat et haïkus en arabe, il nous est apparu évident de les croiser, et dans un grand tissage des genres poétiques, les thoulathiyat sont nées. Elles sont des haïkus ou des tercets, comme l’indique leur nom issu du chiffre thalatha, trois. Elles sont autant de méditation sur la vie, la mort, le temps qui passe, les mots sans frontière.


Les Thoulathiyat relient le monde arabe à l’Asie, la France au monde arabe, les langues entre elles, elles racontent, en creux, les tissages possibles en poésie. © photo Vincent Albinet

Un nouveau terrain de jeu qui réinterprète et on l’espère, revitalise, le champ poétique en bilingue, à la fois hommage aux genres anciens et clin d’œil humoristique pour une création contemporaine. »

البيت الكامل – Notre maison


Découvert il y a peu mais sorti en janvier, Notre maison, est un nouvel album de Walid Taher, album bilingue français arabe, qui peut se lire dans les deux sens. 

Une maison peuplée de toutes sortes de choses comme il se doit (coffres, poissons, chat, vélo, auto, etc), où l’un des plaisirs est la balade sans autre but que de monter et descendre les escaliers. 

Une maison rêvée où tout serait possible, à moins que ce soit un rêve d’enfant, ce qui est toujours possible.

”يمكننا أن نقود في البيت الكامل سيارتنا الملاكي بأمان من الصالة الحمّام ومن الحمّام إلى الصالة.”

Dans notre maison on peut, en toute sécurité, conduire notre auto, du salon aux cabinets et des cabinets au salon.

Extrait de البيت الكامل [El-beït el-kamil] – Notre maison, livre jeunesse de Walid Taher, auteur illustrateur, traduit de l’arabe égyptien par Mathilde Chèvre, aux éditions Le Port à jauni (janvier 2020).