Pablo Neruda, la fonction du poète

Alors que l’enquête sur la mort du poète chilien a été réouverte, ainsi que la justice chilienne l’a ordonnée il y a un an (a-t-il été empoisonné en 1973 au lendemain du putsch du général Augusto Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende, ami du poète ?), il n’est pas inutile de relire ces quelques lignes qu’il consacrait à la fonction du poète, au printemps 1960. Des lignes empreintes du souffle de la Révolution cubaine, notamment.

y éstos son los oficios del poeta, 

del aviador y del picapedrero: 

debemos hacer algo en esta tierra 

porque en este planeta nos parieron 

y hay que arreglar las cosas de los hombres 

porque no somos pájaros ni perros. 

Y bien, si cuando ataco lo que odio, 

o cuando canto a todos los que quiero, 

la poesía quiere abandonar 

las esperanzas de mi manifiesto, 

yo sigo con las tablas de mi ley 

acumulando estrellas y armamentos 

y en el duro deber americano 

no me importa una rosa más o menos: 

tengo un pacto de amor con la hermosura: 

tengo un pacto de sangre con mi pueblo.

Extrait de Pablo Neruda (1904-1973), Chanson de geste, Canción de gesta, 1960, traduit de l’espagnol (Chili) par Pablo Urquiza, bilingue, Abra Pampa éditions et Le Temps des Cerises, 2017.

voici la fonction du poète, 

de l’aviateur et du casseur de pierres : 

nous devons faire quelque chose sur cette terre 

car on nous a conçus sur cette planète 

et il faut arranger les choses des hommes 

car nous ne sommes ni des chiens ni des oiseaux. 

Alors, si quand j’attaque ce que je hais 

ou quand je chante tous ceux que j’aime, 

la poésie veut abandonner 

les espoirs de mon manifeste, 

je continue avec les tables de ma loi, 

ramassant étoiles et armements 

et dans le dur devoir américain 

peu m’importe une rose de plus ou de moins : 

j’ai un pacte d’amour avec la beauté : 

j’ai un pacte de sang avec mon peuple.

Extrait de l’avant-propos par Pablo Neruda :

Ojalá que mi poesía sirva a mis hermanos del Caribe, en estos menesteres de honor. En América entera, nos queda mucho que lavar y quemar. 

Mucho debemos construir.

Que cada uno aporte lo suyo con sacrificio y alegría. 

Tanto sufrieron nuestros pueblos que muy poco les habremos dado cuando se lo hayamos dado todo 

Pourvu que ma poésie servent à mes frères des Caraïbes, dans ce besoin d’honneur. Dans l’Amérique entière, il nous reste beaucoup à laver et à brûler. 

Nous devons beaucoup construire. 

Que chacun donne de sa personne avec sacrifice et joie. 

Nos peuples ont tellement souffert que lorsque nous leur donnerons tout ce sera encore peu.

Pablo Neruda, A bord du paquebot Louis Lumière entre l’Amérique et l’Europe, le 12 avril 1960

Ce poème pourrait alimenter l’éternel dilemme entre poésie engagée versus divertissement. Selon les intellectuels engagés, un terme tombé en désuétude au XXIe siècle, l’utile (politiquement) s’opposerait au futile, divertissement et autres passe-temps. Selon les tenants d’une société du spectacle contemporaine, le divertissement serait prioritaire. Ainsi le directeur de Disney, Bob Iger, avait déjà déclaré en 2014 : « Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif numéro un. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages. » Ecouter/lire cette chronique de France Culture, du 17/02/2025.

Sur un autre front, celui des footballeurs de classe internationale, accusés, avec leurs fréquents et longs déplacements en avion, de carboner un maximum la planète, le divertissement du grand spectacle, dans les stades et sur le petit écran, devrait les exempter de toute responsabilité environnementale. Comme si, là aussi, une politique de sobriété était l’empêcheur de jouer en rond au ballon : « Le message implicite du sport roi semble être qu’il peut s’exonérer de ses responsabilités environnementales et consommer toujours plus de ressources au motif qu’il divertit ou fait rêver. » , écrit le journaliste Jérôme Latta, dans sa chronique du Monde du 17 février 2025.

Or, à bien le lire, le poème de Neruda n’est pas qu’un éloge de l’engagement et un manifeste politique. C’est aussi une ode à la beauté, dont on retiendra ce qui nous parait essentiel « peu m’importe une rose de plus ou de moins :  j’ai un pacte d’amour avec la beauté ».

Ce que sait le lieu de l’écriture (Jon Fosse)

     Je comprends de moins en moins de choses. Et à mesure que les années passent j’en comprends de moins en moins. Cela est vrai. Mais le contraire est également vrai, à mesure que les années passent je comprends de plus en plus de choses. Oui, il est également vrai qu’à mesure que les années passent je comprends beaucoup de choses, tant de choses que j’en suis presque effrayé. Le fait est que je suis découragé devant le peu de choses que je comprends et presque effrayé devant la masse de choses que je comprends. Comment se fait-il que les deux puissent être vrais, que je puisse à la fois comprendre de moins en moins et de plus en plus? 

     La pensée réfléchie nous dira sans doute alors que comprendre peu de choses c’est aussi en comprendre  beaucoup, et je crois qu’en un sens, peut-être au sens gnostique du terme, cela est vrai, à moins que cette même pensée réfléchie nous dise qu’il y a deux sortes  de compréhension. Et peut-être est-ce ainsi, peut-être peut-on dire tout simplement qu’à travers cette forme de compréhension qui a recours aux concepts et à la théorie je comprends de moins en moins, et que la portée de cette forme de compréhension qui a recours à la fiction et à la poésie je comprends de plus en plus. Peut-être est-ce ainsi. En tout cas, c’est ainsi que je le ressens puisque, après avoir écrit un certain nombre d’essais théoriques, j’ai progressivement abandonné cette forme d’écriture au profit désormais presque exclusif d’un langage qui n’est pas en premier lieu concerné par la signification, mais qui avant tout est, qui est lui-même, un peu comme les pierres et les arbres et les dieux et les hommes, et qui ne signifie qu’en second lieu. Et à travers ce langage qui d’abord est, et qui ensuite seulement signifie, il me semble comprendre de plus en plus, alors qu’à travers le langage ordinaire, celui qui d’abord signifie, je comprends de moins en moins. 

     Cela tient d’abord à moi et à ma propre histoire. Et, pour que les choses soient dites, j’ai commencé à écrire des petits poèmes et des histoires à un âge si précoce que c’en est gênant, oui, gênant parce que l’image du jeune garçon qui, à l’âge de douze ans, se retire dans sa chambre où on le laisse tranquille, pour écrire des petits poèmes et des histoires, ne correspond que trop bien au mythe auquel l’artiste est censé se conformer, et qui dit que si on n’est pas né artiste, du moins l’est-on devenu à l’âge le plus tendre. En ce qui me concerne, cela correspond bien. Et je suis toujours sceptique vis-à-vis de tout ce qui correspond trop bien. Pourtant, c’est ainsi. Depuis ma prime jeunesse j’ai toujours écrit, et l’écriture a en quelque sorte toujours été sa propre fin, ce n’était pas une activité à laquelle je me livrais pour dire quelque chose, pour émettre une opinion, mais presque comme une manière d’être au monde, comme si on était au monde, comme si on y était de manière satisfaisante, à travers ce que l’on écrivait, et qui à son tour était là, de manière si évidente dans sa présence.

     Car lorsque j’écris un texte qui me paraît bien écrit, quelque chose de nouveau vient au monde, quelque chose qui n’était pas là auparavant, j’ai en quelque sorte créé une présence, et cela, le plaisir de faire surgir par l’écriture des personnages et des histoires, voire des univers, que personne ne connaissait auparavant, pas même moi, cela m’étonne et me réjouit. Personne ne connaissait cela avant que je ne l’écrive. Et d’où cela vient-il? Je ne sais pas, car pour moi aussi cela est nouveau. Jamais je n’y avais pensé  auparavant. L’écriture, la bonne écriture, devient ainsi le lieu où quelque chose d’inconnu, quelque chose qui auparavant n’existait pas, se met à exister. C’est cela, l’écriture comme un état où quelque chose que l’on pourrait presque désigner comme un univers, apparaît et se met à exister pour la première fois, c’est sans doute cela qui, dans l’écriture, me procure le plaisir le plus fort. Un univers entier se crée chaque fois que l’on écrit quelque chose de bien. Car tout bon texte, même un poème, est en quelque sorte un univers entier, qui n’existait pas auparavant, et qui apparaît à travers la bonne écriture. 

     Je pense souvent à l’écriture comme à une déviance, comme si l’écriture était la manifestation même de cette déviance, un peu à la manière d’une dépendance, car de même qu’on peut être dépendant de tout, que ce soit d’une collection de timbres ou du jeu ou de l’héroïne, de même peut-on être dépendant de l’écriture. En un sens c’est aussi simple que cela. J’apprécie certes la reconnaissance que l’on me témoigne, je l’apprécie peut-être plus que je ne veux l’admettre, mais en même temps cela me gêne, car lorsqu’on arrive même à gagner correctement sa vie avec cette déviance, avec cette écriture, on peut se demander si ce n’est pas pour cela que l’on écrit, pour gagner de l’argent, ou pour connaître la gloire et la renommée, comme on dit. Et pourtant, non. Je n’ai aucune satisfaction, je n’ai pas envie, tout simplement, d’être mieux que les autres, j’éprouverais même un certain plaisir criminel à être pire qu’eux. Mais j’aimerais avant tout être là où sont les autres, aussi peu visible que possible. Je voudrais être comme les autres, et je voudrais qu’ils me laissent en paix avec moi-même, avec les miens, et avec mon écriture. 

     Et puis il s’avère qu’être écrivain, ce n’est pas cela. En Norvège, tout au moins, si vous écrivez, si vous êtes un homme d’écriture, c’est ou bien que vous êtes pire que les autres, puisque vous écrivez en quelque sorte parce que vous ne trouvez pas votre place dans la vie, et que l’écriture signifie que vous êtes proche de la maladie mentale, si vous n’en avez pas déjà franchi la limite, ou bien que vous êtes mieux que les autres, que vous avez un talent particulier, quelque chose qui fait de vous un être que l’on admire, et qui fait de ce que vous écrivez un objet digne d’être enseigné dans les écoles, qui vous apporte des prix prestigieux et vous transforme de votre vivant en une sorte de phénomène classé que les gens se vantent d’avoir rencontré lorsqu’ils se retrouvent dans les cafés à la mode. 

     Le découragement me gagne. Et de nouveau, comme lorsqu’on avait douze ans, on se réfugie dans l’écriture. Ce lieu que l’on s’est créé dans la vie, ce lieu où, renonçant aux concepts et aux théories comme au consensus social et à ses hiérarchies de valeurs, on cherche à s’approcher d’un endroit où on ne comprend pas, d’une absence presque totale de compréhension, et à partir d’où, par le mouvement et le rythme ou je ne sais quoi, on essaie de faire surgir quelque chose qui est seulement et qui de ce fait est aussi une sorte de compréhension, pas une compréhension qui correspondrait à tel concept ou à tel autre, à telle théorie ou à telle autre, mais une compréhension qui fait que le langage signifie tour à tour une chose et son contraire, et autre chose encore. Le lieu d’où vient l’écriture est un lien qui sait bien plus de choses que moi, car en tant que personne je sais bien peu de choses, et peut-être Harold Bloom a-t-il raison lorsqu’il dit que le lieu de l’écriture, ce que sait le lieu de l’écriture, ressemble à ce que savaient les anciens gnostiques, à ce qui était à l’origine de leur gnose. Une connaissance qui est de l’ordre de l’indicible. Mais qu’il est peut-être possible d’exprimer par écrit. Une connaissance qui n’est pas quelque chose que l’on sait, ou que l’on possède, au sens habituel du terme, car ces connaissances-là ont toujours un objet, mais au contraire une connaissance sans objet, qui est seulement. Ainsi, ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire, comme a dit un philosophe français pas vraiment inconnu (Derrida), paraphrasant  l’énoncé d’un philosophe autrichien, Wittgenstein. 

     Et bien sûr, parler de la gnose de l’écriture n’est qu’une tentative de dire quelque chose à propos de ce que sait l’écriture. Pourtant, sans me considérer comme un gnostique (ni comme quoi que ce soit d’autre), il me paraît juste de le dire de cette manière. Et le fait qu’écrire, écrire bien, s’apparente, comme on l’a dit, à une prière, me semble tout à fait évident. Mais cela paraît alors comme une sorte de prière presque criminelle. 

                                                                     Avril 2000

Jon Fosse 

Rêve d’automne / Violet / Vivre dans le secret 

Traduit du Norvégien 

par Terje Sinding 

L’Arche Éditeur 

pages 181-185

posté sur Facebook par Dieudonné Niangouna, le 12 février 2025.

« το κομπολόι » (Le koboloï, D. Psychoyos)

Extrait de la nouvelle Le koboloï, dans le recueil Papillotes, Γευστικές αναμνήσεις, de Dimitri K. Psychoyos, bilingue grec-français, L’Asiathèque. Nouvelles présentées et traduites du grec moderne par Nicole Le Bris, 2024.

S’offrir un tel livre bilingue, c’est une manière de fêter un premier cours de grec, avec l’association Phonie Graphie Φωνή Γραφή et un prof., Benakis Matsas, qui ferait parler grec à une huître tellement il s’investit dans le processus d’enseignement et l’interaction avec ses étudiants.

On appendra que l’homme est membre du comité scientifique des éditions Eterotopia et aussi philosophe, inscrit en thèse, avec une belle ambition. Selon ses propres mots (site Université Paris 8) « à l’instar d’une philosophie politique qui fût « l’enfant d’un besoin de l’humanité » (Feuerbach), ce travail répond au besoin de penser, d’un seul élan, la catastrophe et l’utopie, l’aliénation sociale et l’aliénation mentale, l’histoire moderne et le temps présent. » Pas étonnant alors de le voir nous montrer comme on écrit Gilles en grec, prenant l’exemple de Gilles Deleuze : Ζιλ Ντελέζ.

Bref, la fête ne fait que commencer !

Mais, trêve d’éloges, place à la littérature grecque qui, dans ce recueil de nouvelles, est à même d’entretenir la flamme :

Έφθασε ο Γιάννης και με βρήκε συγχυσμένο να ψάχνω ακόμη στο αυτοκίνητο. Η στενοχώρια μου ήταν έκδηλη «μα πώς κάνεις έτσι, ένα κομπολόι ήταν». Αλλά ήταν το κομπολόι του πατέρα μου. Όταν πέθανε κληρονομήσαμε τη βιβλιοθήκη του (αγαπημένη κόρη του και αυτή που μεγάλωνε μαζί μας στα Λεχαινά και στην Αθήνα), το σπίτι του στο Νιοχώρι και τον μπελά να συνεχίσουμε να φτιάχνουμε κρασί και λάδι. Από τα προσωπικά του είδη σε εμένα έπεσε το κεχριμπαρένιο κομπολόι του, που είχε ιστορία: του το είχε χαρίσει ο πεθερός του, ο Ντίνος Μανιάτης, ο «γερο-παππούς Ντίνος» όπως τον έλεγαν τα δισέγγονά του για να τον ξεχωρίζουν από τον πατέρα μου, τον συνονόματό του «παππού Ντίνο». Στον γερο-παππού το είχε χαρίσει κάποτε, κατά τη δεκαετία του 1940 πρέπει να ήταν,

βουλευτής Ηλείας των Φιλελευθέρων, Γιαννόπουλος νομίζω.

Ατόφιο κεχριμπάρι βαλτικής, με χάντρες κυλινδρικές σε μέγεθος μούρου – όχι από τα συνηθισμένα μούρα αλλά σαν εκείνα τα μεγάλα και πιο-γλυκά-πιο-ζουμε- ρά-δενγίνεται που είχα γευτεί κάποτε στο ξωκλήσι του ΆιΔημήτρη στη Δράκεια – φθαρμένες στο εσωτερικό τους από εκατομμύρια διαδρομές πάνω στον μεταξωτό σπάγκο και στις πάνω-κάτω επιφάνειές τους από τα ισάριθμα κροταλίσματα της μιας πάνω στην άλλη.

Ήταν απαιτητικό το κομπολόι του παππού και του πατέρα: όταν είχες καιρό να το πιάσεις, πείσμωνε: θάμπωνε, γινόταν τραχύ στην αφή, ακατάδεχτο. Μόλις ένιωθε τα δάχτυλά μου, μετά από λίγη ώρα γινόταν στιλπνό και τρυφερό, υγρό σχεδόν, μπουμπούκιαζε – μπορεί να φαίνεται τολμηρή αλλά μάλλον σεμνότυφη είναι τελικά η λέξη «ρωγομέτρημα» για το απαλό και σιωπηλό χάιδεμα των χαντρών (σε αντίθεση με το «μπεγλέρισμα» που στριφογυρίζουν ή πέφτουν και κροτούν οι χάντρες). αντιστοιχεί σε πολύ πιο αισθα- ντικό χάδι. 

Traduction française par Nicole Le Bris :

Yannis arriva et me trouva chamboulé, en train de chercher une fois de plus dans la voiture. Mon chagrin était visible. « Pourquoi ça te touche à ce point ? C’était juste un koboloï. » Oui, mais c’était le koboloï de mon père. À sa mort nous avions hérité de sa bibliothèque (qu’il aimait comme sa fille, et qui avait grandi en même temps que nous à Léchaina, puis à Athènes), de sa maison de Niochori, et du tintouin d’avoir à faire le vin et l’huile à notre tour. Parmi ses objets personnels il y avait son koboloï, qui me revint. Ce chapelet avait une histoire : mon père l’avait reçu en cadeau de son beau-père, Dinos le Maniote, « le vieux grand-père » comme l’appelaient nos enfants, pour le distinguer de mon père, qui avait le même prénom et qu’ils appelaient « grand-père Dinos ». Et le vieux grand-père l’avait lui-même reçu jadis en cadeau, ce devait être dans les années quarante, d’un député d’Élide inscrit au parti des Libéraux, Yannopoulos, je crois.

Il était tout en ambre de la Baltique, avec des perles cylindriques grosses comme des mûres – pas comme des mûres ordinaires, mais comme ces grosses mûres, divinement sucrées et succulentes, que j’avais goûtées un jour à la chapelle Saint-Dimitris à Drakia ; usées à la fois en leur centre par les millions de trajets le long du cordon de soie, et à leurs deux pôles par les millions de petits chocs nés de leurs rencontres. C’était un koboloï exigeant que celui du vieux grand-père et de mon père : quand on trouvait le temps de le prendre il commençait par faire la mauvaise tête, se ternissait, devenait rêche au toucher, hostile. Mais dès qu’il sentait mes doigts, très vite il se faisait lisse et tendre, presque humide, bourgeonnant — « compter les globes » dit-on, « rogometrima », et le terme peut paraître osé, mais finalement il est plutôt prude pour qualifier la douce et silencieuse caresse autour des perles (par opposition à l’autre geste, celui de « dévider », « beglerisma », qui les fait tournoyer, glisser et cliqueter) : la caresse qu’il désigne est beaucoup plus sensuelle.

Notes de la traductrice :

« Le koboloï, ou komboloï, est cette sorte de chapelet, sans signification religieuse spéciale, qu’aiment à manier les hommes en Grèce et à Chypre. »

« Le mot grec « roga » s’emploie à la fois pour désigner un grain de raisin, une perle de chapelet  (qu’on « égrène »), et le téton féminin. »

la main d’une mouche (Barceló)

Le poète et penseur du Tout-Monde Edouard Glissant et le peintre espagnol Miguel Barceló ont participé ce vendredi à une conversation sur le processus de création organisée par l’Organisation des Nations unies à Genève. La discussion, qui a eu lieu sous le dôme gigantesque décoré par Barceló, dévoilé en novembre 2008 au Palais de Nations, avait pour titre  » Miquel Barceló : dialogue avec Edouard Glissant sur la création artistique dans le monde comptemporain « .

Lisa Paravisini en fait une relation sur son blog Repeating Islands (Culture, littérature et arts des Caraïbes), dont on ne saurait trop recommander la consulation. Voici quelques extraits librement traduits :

 » Glissant s’est déclaré « impressionné » par Barceló qui « avait traversé une frontière dans sa lutte contre la matière », regrettant que certains optent pour la facilité de l’installation vidéo ou la photographie. »

Selon Barceló « le travail sur le dôme était « complètement expérimental » et j’ai commencé sans avoir résolu les problèmes techniques présentés par l’énormité de l’espace. J’ai découvert que ma main était pareille à la main d’une mouche dans cet énorme espace et j’ai dû créer des outils pour le gérer, afin d’être capable de répéter des gestes que j’avais faits de ma main en atelier. »

Pour Glissant « le paradoxe du dôme est que cet art est inexplicable, il exige la modération aussi bien quen l’excès, le désordre aussi bien que l’ordre. Le dôme créé par Barceló est un signe que nous pouvons commettre un acte de folie dans un lieu aussi solennel que celui-ci. »

Partir (3) :  » Empirogué « , dites-vous ?

Dans le flot des livres de la rentrée littéraire, la collection Continents noirs de Gallimard publie un court roman de 83 pages, signé Abasse Ndione, Mbëkë mi, À l’assaut des vagues de l’Atlantique. Dans un élan lyrique incoercible, l’éditeur va jusqu’à écrire en 4e de couverture pour présenter l’ouvrage de l’auteur sénégalais :  » Le lecteur est emporté par l’espoir, l’immense beauté et cruauté de l’océan, la mort, le viol, la faim, la soif, les hallucinations, il est, lui aussi, le cœur au ventre, suspendu sur les abysses entre deux continents, empirogué jusqu’à l’autre rive…  »

 » Empirogué « , dites-vous ? Bon, on ne s’arrête pas à la 4e de couverture, c’est promis… On lit le livre… et on en reparle…

Partir (1) : Quinze mille migrants en un an à Lampedusa

Une nouvelle vague d’immigrés clandestins en provenance d’Afrique a déferlé sur les côtes de Lampedusa, l‘île italienne au large de la Tunisie. Ils sont cette fois-ci plus de 600. La plupart d’entre eux ont été secourus en mer par deux embarcations des gardes-côtes alors que leur barque en bois menaçait de chavirer. Ce jeudi déjà, 355 personnes originaires d’Erythrée sont arrivées entassées sur une nacelle.

Le centre de premier accueil de Lampedusa est complètement débordé. Prévu pour 850 personnes, il pourrait devoir en accueillir plus de 2000 dans les heures qui viennent. Depuis le début de l’année, plus de 15 000 clandestins ont débarqué sur les côtes italiennes, deux fois plus qu‘à la même période l’an dernier. (Source : Euronews).

 » Un grand homme ne doit jamais être vétilleux en son procédé. « 

Jour J pour une librairie de quartier : Texture, sise 94 avenue Jean-Jaurès, Paris 19e. C’est plutôt bon signe. Barthes y figure en digne place avec ses Fragments d’un discours amoureux. L’une des deux libraires est d’ailleurs spécialiste des Sciences humaines, sa consœur vient du roman Gallimard…

En vitrine quelques livres de l’éditeur indépendant Finitude

Emporté par la bonne nouvelle, j’avise deux titres, comme deux promesses du destin : L’Art de la prudence de Balthasar Gracián chez Rivages poche / Petite Bibliothèque, préfacé par Jean-Claude Masson, et Le guide du chasseur de nuages, signé Gavin Pretor-Pinney en Points, collection Sciences.

Dans L’Art de la prudence, l’ouvrage le plus célèbre du jésuite espagnol du XVIIe siècle, trois cents préceptes entendent guider tout gentilhomme en quête de monde et de ses mondanités. Ouvert au hasard, la 88e mise en garde, intitulée merveilleusement  » S’étudier à avoir les manières sublimes « , commence ainsi :

Un grand homme ne doit jamais être vétilleux en son procédé. Il ne faut jamais éplucher les choses, surtout celles qui ne sont guère agréables ; car, bien qu’il soit utile de tout remarquer en passant, il n’en est pas de même de vouloir expressément tout approfondir…

Une lecture propice (traduction en français : Judith Coppel-Grozdanovitch) à nous aiguiller vers le second essai qui s’ouvre par  » Le Manifeste de la Cloud Appreciation Society « , association mondiale d’observateurs de nuages, dont la morale explicite recommande :

Lève les yeux, émerveille-toi de l’éphémère beauté, et vis ta vie la tête dans les nuages.

Par ce jour de grand vent, la librairie Texture avait donc de quoi nous séduire…

A suivre : Junot Díaz

 » L’île d’Hispaniola, à la fois dominicaine et haïtienne, est le pivot autour duquel le vieux monde a balancé dans le nouveau. Le point de transformation. Le « ground zero » du Nouveau Monde. « , propos de Juno Díaz, 40 ans, Américain d’origine dominicaine, auteur de Los Boys (Drown en V.O.) paru chez 10/18 en 2000 et tout dernier Prix Pulitzer 2008, la plus haute distinction littéraire décernée outre-Atlantique pour son roman The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, [La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao] à paraître en traduction française chez Plon en 2009 (cité dans le portrait signé Lila Azam Zanganeh, Le Monde, 8/08/08).

Los Boys, le livre est épuisé. Lire extrait + critique sur le site de L’Œil électrique.

Mots en dérades, mots en radeaux

Les errements du Net et de la littérature des périphéries nous renvoient au poète Lionel-Édouard Martin et à sa propre dérade géographique, entre Poitou, d’où il est, et la Martinique, où il vit. Le site Remue.net , jamais en vacances ni vacant de pépites, publie une belle chronique signée Jacques Josse, sur Dire migrateur, recueil de récits et de poèmes de L.E.M. publié aux éditions Tarabuste.

Lu cet extrait sur le blog de Lionel-Édouard Martin :

Écriture, antidote aux tropiques : même luxuriante en apparence, elle débarde le langage, transforme en silence tout excès de parole. Aucun arbre ici ne paraît écrire : accueil de toute clameur, l’alizé parle avec les mains, l’iguane, comme ailleurs le caméléon, multiplie les synonymes. J’ai vu dans les seuls pays d’Europe enrubanner les vergers de guirlandes d’aluminium pour effrayer les merles, borner l’emprise du chant. Peut-être un cerisier, nanti d’un dire trop chiche pour le gâcher en envolées bruyantes, se doit-il de préserver son lot plus avarement que le manguier : c’est ainsi qu’il écrit, ménageant son avoir. Et lorsque me fascine, dans mes séjours en Caraïbe, un arbre tropical glosé de bavardages, je plante dans ma terre la plus intime, dans ma chair de poète, le cerisier d’enfance à la rare écriture de fruits rouges.

On pense à l’écriture de la nature chez Déwé Gorodé, poétesse kanake, dont les cordylines dans son jardin de Ponérihouen, en Province Nord de Nouvelle-Calédonie, dessinent une écriture, nous avait-elle révélé, qu’elle détaille dans son recueil de nouvelles, publié par Grain de sable en 1994, Utê Mûrûnû, petite fleur de cocotier.

Le texte  » Ecriture, antidote aux tropiques… » est puisé dans Écrit en Haïti. Il nous fait découvrir la belle peinture de Reynald Joseph. Aux échassiers joliment évoqués par Martin, on préfère tomber sur ces chaisiers…

Ces bifurcations nous tracent des émerveilles, quand d’autres aiguillages nous entrainent…