Rentrée littéraire : le très attendu Ali Zamir, écrivain comorien

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La bévue administrative d’un visa refusé puis finalement accordé ne devrait pas occulter le phénomène littéraire Ali Zamir.

Cet auteur comorien qui publie un premier roman déjà remarqué Anguille sous roche aux éditions Le Tripode le 1er septembre s’était vu opposer un refus de visa pour un transit par le département de La Réunion. Son voyage vers Paris était prévu début septembre pour la présentation de son livre lors de la rentrée littéraire. Au bout de 24 heures, après pétition et articles de presse, le visa lui a finalement été accordé. Il pourra participer aux multiples rencontres déjà prévues, avec ses lecteurs et avec la presse, ainsi que répondre présent aux nombreux prix littéraires qui ont déjà sélectionné son livre. Pour un voyage en absurdie bureaucratique, lire le témoignage de l’auteur recueilli par Valérie Marin La Meslée, du Point.
C’est l’occasion de s’intéresser au plus important : la révélation littéraire nommée Ali Zamir.

Imbroglio autour du via d’un écrivain comorien
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Il y a au moins trois bonnes raisons de rencontrer Ali Zamir que vous soyez éditeur, lecteur ou journaliste.
Primo, ce n’est pas l’intrigue qui suscitera la curiosité : une jeune Comorienne de 17 ans, de l’île d’Anjouan est plaquée par son amant et s’enfuit pour Mayotte, l’île voisine. Lors de ce trajet, elle se remémore sa vie.
Non, ce qui fait de ce roman, Anguille sous roche, un objet singulier est qu’il a d’emblée un style à lui. Anguille… est un roman ambitieux à la glose précieuse mais coulante comme une houle, travaillée à l’ombre des badamiers, mi-jactance intérieure mi-suavité des dictionnaires les plus fins. Un roman à l’unique phrase de 318 pages à la langue singulière, aérienne et captivante. Pour Frédéric Martin, l’éditeur d’Ali Zamir, ce qui fait sa singularité est « la très grande liberté que l’auteur s’est donnée ».

Interview de l’éditeur d’Ali Zamir

Deuxio, le peu que l’on connait de la biographie de son auteur le rend attachant. Avant que d’être responsable de la culture à la mairie de Mutsamudu, capitale des Comores, Ali Zamir avait étudié la littérature française à l’université du Caire (Egypte). Un professeur se souvient de la qualité de ses textes, « à part ». C’est dans cette période égyptienne qu’il aurait écrit en partie Anguille
Ali Zamir a transmis son manuscrit aux éditions Le Tripode, dont la devise n’est rien moins que « Littératures, Arts, Ovnis ». Un ovni littéraire est un livre atypique qui, en raison de son originalité, n’entre pas dans une collection. C’est le cas pour Anguille… Quant à savoir si Ali Zamir qui vient des Comores est un Martien dans la rentrée littéraire, il suffit de consulter le site de référence, Île en île, spécialisé sur les littératures insulaires francophones, pour constater que les Comores sont un poids plume dans le domaine.

Tertio, Anguille sous roche qui ne sera en librairie que le 1er septembre est pourtant accompagné par un flot de compliments d’écrivains patentés (Véronique Ovaldé ou Sylvain Prudhomme par exemple), d’éloges de libraires, de dithyrambes de lecteurs tests et de sélection pour plusieurs finales de prix littéraires. A lire : les satisfécits sur le site de son éditeur Le Tripode.
Pourquoi 130 lecteurs ont lu Anguille sous roche avant sa sortie en librairie ? La réponse tient en une belle trouvaille de l’éditeur qui a organisé « Le Grand Trip », une opération destinée à faire connaître deux de ses livres de la rentrée avant le rush attendu qui risque de jouer comme rouleur compresseur même pour de bons livres (plus de cinq cents sont annoncés). Les avis de ces lecteurs en avant-premières sont consultables sur le groupe Facebook « Lecteurs du Grand Trip ».

Dans Anguille… tous les personnages ont pour nom un surnom. Le père s’appelle Connaît-Tout. Il lit la presse et répète : « je suis marin et un marin n’a rien à perdre ». Il aime que ses filles aillent à l’école : « l’école, vous dis-je, est l’habit moral du corps humain ». La sœur jumelle d’Anguille est Crotale, sa tante Tranquille, son amant Vorace, « bâti à chaud et à sable », « le pêcheur le plus beau du quartier », « un mignon de couchette ». L’ami de l’amant s’appelle Voilà, un ami pêcheur Garanti. Les pilotes de kwassa-kwassa portent les noms forcément prédestinés de Miraculé et Rescapé, etc.
Dans l’île d’Anjouan, « le pays des questions », Anguille vit dans une modeste maison, de la terrasse de laquelle elle contemple la mer, assiste aux débats et bagarres des pêcheurs. Elle observe la ville et les hommes qui discutent sous le badamier, le quartier de Mpouzini, la plage de Mjihari.

Anguille aime la digression et les aphorismes de son cru : « la vie est une espèce de chemin à la fois long et court qui ne prend sens que dans le rêve collectif ». Elle décrit cette vie comme un « théâtre » et « cette scène à multiples pièces qu’on appelle monde ». Notez cette perle : « l’âme c’est une sorte de lampe invisible qu’on nous prête pour un laps de temps dans cette scène obscure qu’on appelle monde. »
« C’est dans la mer que se passe les plus belles histoires du monde », nous dit l’héroïne. La mer, « sœur jumelle de la terre », métaphore de la connaissance, celle du pêcheur, de l’anguille évidemment, un infini la mer, d’où tout vient à commencer par la pêche quotidienne et où tout va et retourne… « je suis un monde à part entière », conclut Anguille vers la fin de ce roman bâti comme un destin littéraire hors norme.

kwassa_kwassa_13_08_07_432« Un «kwassa-kwassa», la barque traditionnelle utilisée par les migrants pour se rendre sur l’île voisine de Mayotte. » © AFP/Alexander Joe

Extrait pp. 80-81, la rencontre entre Anguille et Vorace :
«… c’est à partir de ce jour que j’avais compris que les yeux ont leur propre manière de dénuder le cœur, ils disent directement et exactement ce que cache et amasse un ciel brumeux, pourquoi je dis ça, j’ai été vaincue sans le savoir car je m’étais laissée aller par leur gourmandise, lorsque Vorace m’avait adressé une espèce de sourire qui était plein de je-ne-sais-quoi, j’étais hors de moi, j’avais fait involontairement un geste stupide, au lieu de prendre des rames qu’il me tendait, j’avais tenu longuement ses poignets et le regardais comme une folle, oui, une malade, j’avais alors insisté pour sentir la fraîcheur de sa peau, je le touchais par la main par contre je sentais sa fraîcheur dans les yeux et sa chaleur dans le coeur, à vrai dire j’ai été paralysée par ce sourire merveilleusement séduisant, j’ai même vu ses dents, elles étaient très fines et brillaient d’un éclat de perle… »

Florilège : « Je suis un chauffeur de mots », confie Anguille au lecteur épaté. On veut bien la croire, au vu de ce petit florilège langagier relevé dans Anguille sous roche, fait de mots rares empruntés à des registres divers : hétaïre, nocher, empyrée, émerillonné, mazette, démérite, maussaderie, s’embarbouiller, se piéter, marmotter, misandre, protée, zeuzère ; de mots endémiques : chigoma, zifafa, tam-tam de bœuf ; d’expressions insolites : devenir ivre comme toute la Pologne, je voulais leur chanter pouilles, une gueule d’empeigne, des amandes sauvages comme pneus, devenir un pourceau d’Épicure, une voix hideusement saturnienne. Sans oublier cette allusion goguenarde à une figure de style insolite :  « une espèce d’apsiopèse primesautière ».

Une Guadeloupéenne indépendantiste (Maryse Condé)

Interviewée à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Maryse Condé affirme dans une interview à Philippe Triay, pour Culturebox (29.08.12) :

« Je crois que je ne serai jamais rien d’autre qu’une Guadeloupéenne. Une Guadeloupéenne à ma manière, qui parle peu créole, qui réside en partie à New York, qui a visité le monde… Mais au fond de moi, le lieu qui a fait ce que je suis, mes parents, mes souvenirs d’enfance, ont créé quelque chose que ne pourrai jamais modifier. J’aime la Guadeloupe, le pays, la nature, les sons, les images. Je mourrai guadeloupéenne. Une Guadeloupéenne indépendantiste. »

À rapprocher de ses propos de juillet 2007 lorsque l’amertume l’avait incitée à quitter son île natale (Papalagui, 16.07.07) :

« La Guadeloupe est un pays complètement laminé, décervelé par le colonialisme, un pays où on a peur de l’avenir, où on parle toujours du passé, un pays qui se replie sur ses traditions et qui ne veut pas la nouveauté, la création, la créativité. »

Son dernier livre porte bien son titre : La vie sans fards (Lattès).

La critique de Rodney Saint-Éloi, Le Nouvelliste.

Patrick Deville, Prix Fnac 2012 : « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger »

À défaut du Nobel qu’il méritait mais qui n’existait pas encore, Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste à Hong-Kong en 1894, aura eu par procuration le premier prix de la rentrée littéraire 2012, le prix du roman Fnac. Ce qui n’est pas rien, pas seulement en raison des ventes à venir, mais aussi parce que le jury a du flair : les cinq derniers lauréats ont tous remporté un des grands prix de la saison. Peste et choléra (Le Seuil) a été choisi parmi trente titres par un jury de 800 lecteurs (400 libraires de l’enseigne et 400 clients adhérents) qui les ont lus sur épreuves pendant l’été.
Avec Peste et choléra, Patrick Deville signe un bel et bon livre plein d’empathie pour son sujet, un chercheur atypique « de la bande à Pasteur », à la curiosité insatiable, jamais à cour d’idées, microbiologiste, explorateur, traducteur, médecin des pauvres au Vietnam, fuyant les honneurs comme la peste… « mais les acceptant quand ils arrivaient, comme moi avec ce prix Fnac, qui m’aidera certainement », a plaisanté le lauréat au théâtre Marigny, le 28 août.

Ce qu’il y a de bien avec Deville, c’est qu’il est chevauché par son sujet comme un initié du vaudou est chevauché par son esprit. L’esprit c’est Yersin. L’initié c’est Deville. Et nous pauvres lecteurs, on est emporté dans l’effervescence et l’ivresse d’une chevauchée, d’une destinée magnifique, celle d’un spécialiste des microbes, dont la découverte puis le vaccin ont sauvé des vies (« Comme nous Yersin cherche le bonheur sauf que lui le trouve »).

Pour raconter cette « Vie de saint », Deville s’est tant documenté sur son sujet qu’à l’Institut Pasteur les archivistes ne tarissent pas d’éloges sur son travail (rendez-vous le 12 septembre). Surtout le biographe apparaît dans le roman à plusieurs reprises sous la déclinaison de « fantôme de l’avenir ». On a tant usé du poncif « fantôme du passé », qu’à l’inverse le surnom que se donne Deville sirotant un verre, fumant des Malborogh light avec son sujet d’étude, on s’y laisse prendre… et que ces anachronismes à l’humour en volutes nous enchantent.

Pour la biographie même de Yersin, il suffit d’aligner une liste longue comme une vie de curiosités, pendant 80 ans (1863-1943). Il ne sait jamais contenté de ce que « la bande à Pasteur »  voulait pour lui : l’enseignement ou la traque d’une bactérie sur tel spot démographiquement énorme de la planète. Quoique… et si Yersin était l’objet d’une manipulation inconsciente de « la bande à Pasteur », connue pour ses cohortes d’envoyés spéciaux à travers le monde ? Et ceci alors que ce siècle voyou qui enfanta tant de barbarités voyait s’opposer les grandes puissances par microbiologistes interposés. D’abord les Allemands contre les Français, Koch et la tuberculose contre Pasteur et la rage. Puis cette scène qu’on verrait bien dans un blockbuster genre Les Aventuriers de l’Arche perdue quand un Japonais et un Français (notre Yersin) se disputent à Hong-Kong les pestiférés pour débusquer ce foutu bacille. Que Yesrin va isoler en trois coups de cuillers à pot. Puis il repart, celui qui aimait écrire, seule contribution aux Parnassiens et à l’époque finissante des alexandrins : « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger ».

Nul n’est prophète en son pays. Sauf que son pays à Yersin c’est le monde + le Vietnam, l’Indochine de l’époque, où il a sa tombe, et pas que… puisque des rues, des musées portent son nom.

Peste et choléra est aussi pour Deville-le-chevauché l’occasion de nous offrir le déroulement d’un monde, de tisser des vies et des époques comme si on les vivait toutes. « Le monde d’hier » dirait Zweig, celui du passé où la modernité triomphait des microbes. Yersin importe la première voiture au Vietnam. Celui du nouveau siècle à marche forcée où les Empires vont mourir comme des microbes (p. 117 : « Sa mission à Madagascar est davantage politique que scientifique et Yersin n’est pas dupe. C’est la grande histoire de la colonisation. C’est l’image de la France qu’on l’envoie répandre, comme on enverra Lyautey la répandre au Maroc. »)

Un roman où l’on croise Rimbaud, dont la destinée est habilement mise en perspective avec celle de Yersin. Céline, un temps apprenti dans « la bande à Pasteur ». Deville bouillonne de toutes ces vies, sans jamais les brouillonner.

Et puis, il y a chez Deville, comme chez Yersin, cette humilité qui font les anti-héros majuscules, quand il écrit p. 91 : « Sept milliards d’hommes peuplent aujourd’hui la planète. Quand c’était moins de deux, au début du vingtième siècle. On peut estimer qu’au total quatre-vingt milliards d’humains vécurent et moururent depuis l’apparition d’homo sapiens. C’est peu. Le calcul est simple : si chacun d’entre nous écrivait ne serait-ce que dix Vies au cours de la sienne aucune ne serait oubliée. Aucune ne serait effacée. Chacune atteindrait à la postérité, et ce serait justice. »

Avec Deville, la biographie prend perpète.

Liste des lauréats précédents du prix du roman Fnac.

La presse et Yersinia pestis :

Ce qu’en pense Bernard Pivot, juré Goncourt  (JDD) : « Il serait piquant, et même assez cocasse, que, près de soixante-dix ans après sa mort, par le truchement d’une magnifique biographie, Peste et Choléra, signée Patrick Deville, il [Yersin] soit couronné d’un grand prix littéraire de fin d’année… »

Pierre Assouline, juré Goncourt (La République des livres) : « Le romancier fait le portrait d’un rêve là où le biographe aurait fait le portrait d’un homme. »

Jean-Baptiste Harang (Le Magazine littéraire) : « C’est peut-être là, aiguillonné par l’anachronisme d’une cigarette américaine, que Deville a compris qu’il n’était pas en retard de quelques décennies mais qu’il était l’exact contemporain de ce qu’il raconte, «le fantôme du futur ». »

Alain Nicolas (L’Humanité) : « « On pourrait écrite une Vie de Yersin comme une Vie de saint. » C’est qu’il n’a pas vécu une « vie de roman », mais une vie d’où peut naître le romanesque, pour peu que l’écriture passe sur le réel. »

Emmanuel Hecht (L’Express) : « Patrick Deville domine son sujet. De la topographie de la côte d’Annam aux archives de l’Institut Pasteur, aucun détail ne semble lui échapper. Sûr de ses faits, il s’autorise quelques facéties de style nimbées d’humour. Il faut y voir l’ultime élégance d’un dandy qui, l’air de rien, façonne une œuvre. »

Raphaëlle Leyris (Le Monde) a interrogé Deville sur sa méthode par chasse aux papillons : « Patrick Deville pense que « le livre ne plairait pas à Yersin, qui n’aimait pas être sur le devant de la scène ». Mais il est heureux de « s’être mis au service d’un type à qui on ne peut rien reprocher – il n’était ni raciste ni colonialiste, il oeuvrait pour le bien… » Le prochain livre de Patrick Deville devrait l’emmener au Mexique, où il effectue un séjour annuel « depuis cinq ou six ans ». Il est temps d’épingler les papillons qu’il y a pris dans ses filets. »

Igor Capel (Le Canard enchaîné) : « Grand voyageur lui-même, Deville s’était déjà lancé, dans « Kampuchéa », à la poursuite des premiers explorateurs de ce coin d’Asie dont la IIIe République allait faire un empire (…) De nouveau, la réussite est totale. »

Guy Duplat (La Libre Belgique) : « Deville est un grand écrivain voyageur, comme Conrad, Kipling, Jean Rolin aujourd’hui. Il voyage dans l’espace, lentement, scrutant les microdétails qui font sens, rencontrant au fil des jours des hommes et des femmes qui racontent ces pays. Il arpente aussi le temps, revenant régulièrement sur l’histoire mouvementée de la région sous les coups des colonisations occidentales, et comment l’Histoire a façonné les paysages et les habitants. »

Xavier Thomann (BbliObs.com) : « Après avoir fait son travail d’explorateur pendant trois ans, il s’est enfermé dans une chambre d’hôtel pour écrire son livre en deux mois, travaillant jour et nuit. Mais il n’est pas pour autant un historien, précise-t-il, «Peste & Choléra» est bien un roman, un roman sur lequel plane l’ombre de Rimbaud. Et Deville de conclure: «Le rêve du second Rimbaud, c’était de devenir Yersin.»  »

Caroline Broué (France-Culture): « Tout l’art de Patrick Deville se retrouve dans ce roman qui relate l’histoire méconnue d’un personnage d’exception, le bactériologiste Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste. Passionnant. »

Grégoire Leménager (BibliObs): « Un des livres les plus stylés de la rentrée. Chez Deville, Alexandre Yersin, c’est Rimbaud qui aurait navigué du lac de Genève à la baie de Nha Trang, en faisant escale dans les labos parisiens de Pasteur. »

La vie sans fards, de Maryse Condé, entretien France-Culture

« Écrire ne facilite pas la vie », explique Maryse Condé dans cet entretien avec Sandrine Treiner et Augustin Trapenard, pour l’émission quotidienne (14h) de France-Culture, Les Bonnes feuilles où l’écrivaine guadeloupéenne est invitée pour son récit autobiographique, édité par JC Lattès lors de cette rentrée littéraire, La vie sans fards, dont la phrase incipit et déclic est : « Pourquoi faut-il que toute tentative de se raconter aboutisse à un fatras de demi-vérités ? » On recommande à la fois l’entretien et le livre…

Alain Mabanckou, bonheur piégé

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« Mon père a baissé le son de la radio pour nous expliquer qu’Idi Amin Dada c’est un monstre plus méchant que le dragon et qu’il mangeait les gens avec du piment et du sel. Je suis étonné quand j’apprends qu’en fait il ne savait pas très bien lire, qu’il ne savait pas très bien écrire alors qu’il mesurait presque deux mètres. Pourquoi il n’a pas pris le temps d’aller très loin à l’école comme tout le monde ? D’accord, on va me dire que maman Pauline elle aussi elle ne sait pas bien lire et écrire, mais elle, elle n’a jamais tué personne et elle parle bien le français car on peut bien parler une langue même si on ne sait pas bien la lire ou bien l’écrire. Sinon comment on fait pour bien parler nos langues comme le lingala, le munukutuba, le bembé, le lari, le mbochi ou le vili alors qu’on n’a pas appris à les lire et à les écrire, hein ? » (extrait p. 130)

Alain Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans, roman, Gallimard, 382p.

Le retour de Jim Lamar et l’avènement de Lionel Salaün

http://culturebox.france3.fr/player.swf?video=28192Découvrez « Le retour de Jim Lamar » premier roman de Lionel Salaün sur Culturebox !

« Un très beau roman d’initiation, baigné dans une atmosphère moite d’Amérique profonde. », estime Ventilo

Lionel Salaün se demande ce qui lui arrive depuis que “Le retour de Jim Lamar” est devenu un livre. Pas un énième texte perdu au fond de son ordinateur. Vingt ans qu’il écrivait la nuit sans avoir une touche. « Je me suis dit : c’est le dernier essai. Si ça ne donne rien, j’arrête. J’ai envoyé le manuscrit à quatre éditeurs. La semaine suivante, les éditions Liana Levi me disaient qu’elles le prenaient. », comme il le raconte au Dauphiné Libéré dans un article intitulé sans chicaner : « La progression fulgurante d’un écrivain savoyard ».

Bon plan pour le carnaval : hors-saison

Ça babille et ça coque ventre à terre dans les rues de Cayenne, ça cogne et ça meurt en moins de cent pages pour le dire, mais pour le dire bien, dans un style neuf et d’équerre. C’est Un long silence de carnaval, de Miguel Duplan (Quidam éditeur).

L’oxymore du titre (a-t-on jamais vécu un carnaval silencieux ?) signe l’esprit de clair-obscur de l’écriture et du récit qui « raconte avec fulgurance l’ordinaire d’une vie inapaisée », comme affiche très justement le verso du livre. Récit clair, écriture de l’obscur jamais obscure pourtant (Césaire : « J’habite un vouloir obscur j’habite un long silence. »)

Une 4è de couv. ainsi complétée : « Flic quelconque, uniforme bleu-pâle-bleu-foncé, Jean-Baptiste Simonin est en rupture, comme détaché de tout. Sa double vie part à vau-l’eau, son supérieur le méprise et ses collègues l’indiffèrent. Seule la litanie d’un poète toxico chante avec lyrisme l’idéal qui manque à son existence. »

Il n’a pas la tête au carnaval, Simonin, ni sa femme « belle de cette beauté solaire, incertaine, que lui donnent les années passées et qu’elle accepte avec fulgurance et qu’elle prend sans trop se démener. »

Tiens ! encore la fulgurance…

Ça démarre comme un roman des éditions de Minuit, personnages secondaires décrits au plus près, au plus juste, avec grande économie de mots. Miguel Duplan aime les figures de style de la poésie (préfigurant sans doute le personnage du Poète en fin de roman), ainsi l’anaphore faite de répétitions en début de paragraphe, une ironie amère, une insistance tout en contraste, une litote tropicale : « C’est un beau soleil d’août qui s’achève aujourd’hui. »

Comme dans La Lézarde de Glissant (prix Renaudot 1958) ou dans Le cœur régulier d’Adam (dans cette rentrée), le paysage est un personnage. Paysage urbain en l’occurrence avec la ville de Cayenne, beauté anaphorisée alle-aussi. « Il arrive que la ville se fasse belle. Belle comme le bonsoir des Amandiers et le calme qui s’y amarre. Belle aussi comme le compas lancinant de Beethova Obas quand il chante Louloune partie ailleurs. » On se croirait sur le Malecón de La Havane… et dans un piège prêt à se refermer.

Quand Simonin évoque le paysage, c’est pour l’aimer à contre-emploi : « J’aime quand même son bord de mer nauséeux. De là, j’imagine la mer sale dans le fond, à l’horizon. J’aime encore ce paisible qui s’en dégage. Comme un adieu au temps. »

« Cayenne en ce début de millénaire ressemblait à toutes nos envies. Un point c’est tout. » Mais il n’a pas vraiment envie de carnaval ce Simonin. Plutôt envie de silence… Il tabasse un guitariste saint-lucien qu’il juge pourtant « chevronné » et qui l’émeut à lui flanquer la frousse : « c’est tellement beau que j’oublie l’uniforme anguleux que je porte ».

« Nature coléreuse et méchante dans le babillage », le flic en service le dérouille tant la beauté l’émerveille et l’insupporte tout à la fois. Clair-obscur, on disait…

Miguel Duplan fait de son anti-héros un Bérurier Grand-Grec en poésie, tourmenté des Tropiques qui succombe sous la touffeur des sentiments et une beauté magnifiée. Un style fait de brièveté chirurgicale (le stéthoscope est « obsolète ») et de description avec force adjectifs : « Maintenant, je me prélasse sous un gros manguier râblé, assis sur un petit banc fragile, devant moi une bassine molle remplie de mangues rouge-noire-jaune, saturées par les odeurs de rhum vieux. »

Comme le carnaval annoncé, le flic est « hors-saison » :  « C’est vrai ça. Je suis vraiment très beau dans ce miroir arrondi. Je me suis habillé avec tact et lenteur et maintenant, tout de go dans mon uniforme vif, j’apprécie ce que je respire en face de moi. Mon teint clairvoyant me ravive l’esprit et met en avant mes légitimes arrogances. Je suis vraiment celui-là et tel un caudillo sud-américain il me faut étaler ma puissance et ma gloire. Donc, je suis joyeux, prêt à rejoindre ma brigade spécialisée et à prouver à la racaille coincée que j’existe fort, fort et encore très fort. »

Dans ce livre en trois temps trois styles (le flic et ses femmes, sa ville, le Poète), le Poète n’est pas un personnage secondaire, lui « qui se vautre dans les rupestres de l’imaginaire ». Rencontré au commissariat ou dans un caniveau, il porte menottes et majuscule et surtout il est de beau langage, à la manière d’un Charles Pennequin qui aime à dire ses textes dans une cadence de gueuloir intime, juste pour dire :

« et elle Clara elle dit toujours je suis une femme de caractère c’est comme ça et c’est comme ça et la foule résonne c’est wap en bas boudin c’est wap en bas boudin et puis d’un coup tout s’en va comme une coupure électrique l’en existe tant à Cayenne il fait obscur maintenant et la foule crie elle crie la foule des cris de haine et la foule vitupère elle vitupère la foule qu’on enlève les mains de ses poches et elle veut qu’on lui referme les yeux encore la foule et c’est wap en bas boudin c’est wap en bas boudin qu’elle veut encore la foule… »

À défaut de carnaval, tout ceci finira dans le silence. Voilà c’est dit. À en juger par certains passages d’oraliture créole très aboutie (p. 34), on parie que Duplan est digne de prendre le relais dans la grande course des lettres martiniquaises, qu’elles soient de la Comédie créole (Raphaël Confiant), des imaginaires du Tout-Monde (Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau) ou des poètes du Marin (Monchoachi). Dans le carnaval de la rentrée littéraire, il n’est pas sûr que Miguel Duplan fasse grand bruit. C’est pourtant une vague qui vient de loin et qui nous emporte.

Miguel Duplan est né en 1963 à La Martinique, où il vit aujourd’hui après avoir passé vingt-cinq ans en Guyane française. Il est conseiller principal d’éducation au collège du Lorrain. Il est l’auteur de L’Acier (Prix Carbet de la Caraïbe 2007, L’Harmattan) et Le Discours profane (Éditions des Équateurs, 2008).