Le pin, sa rumeur, son calme et son tourment

La lecture est une zone de convergences. Par exemple, entre la rumeur du pin, venue du Japon, de l’ère Edo, et son calme et son tourment, dans une œuvre de littérature contemporaine, écrite en français par Céline Minard.

Dans son roman Tovaangar (Rivages, 2025),  le lecteur accompagne son héroïne, Ama, qui découvre « le jardin-monde Huntington », et lit p. 520 : 

« Elle avançait éberluée, interpellée à chaque tournant. L’espace était saturé de silhouettes et de discours disparates. C’était joyeux. »

Puis, deux pages plus loin : 

« Une forêt de bambous coupait leur avancée d’ogres. Haute, martiale et frémissante, elle traçait vers un vallon herbeux au bord duquel elle s’arrêtait aussi net qu’elle avait pris son élan au milieu des Ficus.

Un Pin miniature occupait le terrain. L’eau coulait à son pied. Une pelouse rase l’encerclait. La figure épurée, le port complexe, étagé, il distribuait des dizaines de directions, et les rassemblait dans son tronc. Son calme et son tourment imposaient beaucoup de silence aux alentours. L’ombre de chacune de ses aiguilles se découpait noire sur la toile verte. Dans un creux plus profond, une Carpe tâtait l’eau d’une mare de sa bouche timide. »

Puis le lecteur avance encore dans un paysage qu’il dévore, enchanteur. Alors, il laisse venir, revenir la poésie de Bashô (Japon, 1644-1694), qui aimait apprendre du pin :

松のことは松に習え、

竹のことは竹に習え。

qui se dit : 

Matsu no koto wa matsu ni narae, 

take no koto wa take ni narae.

ce qui signifie : 

Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin. 

Ce que c’est que le bambou, apprends-le du bambou.

[Matsuo Bashô (1644-1694), Les Trois Livres.]

Alors, vient dans le même fil, un poète antérieur, Uejima Onitsura (Japon, 1661-1738), écrivant :

涼風や虚空に満ちて松の声

Suzukaze ya 

kokū ni michite 

matsu no koe

ce qui donne, dans une traduction de Roger Munier (Haïkus des quatre saisons, éditions du Seuil, 2010) :

La brise fraîche

emplit le vide du ciel

de la rumeur du pin 

alors, le lecteur avance encore dans le texte-paysage de Tovaangar et, page 525, tombe sur cette phrase qui émerveille tout ce qui précède :

« Ama donnait au monde une forme nouvelle. » 

Chœur de femmes

Même si vous êtes très occupés, ou passablement occupées, stressés ou saturées comme un agenda de ministre reconduit dans ses fonctions, même si des représentations affichent complet, je vous recommande tout particulièrement cette pièce au Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis, La guerre n’a pas un visage de femme.

Premier livre de Svetlana Alexievitch, écrit à l’âge de 27 ans, cet essai documentaire est composé de ses questions et réflexions, et des témoignages d’anciennes combattantes de la Grande Guerre patriotique (expression par laquelle l’Union sociétique, puis la Russie désignent le conflit qui opposa la première à l’Allemagne nazie entre 1941 et 1945, autrement dit la Seconde Guerre mondiale sur son front est-européen).

(c) Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène de Julie Deliquet est une admirable réussite théâtrale, qui donne naissance à une partition chorale de dix comédiennes, toutes excellentes, partition faite de prises de paroles étonnantes, car « la guerre n’a – vraiment – pas un visage de femme ». Alexievitch puis Deliquet restaurent la dignité perdue des femmes en guerre, parmi un million qui se sont engagées.

« Cinq cents entretiens, après quoi j’ai cessé de compter, les visages se sont effacés de ma mémoire, ne me sont restées que les voix. Tout un chœur qui résonne encore en ma mémoire », écrit Svetlana Alexievitch, dans son livre, dont l’intention était d’ « écrire une histoire féminine de la guerre ».

Avec un peu de chance, vous aurez une place, vous ne le regretterez pas. Dossier sur la pièce ici : https://tgp.theatregerardphilipe.com/la-guerre-na-pas-un-visage-de-femme/

Sinon, la pièce sera en tournée en 2026. En attendant, on peut toujours lire le livre, ce qui est loin d’être négligeable (éd. J’ai lu).

甲骨文 – Calligraphie oraculaire

Paris, en face du Pont-Neuf, côté Rive gauche, une vitrine, celle de la galerie Mizen Fine Art Gallery, dont l’emplacement est exceptionnel au cœur de Paris, présente une écriture chinoise de 3 000 ans. Elle dessine la traduction japonaise d’un poème de Verlaine commençant par ces mots :

「愛せることどもを 我が心は鴎の羽となって 波の穂先に抱き続ける 何故なりや何故なりや。」

« Je ne sais pourquoi / Mon esprit amer / D’une aile inquiète et folle vole sur la mer. »

Cette écriture était utilisée en Chine sur des os et des carapaces de tortue 甲骨 (kôkotsu) par des oracles. Dans la calligraphie contemporaine, Shofu Yoshimoto est l’une des artistes qui l’utilise, sous cette forme 甲骨文 (kôkotsu-bun). 

[« Gravées après la divination, les inscriptions étaient des comptes rendus indiquant principalement le jour et le sujet de la demande d’oracle. On trouve également parfois le pronostic, généralement prononcé par le roi, et, plus rarement, une mention concernant la vérification du pronostic, qui confirme presque toujours l’exactitude de ce dernier. » Kouamé, Nathalie, et al., éditeurs. Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asies. Presses de l’Inalco, 2020.]

L’artiste calligraphe venue de Fukuoka reprend l’association poésie, calligraphie, art contemporain, dans deux cubes qui reposent sur une pointe, l’un en suspension :

Parmi les deux autres propositions de l’artiste, des bandes en gris et noir, bandages de l’ère Corona, et son besoin de consolation. À côté le mot Éclair est dessiné à l’encre de Chine, non avec un pinceau mais avec une tige de bois façon plumeau :

Enfin, troisième forme, la plus grande : 龍の月 (Le Dragon et la Lune), une encre sur papier et soie, où le satellite de la Terre parcourt l’arc d’une constellation, celle du Dragon :

« Je joue entre les lignes et le vide » explique Shofu aux visiteurs, cultivant l’hybridité entre les formes.

Voir le site officiel de Shofu YOSHIMOTO.

Ananda Devi [beauté… rage… émerveillement…]

Ananda Devi, lauréate du premier Prix Gide du contemporain capital. Parmi ses livres : Moi, l’interdite (Dapper, 2000), Ève de ses décombres (Gallimard, 2006), Le rire des déesses (Grasset, 2021), La nuit s’ajoute à la nuit (Stock, 2024).

Michaël Ferrier avec le jury récompense « une œuvre dense et polyphonique, issue de l’Île Maurice mais ouverte aux problèmes du monde (racisme, antisémitisme, questionnements identitaires, condition des femmes), donnant la parole aux invisibles et aux oubliés, écrite dans une langue poétique, mais où la beauté n’efface jamais ni la rage ni l’émerveillement ».

Faire classe dehors, rendez-vous à Marseille

« Faire classe dehors est devenu un enjeu de santé publique »,  assure la Fabrique des communs pédagogiques à l’initiative des Rencontres internationales de la classe dehors, qui se dérouleront du 14 au 17 mai 2025, à Marseille.

Deux volets sont proposés : des rencontres professionnelles et « les enfants enchantent Marseille » destiné aux éducateurs, « invités à sortir dehors pour apprendre du 11 mai au 18 mai 2025, près de leur école, centre social, centre de loisir et dans des lieux-totem de Marseille parrainés (jardins pédagogiques, places, espaces naturels, lieux culturels, rues, etc.). »

Informations sur le site des Rencontres internationales de la classe dehors.

Halte!Haïku n°13

Poursuivie 
la luciole s’abrite
dans un rayon de lune

Ce haïku d’Ôshima Ryôta, poète japonais du XVIIIe siècle (trad. C. Atlan et Z. Bianu), nous accompagnera lors d’une balade-haïku nocturne en forêt de Fontainebleau, vendredi 13 juin, à partir de 21h. Avec Florian Targa. 

C’est l’une des balades à venir, présentée dans Halte!Haïku nº13, dont une Balade-haïku nature, avec Clotilde Rouanet, près de Sens (Yonne), et autres rubriques, ateliers, florilèges, etc.

Dans les rubriques, voyage en atelier d’écriture avec Hubert Haddad, à l’occasion de la réédition de son Nouveau magasin d’écriture (Zulma) et retour sur deux balades-haïkus, en forêt de Saint-Germain-en-Laye et près de Passy (Yonne) [photo ⬆️].

Pour les détails, consulter Halte!Haïku, mensuel des balades-haïkus :

cliquer ici ⤵️

Buon compleanno Italia ! 🎉

Aujourd’hui, c’est jour férié en Italie, Festa Della Liberazione (Fete de la liberation) qui commémore la fin du régime fasciste de Mussolini et la fin de l’occupation nazie du pays.

« Le 25 avril 1945 a lieu l’insurrection générale des partisans antifascistes. Le Duce est exécuté par des partisans le 28 avril 1945, ainsi que sa compagne Clara Petacci. Hitler le suivra dans la mort deux jours plus tard. Les troupes allemandes encore présentes en Italie capitulent face aux Alliés le 2 mai 1945. » (source : revue Herodote)

« Des gens en fête dans Les rues de Milan, le 25 avril 1945 » © Farabola
Sur la photo, le panneau fait référence aux « martyrs de Loreto », rappel de l’exécution par les nazis, à Milan, place Loreto, le 10 août 1944, de quinze résistants antifascistes sur le trottoir. Leurs corps seront exposés au public en guise d’avertissement.

Élise Goldberg : cuisine d’anthologie

« Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie », titre long comme un jour sans pain azyme, pour un court roman de 152 pages et un récit en fragments qui raconte une mémoire fragmentée. Le premier livre d’Élise Goldberg est réussi : ces bouts de vies épars sont agrégés en une composition où la métaphore culinaire est filée de bout en bout. 

« Premier roman » ont choisi les éditions Verdier, succombant à la tentation d’inscrire un livre hors-catégorie dans une catégorie phare. 

Or il s’agit véritablement d’un « récit de reconstitution mémorielle », un « récit sans chair, dont ne subsisterait que la colonne, quelques arêtes » Qu’importe ! Ce livre accomplit la gageure de faire d’un puzzle une totalité humaine à partager.

L’héritage d’Élise Goldberg tient à un fil… le legs, apparemment anodin, du frigo du grand-père maternel, véritable boite à souvenirs gourmands.

« Gourmand », non plus ne serait pas le bon mot, tant la cuisine ashkénaze, qui est le sujet du livre, ou plutôt le souvenir transmis, le souvenir sans cesse questionné, tant cette cuisine se caractérise par son « goût pâle » et une « saveur chiche »

Elle marche sur des œufs, Élise, avec cette nourriture qui « n’a pas peur du terne ». Pourtant, elle l’a choisie comme vecteur de mémoire. Pour reconstituer celle-ci, elle raconte celle-là. 

Du frigo et de ses odeurs passées, elle fait une boîte aux trésors, une richesse qui prend la forme des graines de pavot de la pâtisserie ashkénaze ou de la carpe farcie, indissociable de son nom yiddish, gefilte fish, « morceau de bravoure », pour cette « gefilte fille ».

Ce pactole forme récit, méli-mélo où sont réunis un groupe Facebook des éplucheurs de boulbès [patates], des listes de plats ashkénazes « rarement élégants », des notes naturalistes disséminées ici et là sur la vie des carpes (qui ne sont pas à leur avantage) ou encore les incontournables histoires juives, comme celle du train où un Juif mangeur de hareng doit répondre à la question : « On dit que vous autres Juifs êtes plus intelligents que les autres. C’est vrai ça ? » Lire la suite – avec délice – page 52.

L’envie vous prend de goûter tous ces plats, ou au moins de dégoter un restaurant qui pratiquerait encore la carpe farcie, tellement est gouleyante cette écriture de l’antiphrase, de l’auto-dérision, de l’ironie et de l’humour, celle qui dit tout le contraire de ce qu’elle dit, disant « c’est du joli ! », pour dire vraiment « c’est joli ».

« Le yiddish, c’est le parler de l’autodérision, de l’antiphrase. Une langue qui se rit de l’ambition. Maxime yiddish quintessentielle entre toutes : L’homme fait des projets, Dieu rigole. »

Difficile de faire plus dans le désamour teinté de « flegme yiddish », « car en yiddish, rien n’est important, on peut se moquer de tout ». 

« Si l’on peut accuser sa cuisine de l’être, le yiddish, lui, est loin d’être insipide. Il a l’accent ironique. » 

La langue-qu’on-avait remplaçait la nourriture-qu’on-a-pas : « Chez mon père, manger tenait lieu de paroles échangées » 

Élise Goldberg a dû se battre avec quelques mots du yiddish, cette « langue de personne », selon un titre célèbre de l’universitaire et traductrice Rachel Ertel : « Mon vocabulaire n’est qu’un maigre butin échappé de l’oubli », des bouts de « gru-mots » de mémoire… assemblés à la manière du kintsugi japonais, cet art de recoller les morceaux d’un bol brisé en le parant d’or.

On est bâti de mots, mots-briques de notre architecture intérieure. Parfois, on les a « sur le bout de la langue », selon le titre d’un spectacle à l’exubérance contagieuse où Élise Goldberg, en duo avec la musicienne et chanteuse Muriel Missirlou, donne de ses nouvelles d’exploratrice de la mémoire familiale.

Le lecteur pourrait prendre du poids rien qu’à l’évocation de tous ces plats (« mets » est un mot absent du lexique d’Élise), être gagné par l’écœurement, car la mémoire-armoire « déborde ». C’est le contraire : au fur et à mesure, à suivre ces termes du yiddish, termes non traduits, mais efficaces véhicules mémoriels et sonores, on se dilate, on s’allège, on s’évapore dans la cuisine ashkénaze. 

Cette cuisine « sans couleurs » vous colorise, plus qu’elle ne vous colonise, agissant comme ces vieilles pellicules de film, passées après traitement minutieux du noir et blanc à la couleur, image par image. Elise vous colorise par l’écriture et le ressouvenir de ce fade qui devient film en couleurs. Comme des blancs en neige, elle monte son livre-film de plat en plat, d’image en image, de souvenir en souvenir. Le travail de la mémoire est une cartographie mentale dépliée, déployée en récit familial, un peu du notre aussi… Le lecteur gagne une mémoire collective. C’est précieux. 

Quelquefois, à l’évocation de cette « cuisine de pauvres », « dont mon palais a archivé le gout », le lecteur est cueilli à froid : « Ma mère soudain : Nous, les Juifs ashkénazes, on ne peut pas se recueillir sur la tombe de nos ancêtres. C’est comme si nous n’étions reliés à rien, des fleurs coupées. » 

Pourtant le frigo vient d’un grand-père dont la vie a traversé la Pologne, l’URSS, sa Sibérie, le Kirghizistan… sa famille ne parlant pas l’ouzbek…

Malgré ses « doutes », elle a construit à force de questions posées à sa mère une forme d’essai-enquête et la cuisine est l’occasion de dresser des inventaires, « faire le constat que les connaissances sont limitées, qu’il reste peu de chose. Presque gournisht [mot yiddish que l’on traduira par « rien »] » 

La liste de ses non-souvenirs permet à l’autrice de « débrouiller le brouillard », de « n’être plus tesson » et de transmettre une tendresse.

De quoi parle-t-on ?

« Le (ou la) gefilte fish [poisson farci] est un plat à base de carpe mélangée à de la farine de pain azyme et des oignons, le tout haché menu avec de l’œuf. On ajoute beaucoup de sucre ou peu de sucre, beaucoup de poivre ou peu de poivre, en fonction de l’origine familiale, chaque région ayant sa propre recette (qui bien sûr est la meilleure). On forme des boulettes allongées qui sont mises à cuire pendant presque deux heures dans une grande marmite, au fond de laquelle on aura pris soin de déposer de l’oignon, des carottes, et surtout, toutes les arêtes et la tête du poisson, ceci afin d’obtenir de la gelée. Vous êtes curieux de connaître le goût ? Vous avez raison, cela ne ressemble à rien de connu ! » 

Annick Prime-Margules et Nadia Déhan-Rotschild, « Le Yiddish », éditions Assimil, 2010, p. 150

Histoires juives : « Rien ne révèle mieux la psychologie juive que les histoires juives. Le style de cet humour reflète une culture qui, je pense, tente de faire oublier ses sentiments de honte, de culpabilité et de servilité. » « Les Joies du Yiddish », de Leo Rosten, Le Livre de poche, 1995.

« Le yiddish est la principale langue utilisée au cours du dernier millénaire par les Juifs ashkénazes, c’est-à-dire les groupes juifs établis en Allemagne et en France depuis le temps de Charlemagne, en Bohême, en Pologne, en Lituanie, en Ukraine, et dans d’autres contrées de l’Europe orientale à partir du XIIIe siècle, ou en Hollande et en Italie du Nord au XVIe et au XVIIe siècle. C’est aussi la langue des nouvelles communautés ashkénazes dans le monde entier depuis que les migrations des Juifs d’Europe orientale les conduisirent notamment en Europe occidentale, en Amérique du Nord et du Sud, puis en Israël, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle (…) Le génocide perpétré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale a anéanti plus de la moitié des populations qui le parlaient, et bouleversé pour les survivants les conditions de la transmission. » Encyclopedia Universalis.

Pour aller plus loin :

À lire l’entretien d’Élise Goldberg : « Une sorte de portrait chinois – ou yiddish », Diacritik, 13/09/2023

À lire l’interview d’Elise Goldberg sur les ateliers d’écriture.

À lire : L’essai de Rachel Ertel, « Dans la langue de personne : poésie yiddish de l’anéantissement », Paris, Le Seuil, 1993. 

À voir : la cuisine de Mamie Golde

Note de bas de page  

« Écrire entre les langues. Littérature, enseignement, traduction », est le titre d’un colloque qui s’est réuni du 14 au 16 juin 2023 à l’université d’Aix-en-Provence (France). C’était la deuxième édition d’une manifestation universitaire dont la première eut lieu à l’INALCO (Institut des Langues et civilisations orientales), à Paris deux ans plus tôt. Ayant eu la chance d’en avoir été un des auditeurs, j’ai pu bénéficier de quelques unes des 54 contributions, dont voici la trace… entre journalisme et poésie. Merci à Isabelle Cros d’avoir accepté ce texte pour le site  https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

Page extraite du roman graphique de Zeina Abirached, Le piano oriental (Casterman, 2015)

A l’issue de trois jours de colloque aixois sur les langues, comment ne pas avoir le vertige ? D’abord, il y eut cet oiseau aperçu, en voisin, chez l’amie Marielle :

À la cime du cyprès

la pie prend la pose —

nul abîme en son œil

Traversé que j’étais par quelques-unes des 54 contributions (impossible de les suivre toutes), je me sens groggy… enivré… plein de mondes multiples… Quand Patrick Chamoiseau reconnaît : Je suis explosé d’écriture (cité par Lise Gauvin)… l’humble mais curieux lecteur a-t-il gagné un statut « autorial »

Est-il mieux loti auprès de la pensée d’un Angelo Vannini, débusquant « l’hétérolinguisme » [mot clé du colloque], cette « altérité dans la problématique philosophique de l’intraduisible », cette « injustice épistémique dans la traduction », dont l’enjeu n’est ni plus ni moins résumé par la question : « Comment être partie prenante de la connaissance ? »

Comment naviguer, toujours sonné, dans la « mise en scène du multilinguisme » [chez Chamoiseau comme dans ce colloque d’universitaires Grands-Grecs (dixit Raphaël Confiant) en langues et pédagogies diverses] ?

Le vertige vient des langues, connues ou inconnues, mises en abyme, justement, par cet effet multiplicateur de la recherche universitaire qui s’intéresse à plusieurs langues, dont celle de l’écrivain, écrivaine, qui a sa propre langue d’écriture et, de surcroît, multiplie les langues, quelquefois… pour en faire des thèmes, voire des personnages de roman.

النظرة عبر النافذة

أبداً لن يستنفدَ

الأفوق

Al-nazaru abr al-nāfizah

abadan lan yastanfida

al-‘ufuq

À regarder par la fenêtre 

jamais ne s’épuise 

l’horizon

[extrait du recueil Thoulathiyat, « haïkus arabes », Le Port a jauni, 2021]

Ce lecteur, soûl de lectures et de langues, est soumis à des frappes chirurgicales de pensées romanesque ou universitaire qui lui proposent une « multiplication des délégués à la parole, y compris le lecteur », chez Chamoiseau, toujours, cité par Lise Gauvin, qui, philosophe, conclut, citant sa compatriote québécoise France Daigle en son parler acadien, le chiac,  : « La langue comme la vie n’est-elle pas un long processus d’hybridation ininterrompu ? »

Dans ce contexte de cimes et d’abîmes, le mot « simplexité » (est-ce Chantal Dompmartin qui l’employa ?) fit mouche, intégrant l’oxymore en un brillant exposé…

Quant à Myriam Suchet, après une thèse en 2010 (déjà !) sur « Textes hétérolingues et textes traduits », elle a créé un site qui affiche en son titre l’enjeu du multiple : le françaiS au pluriel : https://www.enfrancaisaupluriel.fr/ et les perspectives du français, « langue étrangée »… Hâte de visiter d’autres sites, dont قلقلة (Qalqalah en arabe), « une plateforme éditoriale et curatoriale dédiée à la production, la traduction et la circulation de recherches artistiques, théoriques et littéraires en trois langues : français, arabe et anglais », ici : https://qalqalah.org/fr/a-propos-de-qalqalah

En réalité, il est aisé de quitter cette griserie, ce frisson, ce tournis… par le haut… comme la pie en son cyprès.

Les impromptus poétiques l’ont montré. C’est une manière slammée de dire en quelques mots repris de la communication tout juste achevée la joie d’avoir fréquenté une pensée en mouvement… en forme de note de bas de page poétique.

Dans le domaine, le poète et néanmoins étudiant Sébastien Gavignet est un maître. Il sait intégrer force mots clés d’une intervention universitaire pour en faire un slam applaudi allègrement. Ici son poème final : https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

De tous les mots dits en trois jours, je retiens le mot « joie ».

J’ai appris l’existence de la « langue de la joie », celle que l’on apprend par plaisir…, langue objet de recherche pour Laura Laszkaraty.

Il existe le mot « enjailler » (serait-il venu de Côte d’Ivoire ?) : faire la fête, s’amuser…

Peut-être existera-t-il le mot « enjoyer », exprimé par un spectateur d’une soirée théâtrale où chacun dit son mot (préféré, aimé, ou autre). De ce chapeau commun, tendu par les comédiennes Albane Molinier et Julia Alimasi sortirent « pétrichor » (merci Isabelle Cros, l’une des organisatrices enjouée, avec l’angliciste Sara Greaves), « escarpolette », « amour », « merci » et son équivalent arabe en graphie arabe شكراً (« shukran »), « Babel », bien sûr, ou encore le mot zoulou « obangame », le mot périgourdin « atracole », ou encore « guldklump », mot danois pour « pépite d’or »…Notons que « tarentule » a été proposé par deux spectateurs, sans qu’ils se concertent…

Le passant entre les langues, ivre de ces parlers, naviguant en archipels, envie la douce sérénité du poète martiniquais Monchoacchi… « Ni an léko la fé chimen-y nan bouch mwen » (J’ai dans la bouche un écho qui chemine), présenté par Anaïs Stampfli.

Aix : Work in progress de littératures diverses, fabrique de la langue, ateliers d’écriture aux rédactrices plurielles et aux multiples acteurs (dont Florian Targa, qui recommande l’ouvrage de Marina Yaguello, Les Langues imaginaires, Le Seuil, 2006, car, écrit l’essayiste : « Les hommes ne se contentent pas de parler les langues, ils les rêvent aussi »). 

Pascale Casanova nous avait proposé en 2015 un essai fort stimulant sur la « Langue mondiale » qu’est la littérature. Les « Clameurs », que l’artiste et linguiste Jacques Coursil a chantées, résonnent de partitions auxquelles on ne prêtait jusqu’alors que peu d’attention et qui nous sont devenues aussi nécessaires que « l’oxygène naissant » pour citer Aimé Césaire.

Plus d’un siècle après, Victor Segalen et le Divers sont de retour pour notre plus grand bien, peut-être même pour notre survie. La biodiversité des langues et de leurs expressions fait du vivant un être en commun dont les liens nous tissent et nous constituent. Ce réseau de langues et de recherches en affinités constitue un réseau puissant. 

われいまここに

海の青さの 

かぎりなし

ware ima kokoni

umi no aosa no

kagirinashi

Me voici 

là où le bleu de la mer

est sans limite

[Santōka (1882 – 1940)

Cheng Wing Fun et Hervé Collet, Santōka, journal d’un moine zen, éditions Moundarren (2003, 2013)]

Cheminons, bifurquons, traversons… je m’en retourne à mes lectures plurilingues, en écho au colloque.

Ainsi ces trois recueils de poésie.

Le Kokin Waka Shû, anthologie impériale, remarquable recueil bilingue de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui (Les Belles lettres, 2022), traduit par Michel Vieillard-Baron, qui n’a pas ménagé sa peine sur plusieurs années de labeur. Quelquefois, le japonisant propose deux traductions de ces waka, des poèmes du japonais classique de 31 syllabes, tellement les sens dans la langue sont multiples (le bref en dit long). Et, pour faire bonne mesure, ses notes de bas de page sont en elles-mêmes sources de connaissance et de plaisir (le colloque d’Aix a bien montré que la note de bas de page pourrait constituer un thème de colloque à part entière…).

Le recueil de poésie Aventures dans la grammaire allemande, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, écrit par Yoko Tawada, dont le poème très visuel tissé de langues « La fuite de la lune », qui présente une « mixécriture » (sic) de caractères latins et de kanji japonais. Elle-même écrit en deux langues, le japonais et l’allemand (en français pour la plupart de ses titres, chez Verdier, mais ce recueil est publié par la Contre allée (2022)).

Enfin, pour prolonger l’œuvre bilingue de Monchoachi, Nostrum (1982), citons le poète ivoirien (et universitaire suisse) Henri-Michel Yéré, auteur de Polo kouman / Polo parle (Editions d’En bas, 2023), dont le recueil de poésie bilingue, écrit en nouchi (parler d’Abidjan) et en français, et qui n’est pas présenté comme une « autotraduction » mais une double création, est magnifique d’inventions…

Vœux pour 2023

En un mot comme en cent : BONNE ANNÉE ! 🎉

que l’on dit au Japon : 良いお年をお迎えください en le prononçant avec plein de « O » et de douceurs : yoï otoshi o omukae kudassaï, et que l’on accompagnera d’un haïku de Gotô Yahan (1895-1976), dans une traduction d’Alain Kervern (lire son magnifique recueil Haïkus des cinq saisons, Géorama Éditions) :

Que du rêve de l’An Neuf
puisse l’éventail
largement s’ouvrir

Aux amis de langue arabe, du Maghreb, d’Égypte, de Syrie, du Liban, d’Irak, du Yémen, du Golfe, je dis : كل عام وانتم بخير (prononcé : kul ‘ām wa ‘antum bikheir) en compagnie de Nouri Al Jarrah, poète syrien de Londres, auteur d’Une barque pour Lesbos (2016) (lire Le sourire du dormeur, son anthologie poétique traduite par Antoine Jockey pour les éditions Sindbad Actes Sud, de Farouk Mardam Bey) :

J’ai aperçu l’éclair venant de l’Orient
Et subrepticement il a illuminé
L’Occident
J’ai vu le soleil immergé
Dans son sang
La mer agitée
Et l’éclat du passé pillé à l’intérieur des livres.

Aux amis ouïghours, je souhaite : يېڭى يىل مۇبارەك (prononcé : yëngi yil mubarek), avec cet extrait de la poésie de Lutpulla Mutpellip (1922-1945), traduite par Dilnur Reyhan, dans l’anthologie Littérature ouïghoure, Éditions Jentayu :

Peu importe ce que les années offrent de barbe
Moi aussi, je serai mûr dans leurs bras.
Il y a la marque de mes œuvres, de mes poèmes,
Dans le cou de chaque année qui fuit devant moi.

Aux amis haïtiens, aux amis d’Haïti et des Caraïbes, je dis, avec Guy Régis Jr. : « Onè respè 2023 » (Honneur et respect). 🦋