Ce que sait le lieu de l’écriture (Jon Fosse)

     Je comprends de moins en moins de choses. Et à mesure que les années passent j’en comprends de moins en moins. Cela est vrai. Mais le contraire est également vrai, à mesure que les années passent je comprends de plus en plus de choses. Oui, il est également vrai qu’à mesure que les années passent je comprends beaucoup de choses, tant de choses que j’en suis presque effrayé. Le fait est que je suis découragé devant le peu de choses que je comprends et presque effrayé devant la masse de choses que je comprends. Comment se fait-il que les deux puissent être vrais, que je puisse à la fois comprendre de moins en moins et de plus en plus? 

     La pensée réfléchie nous dira sans doute alors que comprendre peu de choses c’est aussi en comprendre  beaucoup, et je crois qu’en un sens, peut-être au sens gnostique du terme, cela est vrai, à moins que cette même pensée réfléchie nous dise qu’il y a deux sortes  de compréhension. Et peut-être est-ce ainsi, peut-être peut-on dire tout simplement qu’à travers cette forme de compréhension qui a recours aux concepts et à la théorie je comprends de moins en moins, et que la portée de cette forme de compréhension qui a recours à la fiction et à la poésie je comprends de plus en plus. Peut-être est-ce ainsi. En tout cas, c’est ainsi que je le ressens puisque, après avoir écrit un certain nombre d’essais théoriques, j’ai progressivement abandonné cette forme d’écriture au profit désormais presque exclusif d’un langage qui n’est pas en premier lieu concerné par la signification, mais qui avant tout est, qui est lui-même, un peu comme les pierres et les arbres et les dieux et les hommes, et qui ne signifie qu’en second lieu. Et à travers ce langage qui d’abord est, et qui ensuite seulement signifie, il me semble comprendre de plus en plus, alors qu’à travers le langage ordinaire, celui qui d’abord signifie, je comprends de moins en moins. 

     Cela tient d’abord à moi et à ma propre histoire. Et, pour que les choses soient dites, j’ai commencé à écrire des petits poèmes et des histoires à un âge si précoce que c’en est gênant, oui, gênant parce que l’image du jeune garçon qui, à l’âge de douze ans, se retire dans sa chambre où on le laisse tranquille, pour écrire des petits poèmes et des histoires, ne correspond que trop bien au mythe auquel l’artiste est censé se conformer, et qui dit que si on n’est pas né artiste, du moins l’est-on devenu à l’âge le plus tendre. En ce qui me concerne, cela correspond bien. Et je suis toujours sceptique vis-à-vis de tout ce qui correspond trop bien. Pourtant, c’est ainsi. Depuis ma prime jeunesse j’ai toujours écrit, et l’écriture a en quelque sorte toujours été sa propre fin, ce n’était pas une activité à laquelle je me livrais pour dire quelque chose, pour émettre une opinion, mais presque comme une manière d’être au monde, comme si on était au monde, comme si on y était de manière satisfaisante, à travers ce que l’on écrivait, et qui à son tour était là, de manière si évidente dans sa présence.

     Car lorsque j’écris un texte qui me paraît bien écrit, quelque chose de nouveau vient au monde, quelque chose qui n’était pas là auparavant, j’ai en quelque sorte créé une présence, et cela, le plaisir de faire surgir par l’écriture des personnages et des histoires, voire des univers, que personne ne connaissait auparavant, pas même moi, cela m’étonne et me réjouit. Personne ne connaissait cela avant que je ne l’écrive. Et d’où cela vient-il? Je ne sais pas, car pour moi aussi cela est nouveau. Jamais je n’y avais pensé  auparavant. L’écriture, la bonne écriture, devient ainsi le lieu où quelque chose d’inconnu, quelque chose qui auparavant n’existait pas, se met à exister. C’est cela, l’écriture comme un état où quelque chose que l’on pourrait presque désigner comme un univers, apparaît et se met à exister pour la première fois, c’est sans doute cela qui, dans l’écriture, me procure le plaisir le plus fort. Un univers entier se crée chaque fois que l’on écrit quelque chose de bien. Car tout bon texte, même un poème, est en quelque sorte un univers entier, qui n’existait pas auparavant, et qui apparaît à travers la bonne écriture. 

     Je pense souvent à l’écriture comme à une déviance, comme si l’écriture était la manifestation même de cette déviance, un peu à la manière d’une dépendance, car de même qu’on peut être dépendant de tout, que ce soit d’une collection de timbres ou du jeu ou de l’héroïne, de même peut-on être dépendant de l’écriture. En un sens c’est aussi simple que cela. J’apprécie certes la reconnaissance que l’on me témoigne, je l’apprécie peut-être plus que je ne veux l’admettre, mais en même temps cela me gêne, car lorsqu’on arrive même à gagner correctement sa vie avec cette déviance, avec cette écriture, on peut se demander si ce n’est pas pour cela que l’on écrit, pour gagner de l’argent, ou pour connaître la gloire et la renommée, comme on dit. Et pourtant, non. Je n’ai aucune satisfaction, je n’ai pas envie, tout simplement, d’être mieux que les autres, j’éprouverais même un certain plaisir criminel à être pire qu’eux. Mais j’aimerais avant tout être là où sont les autres, aussi peu visible que possible. Je voudrais être comme les autres, et je voudrais qu’ils me laissent en paix avec moi-même, avec les miens, et avec mon écriture. 

     Et puis il s’avère qu’être écrivain, ce n’est pas cela. En Norvège, tout au moins, si vous écrivez, si vous êtes un homme d’écriture, c’est ou bien que vous êtes pire que les autres, puisque vous écrivez en quelque sorte parce que vous ne trouvez pas votre place dans la vie, et que l’écriture signifie que vous êtes proche de la maladie mentale, si vous n’en avez pas déjà franchi la limite, ou bien que vous êtes mieux que les autres, que vous avez un talent particulier, quelque chose qui fait de vous un être que l’on admire, et qui fait de ce que vous écrivez un objet digne d’être enseigné dans les écoles, qui vous apporte des prix prestigieux et vous transforme de votre vivant en une sorte de phénomène classé que les gens se vantent d’avoir rencontré lorsqu’ils se retrouvent dans les cafés à la mode. 

     Le découragement me gagne. Et de nouveau, comme lorsqu’on avait douze ans, on se réfugie dans l’écriture. Ce lieu que l’on s’est créé dans la vie, ce lieu où, renonçant aux concepts et aux théories comme au consensus social et à ses hiérarchies de valeurs, on cherche à s’approcher d’un endroit où on ne comprend pas, d’une absence presque totale de compréhension, et à partir d’où, par le mouvement et le rythme ou je ne sais quoi, on essaie de faire surgir quelque chose qui est seulement et qui de ce fait est aussi une sorte de compréhension, pas une compréhension qui correspondrait à tel concept ou à tel autre, à telle théorie ou à telle autre, mais une compréhension qui fait que le langage signifie tour à tour une chose et son contraire, et autre chose encore. Le lieu d’où vient l’écriture est un lien qui sait bien plus de choses que moi, car en tant que personne je sais bien peu de choses, et peut-être Harold Bloom a-t-il raison lorsqu’il dit que le lieu de l’écriture, ce que sait le lieu de l’écriture, ressemble à ce que savaient les anciens gnostiques, à ce qui était à l’origine de leur gnose. Une connaissance qui est de l’ordre de l’indicible. Mais qu’il est peut-être possible d’exprimer par écrit. Une connaissance qui n’est pas quelque chose que l’on sait, ou que l’on possède, au sens habituel du terme, car ces connaissances-là ont toujours un objet, mais au contraire une connaissance sans objet, qui est seulement. Ainsi, ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire, comme a dit un philosophe français pas vraiment inconnu (Derrida), paraphrasant  l’énoncé d’un philosophe autrichien, Wittgenstein. 

     Et bien sûr, parler de la gnose de l’écriture n’est qu’une tentative de dire quelque chose à propos de ce que sait l’écriture. Pourtant, sans me considérer comme un gnostique (ni comme quoi que ce soit d’autre), il me paraît juste de le dire de cette manière. Et le fait qu’écrire, écrire bien, s’apparente, comme on l’a dit, à une prière, me semble tout à fait évident. Mais cela paraît alors comme une sorte de prière presque criminelle. 

                                                                     Avril 2000

Jon Fosse 

Rêve d’automne / Violet / Vivre dans le secret 

Traduit du Norvégien 

par Terje Sinding 

L’Arche Éditeur 

pages 181-185

posté sur Facebook par Dieudonné Niangouna, le 12 février 2025.

« το κομπολόι » (Le koboloï, D. Psychoyos)

Extrait de la nouvelle Le koboloï, dans le recueil Papillotes, Γευστικές αναμνήσεις, de Dimitri K. Psychoyos, bilingue grec-français, L’Asiathèque. Nouvelles présentées et traduites du grec moderne par Nicole Le Bris, 2024.

S’offrir un tel livre bilingue, c’est une manière de fêter un premier cours de grec, avec l’association Phonie Graphie Φωνή Γραφή et un prof., Benakis Matsas, qui ferait parler grec à une huître tellement il s’investit dans le processus d’enseignement et l’interaction avec ses étudiants.

On appendra que l’homme est membre du comité scientifique des éditions Eterotopia et aussi philosophe, inscrit en thèse, avec une belle ambition. Selon ses propres mots (site Université Paris 8) « à l’instar d’une philosophie politique qui fût « l’enfant d’un besoin de l’humanité » (Feuerbach), ce travail répond au besoin de penser, d’un seul élan, la catastrophe et l’utopie, l’aliénation sociale et l’aliénation mentale, l’histoire moderne et le temps présent. » Pas étonnant alors de le voir nous montrer comme on écrit Gilles en grec, prenant l’exemple de Gilles Deleuze : Ζιλ Ντελέζ.

Bref, la fête ne fait que commencer !

Mais, trêve d’éloges, place à la littérature grecque qui, dans ce recueil de nouvelles, est à même d’entretenir la flamme :

Έφθασε ο Γιάννης και με βρήκε συγχυσμένο να ψάχνω ακόμη στο αυτοκίνητο. Η στενοχώρια μου ήταν έκδηλη «μα πώς κάνεις έτσι, ένα κομπολόι ήταν». Αλλά ήταν το κομπολόι του πατέρα μου. Όταν πέθανε κληρονομήσαμε τη βιβλιοθήκη του (αγαπημένη κόρη του και αυτή που μεγάλωνε μαζί μας στα Λεχαινά και στην Αθήνα), το σπίτι του στο Νιοχώρι και τον μπελά να συνεχίσουμε να φτιάχνουμε κρασί και λάδι. Από τα προσωπικά του είδη σε εμένα έπεσε το κεχριμπαρένιο κομπολόι του, που είχε ιστορία: του το είχε χαρίσει ο πεθερός του, ο Ντίνος Μανιάτης, ο «γερο-παππούς Ντίνος» όπως τον έλεγαν τα δισέγγονά του για να τον ξεχωρίζουν από τον πατέρα μου, τον συνονόματό του «παππού Ντίνο». Στον γερο-παππού το είχε χαρίσει κάποτε, κατά τη δεκαετία του 1940 πρέπει να ήταν,

βουλευτής Ηλείας των Φιλελευθέρων, Γιαννόπουλος νομίζω.

Ατόφιο κεχριμπάρι βαλτικής, με χάντρες κυλινδρικές σε μέγεθος μούρου – όχι από τα συνηθισμένα μούρα αλλά σαν εκείνα τα μεγάλα και πιο-γλυκά-πιο-ζουμε- ρά-δενγίνεται που είχα γευτεί κάποτε στο ξωκλήσι του ΆιΔημήτρη στη Δράκεια – φθαρμένες στο εσωτερικό τους από εκατομμύρια διαδρομές πάνω στον μεταξωτό σπάγκο και στις πάνω-κάτω επιφάνειές τους από τα ισάριθμα κροταλίσματα της μιας πάνω στην άλλη.

Ήταν απαιτητικό το κομπολόι του παππού και του πατέρα: όταν είχες καιρό να το πιάσεις, πείσμωνε: θάμπωνε, γινόταν τραχύ στην αφή, ακατάδεχτο. Μόλις ένιωθε τα δάχτυλά μου, μετά από λίγη ώρα γινόταν στιλπνό και τρυφερό, υγρό σχεδόν, μπουμπούκιαζε – μπορεί να φαίνεται τολμηρή αλλά μάλλον σεμνότυφη είναι τελικά η λέξη «ρωγομέτρημα» για το απαλό και σιωπηλό χάιδεμα των χαντρών (σε αντίθεση με το «μπεγλέρισμα» που στριφογυρίζουν ή πέφτουν και κροτούν οι χάντρες). αντιστοιχεί σε πολύ πιο αισθα- ντικό χάδι. 

Traduction française par Nicole Le Bris :

Yannis arriva et me trouva chamboulé, en train de chercher une fois de plus dans la voiture. Mon chagrin était visible. « Pourquoi ça te touche à ce point ? C’était juste un koboloï. » Oui, mais c’était le koboloï de mon père. À sa mort nous avions hérité de sa bibliothèque (qu’il aimait comme sa fille, et qui avait grandi en même temps que nous à Léchaina, puis à Athènes), de sa maison de Niochori, et du tintouin d’avoir à faire le vin et l’huile à notre tour. Parmi ses objets personnels il y avait son koboloï, qui me revint. Ce chapelet avait une histoire : mon père l’avait reçu en cadeau de son beau-père, Dinos le Maniote, « le vieux grand-père » comme l’appelaient nos enfants, pour le distinguer de mon père, qui avait le même prénom et qu’ils appelaient « grand-père Dinos ». Et le vieux grand-père l’avait lui-même reçu jadis en cadeau, ce devait être dans les années quarante, d’un député d’Élide inscrit au parti des Libéraux, Yannopoulos, je crois.

Il était tout en ambre de la Baltique, avec des perles cylindriques grosses comme des mûres – pas comme des mûres ordinaires, mais comme ces grosses mûres, divinement sucrées et succulentes, que j’avais goûtées un jour à la chapelle Saint-Dimitris à Drakia ; usées à la fois en leur centre par les millions de trajets le long du cordon de soie, et à leurs deux pôles par les millions de petits chocs nés de leurs rencontres. C’était un koboloï exigeant que celui du vieux grand-père et de mon père : quand on trouvait le temps de le prendre il commençait par faire la mauvaise tête, se ternissait, devenait rêche au toucher, hostile. Mais dès qu’il sentait mes doigts, très vite il se faisait lisse et tendre, presque humide, bourgeonnant — « compter les globes » dit-on, « rogometrima », et le terme peut paraître osé, mais finalement il est plutôt prude pour qualifier la douce et silencieuse caresse autour des perles (par opposition à l’autre geste, celui de « dévider », « beglerisma », qui les fait tournoyer, glisser et cliqueter) : la caresse qu’il désigne est beaucoup plus sensuelle.

Notes de la traductrice :

« Le koboloï, ou komboloï, est cette sorte de chapelet, sans signification religieuse spéciale, qu’aiment à manier les hommes en Grèce et à Chypre. »

« Le mot grec « roga » s’emploie à la fois pour désigner un grain de raisin, une perle de chapelet  (qu’on « égrène »), et le téton féminin. »

Le poète et le néant (Benjamin Fondane)

Le propre de l’homme naturel, de l’homme vulgaire, c’est de trouver dans la vie de quoi s’accommoder à la vie. II est vrai que le processus du vivre, comporte une assez sensible production de néant. Toute vie humaine fabrique du néant et plus l’homme monte dans l’échelle des valeurs, plus il prend conscience de lui-même, plus sa production de néant s’accroît.
Le problème vital qui se pose à tout être est celui-ci : comment se défaire de ce néant que je secrète, afin qu’il ne finisse pas par me tuer ? II ne faut pas croire ce problème insoluble : la plupart des gens trouvent assez aisément la solution; de là, dans toute société humaine, la sanctification du travail. Aux esprits les plus difficiles, l’ambition, la volonté de puissance, la recherche scientifique, la débauche. Voire l’héroïsme et la sainteté, procurent les mêmes résultats. Quant au poète, il a justement la faculté d’écrire : je veux dire tirer de lui les énormes paquets de néant qui l’encombrent et les amener au langage, leur donner une forme. Ce qui fait que le poète paraît un homme satisfait et non ce qu’il est d’habitude : un malheureux, c’est que nous arrêtons notre vue sur la forme qu’il a donnée à ce néant, qui est sa guérison spécifique, et non son énorme écoulement de néant, qui est sa blessure spécifique.

L’opération poétique est une thérapie de premier ordre : elle protège le poète contre son propre néant, mais elle l’empêche aussi de courir le risque de la rencontre, du corps-à-corps, le risque de toucher à la vérité qu’il pressent, qu’il chante, mais qu’il n’épouse pas. La supériorité du poète sur l’homme normal vient de ceci : qu’il ne se fuit pas entièrement; il ne se guérit pas avec l’autre, mais avec le même, c’est de son propre néant qu’il fait sa poésie ; de là l’évidence du néant sur lequel il porte témoignage : de là aussi la nostalgie, de ce dont on a trop vite guéri ; il n’est quelque chose que pendant son travail ; il n’est un héros que pendant son inspiration, tout lui fait croire à cet instant qu’il sera porté aux extrêmes de son acte, un moment après, il en revient. Cela a été. Le Je qui était un autre redevient le je cartésien. Au héros succède le poltron, le lâche. Jusqu’à nouvelle inspiration. Tel est le cycle poétique : tel est son conditionnement métaphysique.

Le poète (Rimbaud le voyou, 1933)

« Halte ! Haïku », la lettre des balades-haïkus

Par grand froid et vent frisquet, écrire des haïkus, c’est hardi. Une balade-haïku d’un genre nouveau a réuni une douzaine d’amateurs le 19 janvier 2025 au Bois de Vincennes (Paris). 

Guidés par Sandrine Laplace et Christian Tortel, ils et elles ont exploré deux façons d’entrer en lien avec le monde : le recul que permet la Marche du temps profond, en déployant l’Histoire de notre planète, et l’émerveillement de l’instant présent que tente de mettre en poème le haïku. Ainsi le vivant a été considéré dans son héritage plurimillénaire et dans l’ici et le maintenant d’un poème-bonsaï.

En somme, une balade-haïku cosmique !

la suite ici…

Le Sens du haïku n°10

#吟行
« Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin. » Bashô.

Une balade-haïku d’un genre nouveau aura lieu dimanche 19 janvier au bois de Vincennes.

A l’initiative de Sandrine Laplace et Christian Tortel, un atelier d’écriture du dehors se déroulera dans le cadre d’une « Marche du Temps profond », c’est-à-dire dans la profondeur et la globalité des histoires géologique et humaine, une Marche inspirée de l’enseignement holistique et des pratiques de vie durable du Schumacher College de Devon, dans le sud de l’Angleterre.

Cette balade-haïku expérimentale prend place aux cotés des balades-haïkus de pleine nature, dans le Sénonais notamment, avec Clotilde Rouanet, initiées à l’automne 2023 et qui se poursuivront en 2025.

La Marche du temps profond, c’est parcourir 4,6 km en forêt pour déplier l’histoire de la Terre et ses 4,6 milliards d’années. Un mètre, un pas égale un million d’années. Un concept d’histoire au long cours où la profondeur des temps géologiques apparaît dans sa globalité, telle qu’imaginée par ses concepteurs Stephan Harding (Schumacher College) et Sergio Maraschin, au Royaume-Uni, sous le nom de « Deep Time Walk ». Voir le lien en français. 
Lors de cette marche, nous écrirons des haïkus, ces « poèmes-bonzaïs » japonais qui se saisissent du vivant.

La Marche du temps profond et le haïku se rejoignent. L’une soucieuse du temps long, l’autre du temps bref et de sa fugacité. Mais avec un même esprit cyclique et d’impermanence, d’éternité et d’éphémère tout à la fois : le vivant est un tout, chaque parcelle de ce vivant un atome en relation avec d’autres.

Imaginer l’univers dans une tête d’épingle, ses poussières d’étoiles, vivre en bactérie dans l’océan primitif, subir une extinction de masse… autant d’étapes possibles pour s’émerveiller, prendre conscience des relations entre cosmos, Terre, écosystèmes, et… l’écrire en trois lignes de 17 syllabes.

La première Marche du temps profond en haïkus aura lieu dimanche 19 janvier 2025 au bois de Vincennes. Lire le numéro du Sens du haïku consacré à cette balade-haïku d’un genre nouveau :

Le Sens du haïku n°9

Une balade-haïku, ou ginkô 吟行, en japonais, c’est un atelier d’écriture de haïkus 俳句 dans les sous-bois, une flânerie poétique, un exercice d’écoute de la nature, une connection intense au vivant, une manière d’écrire sur l’insignifiant qui fait événement.

Le Sens du haïku est une gazette sur les balades-haïkus en forêt près de Paris. La dernière édition, le 15 décembre, date de la lune froide, explorait quelques sentiers en forêt de Fontainebleau. C’était la première sortie de la saison 2 de cette aventure botanique et poétique menée par Clotilde Rouanet, grande lectrice de paysage, et Christian Tortel, amateur de cette forme brève, venue du Japon, le haïku 俳句, dont l’ambition est de se saisir du vivant, de faire de l’insignifiant un événement et d’en écrire trois lignes composées dans leur totalité de 17 syllabes.

Entre rocs, cavernes et sentes feuillues, nous avons glané quelques mots au pays des bio-indicateurs, tels que les lichens crustacés, les mousses et les champignons tramètes et autres polypores aux senteurs d’aïl des sous-bois.

Voici quelques haïkus écrits lors de cette sortie hivernale :

Décès de Shuntarô TANIKAWA

だがそれが夫婦喧嘩の悪口雑言よりも上等だという保
証はないのだ
詩は何ひとつ約束しないから
それはただ垣間見させるだけだから
世界とぼくらとのあり得ない和解の幻を

Rien ne prouve pourtant qu’il vaille mieux que
les injures échangées dans une dispute de couple
Car le poème ne promet rien
Car il laisse seulement entrevoir
la chimère d’une impossible réconciliation
entre nous et le monde

Shuntarô TANIKAWA (1931-2024), L’ignare, trad. Dominique Palmé, Cheyne éditeur

Le poète est mort dans un hôpital de Tokyo à l’âge de 92 ans. Lire nippon.com.

Un week-end à Hiroshima

Lune d’automne

Hiroshima cœur vibrant

des ruines de guerre

À Hiroshima,

j’ai vu une ruine atomisée

et plein de belles choses.

Sous la lune lasse,

je suis retourné voir

la même ruine atomisée.

J’ai écouté Kosei Mito, « survivant in-utero », au lendemain de l’attribution du prix Nobel de la paix à l’organisation japonaise Nihon Hidankyo pour son combat contre l’arme atomique.

Kosei Mito continue son travail d’information, chaque jour depuis 17 ans.

Il était dans le ventre de sa mère (hibakusha « in utero survivor ») quand la bombe a explosé causant entre 68 000 et 140 000 morts, sur le coup puis d’autres victimes irradiées qui se consumaient à petit feu.

Depuis 17 ans, il vient tous les jours en bicyclette dire « non aux armes » devant le Dôme de Genbaku, témoin dans ses ruines et sa charpente métallique de l’impact de la bombe au centre d’Hiroshima.

À côté, j’ai entendu la parole docte d’un militant contre la bombe parlant un anglais sonorisé à un public réduit, son discours était traduit en japonais,

j’ai vu des touristes photographes,

des centaines de touristes photographes,

le jour sous le soleil chaud d’automne,

la nuit sous la lune gibbeuse d’automne,

ils photographiaient tant et plus,

moi aussi j’ai photographié tant et plus,

à moins qu’ils aient été visiteurs, militants anti-bombe, voyageurs, latins, slaves, latinos, bantous, tamouls, germains, saxons, ils parlaient chacun leur langue, ça faisait Babel ;

à Hiroshima j’ai participé à un pèlerinage laïque autour d’un dôme unique, icône de béton et de fer ;

dans une exposition d’art contemporain j’ai vu sa réplique, c’était comme un modèle réduit du Dôme,

je me suis demandé pourquoi Isamu Wakabayashi avait créé une œuvre d’acier intitulée « Dôme » alors que la réalité était insurpassable ;

j’ai vu les carpes koï de Hiroshima qui semblaient lasses comme l’orbe de la lune,

j’ai mangé des huîtres panées de Hiroshima,

elles étaient délicieuses,

j’ai bu une bière Suntory,

j’ai mangé sans une once de culpabilité ou presque une brochette d’œufs de caille du Japon comme gourmandise,

j’ai dit à la serveuse qu’en France j’étais végétarien mais qu’au Japon j’adorais les brochettes, surtout après une journée de marche, de découvertes et d’émerveillement que le voyage procure à foison.

Avec la serveuse nous avons parlé calligraphie, qu’elle avait pratiquée à l’école, il y a longtemps,

la serveuse de l’izakaya (bar) Hachiya (à l’abeille) connaissait parfaitement, comme une grammaire intime, les trois types de traits de la calligraphie japonaise : tomé とめ (vertical), hané はね (trait arrivé en bas de son parcours qui remonte subitement d’un coup bref vers la droite) et haraï はらい (symétrie verticale, comme ハ [ha]).

À Hiroshima, j’ai photographié une façade très urbaine, couverte de plantes et de feuilles qu’un fleuriste au catogan arrosait à grand jet,

c’était comme une fontaine de fraîcheur verte, hélas le fleuriste arroseur a pris soin de se placer hors cadre si bien que la photo ne ressemble à rien sauf à une façade de végétation verticale, ce qui n’est pas rien quand même ;

j’ai vu un jeune lecteur de manga dans un train pour Kumano très absorbé par sa lecture,

j’ai essayé de lire par-dessus l’épaule d’un poète, d’un écrivain ou d’un simple humain, allez savoir, qui écrivait sur un banc public, rive droite de la rivière Kyobashi, c’était si paisible que je me suis cru un moment dans une scène du film « Paterson », de Jim Jarmush… où à la fin apparaît un personnage japonais.

À Hiroshima je me suis demandé comment aller à la rivière Ôta. Mais je n’y suis pas allé, laissant entier le mystère des « Sept branches de la rivière Ôta », du metteur en scène canadien Robert Lepage, dont l’ami Dominique m’avait souvent parlé,

À Hiroshima j’ai donc gardé intact l’énigme d’un personnage qui dans une première version de cette pièce fleuve [sic] de 7 heures était calligraphe puis dans une autre, chorégraphe ou danseur, selon le bon vouloir de l’auteur, metteur en scène,

À Hiroshima, j’ai songé à la danseuse calligraphe que l’ami Sébastien avait photographiée, et dont le nom comme la silhouette me sont inconnus.

À Hiroshima, je savais déjà que le corps du danseur et la main du calligraphe, c’était la même chose.

À Hiroshima, j’ai admiré les gardiennes d’un musée d’art contemporain si stoïquement et si intouchablement assises qu’on aurait pu penser à des œuvres d’art,

j’ai perdu mon billet d’entrée entre deux salles de musée

mais des hôtesses l’ont retrouvé et me l’ont rapporté en une prévenance si exquise qu’après je me sentais si léger-léger, léger comme un poème, a écrit Mahmoud Darwich, et bien c’était exactement ça,

à Hiroshima, j’ai vu des vidéos d’artistes indonésiens contemporains qui semblaient, vues à Hiroshima, prendre un sens plus affirmé.

[Nous ne notons pas les fleurs, 2011 (参考画像).]

Ainsi « Nous ne notons pas les fleurs. Jakarta », soit huit écrans, petits ou grands, qui montrent un planisphère aux pays fleurs, faits et défaits, en français dans le texte du titre, reprenant une parole du « Petit Prince », d’Antoine de Saint-Exupéry, où le géographe dit au prince que les géographes n’enregistrent pas les fleurs, car elles sont éphémères. En réponse à ce dialogue, l’artiste Tintin Wulia utilise des matériaux éphémères, comme des fleurs colorées pour créer une carte du monde et la présenter comme une installation éphémère. La performance, qui s’établit grâce à la participation du public, est documentée en vidéo et les participants impliqués dans la formation et la transformation du monde. La carte fait également partie du projet, signifiant par là une métaphore de la culture et de l’échange de marchandises. Le projet, qui a débuté à Patna, en Inde, a été réalisé à Singapour, Jakarta, Gwangju et Leiden. La carte du monde colorée et en constante évolution implique que les frontières nationales changent également constamment, elles présentent la dynamique du pouvoir politique, la guerre, le territoire, la migration et la nationalité qui se cachent derrière elles.

À Hiroshima, j’ai gravi une côte si pentue que mes pas s’allégeaient du simple fait d’échanger des « bonjours » avec les policiers en faction tout au long du chemin ;

j’ai vu dans un tramway d’avant guerre — mais quelle guerre ? — une fillette sourire à sa mère ;

à la gare de Yano un monsieur très âgé m’a renseigné très aimablement sur le bus à prendre,

à la gare de Yano nous avons pris le même bus avec ce vieux monsieur très âgé accompagné de son épouse très âgée. Ils sont descendus à un arrêt avant moi et lui m’a salué à travers la vitre d’un grand geste chaleureux. Il est peu probable que je le revois un jour ce vieux monsieur très âgé, mais il est très probable que je le garde en mémoire, la mémoire ça sert à ça, je crois,

dans le bus qui cheminait entre les collines verdoyantes, un autre homme très âgé avait demandé l’arrêt, il venait du fond du bus pour gagner la sortie devant, à côté du conducteur, courbé, il marchait très lentement sous l’effet du grand âge, traînant les pieds dans un effort empressé, il nous a plongé dans une scène de film au ralenti, il marchait à très petits pas, comme en pointillés, mais le bus attendait sans ronchonner et personne dans le bus ne ronchonnait, tout le monde savait que ce très très vieux monsieur qui marchait si lentement se pressait autant qu’il le pouvait,

je me souviens qu’à la gare de Yano un homme aveugle est monté dans le même bus que moi et qu’il est descendu au même arrêt à Kumano,

au retour j’ai vu un autre homme aveugle en grande discussion attendant comme moi le train pour la gare d’Hiroshima,

j’ai songé aux aveugles de Tokyo qui apprennent la calligraphie en relief sur des plaques de polystyrène,

je me suis souvenu du film d’Alain Resnais, « Hiroshima mon amour », vu jadis dans une salle de cinéma à Bruxelles et qui m’avait tellement ému.

J’ai pensé que le seul hôtel que j’avais dégotté et qui était hors de prix était un hôtel pour « adults only », donc un love hotel, qui cachait son genre sous des propos de loisirs. On n’y occupe la chambre que par tranches horaires.

À Hiroshima, j’ai poursuivi ma quête calligraphique, me demandant « où se trouvait la calligraphie à Hiroshima ? »,

j’ai posé la question aux hôtesses d’accueil d’un musée qui se sont dévouées en quatre pour me renseigner,

elles m’ont désigné une œuvre de Kazuo Shiraga aux noirs épais qui m’a laissé indifférent. L’artiste était connu pour se suspendre et glisser sur la toile les pieds enduits de peinture.

Dans son cas, l’expression « peindre avec ses pieds » est à prendre à la lettre, pourtant il était internationalement côté. Sachiko, elle, trouve l’œuvre « très puissante ». Serais-je passé à côté ?

En revanche, j’ai aimé un « Mont Fuji », de Yuki Ogura, une peinture à l’or sur soie de 1995. Dépouillé sauf de l’essentiel, une montagne sacrée comme un ハ (ha) majuscule.

À Hiroshima j’ai vu un Van Gogh, un Cézanne, un Signac, un Toulouse-Lautrec, alignés côté-à-côte.

Je suis passé en souriant devant l’enseigne du Caffè Veloce, une autre Bijou Croire, tant d’enseignes en français malaxé, biscornu, érigé, croit-on, en langue de standing du commerce international.

À Hiroshima, j’ai vu « promenade de la paix », gravé sur des plaques scellées sur le bitume, en japonais et en français, et le miroitement de la lumière du soleil à travers les feuillages, qu’on nomme partout au Japon d’un seul mot, le mot « komorebi », qui a pour moi la valeur d’un sésame, et d’une certaine façon d’habiter le monde, une recherche d’esthétique et de beauté.

À un carrefour de ruelles, je suis tombé en arrêt sur une plaque d’égout au motif de pêcheurs près d’un temple, si belle que je l’ai contournée, elle semblait comme échappée d’un musée d’estampes.

À Kumano, j’ai visité un musée dédié au pinceau, il y en avait des centaines, de tous poils et tous prix ; il y est exposé un pinceau fier comme une Tour Eiffel, un pinceau de 400 kg d’une taille considérable,

j’ai repensé à Akiko, calligraphe rencontrée à Tokyo qui a dessiné une œuvre avec un extrait du poème de Robert Desnos, « une fourmi de 18 m ».

À Hiroshima j’ai voulu écrire un haïku, du genre :

Au Japon extrême

une calligraphie de 18m

un pinceau de 400kg

mais visiblement ça n’a pas marché ;

À Hiroshima, je me suis arrêté deux jours seulement, le temps d’un week-end, venant de la mer de Seto, en vedette rapide, repartant en train encore plus rapide pour Fukuoka, dans cette vitesse insensée du voyageur pressé,

à Hiroshima, j’ai pensé que le temps n’était pas un temps unique, car ici coexistent plusieurs temps, celui qui travaille la mémoire collective ou la mémoire individuelle et le temps présent avec son ébullition permanente ; quant au temps du voyageur, espace-temps dilaté dans un infini personnel, c’est un sacré chamboulement où s’entremêlent souvenirs, traversées vécues, imaginaire, réalité, rencontres fugitives ou durables, émois ou sourires de connivence.

À Hiroshima, j’ai pensé que le secret de la ville était de rendre l’existence supportable, et la vie belle.

Japon, le lieu du poème

Ce 11 octobre, le voyageur eut de la chance.
Un sandwich de konbini contenta sa faim tant la beauté des eaux de la mer de Seto le ravissait.

Entre ce littoral et la dernière demeure de Santōka, il n’y avait que quelques kilomètres. L’un des plus grands poètes de haïku du XXe siècle était mort ici à Matsuyama, un 11-octobre 1940.

Des eaux limpides au pied du sanctuaire shinto Shiraishi Ryu, puis une bénévole du groupe Santōka de la ville accueillaient le voyageur en ce jour de célébration.

Comme si tout convergeait, au bon moment, autour d’un simple haïku, dépouillé même du mot de saison, contrairement à l’usage répandu depuis Bashô. Mais un haïku qui pouvait convenir comme simple bagage, tellement il était comme les eaux, limpide.

Alors le voyageur se fit la réflexion qu’il n’y avait pas de plus grand bonheur : trouver le lieu du poème, le trouver sans le chercher, le lieu qui incarne le poème comme si le poète l’avait écrit ici même. Et que le poète s’adressait au voyageur.

われいまここに
海の青さの 
かぎりなし

ware ima kokoni
umi no aosa no
kagirinashi

Me voici
là où le bleu de la mer
est sans limite

Santōka (1882 – 1940)
Cheng Wing Fun et Hervé Collet, Santōka, journal d’un moine zen, éditions Moundarren, 2003, 2013.