Note de bas de page  

« Écrire entre les langues. Littérature, enseignement, traduction », est le titre d’un colloque qui s’est réuni du 14 au 16 juin 2023 à l’université d’Aix-en-Provence (France). C’était la deuxième édition d’une manifestation universitaire dont la première eut lieu à l’INALCO (Institut des Langues et civilisations orientales), à Paris deux ans plus tôt. Ayant eu la chance d’en avoir été un des auditeurs, j’ai pu bénéficier de quelques unes des 54 contributions, dont voici la trace… entre journalisme et poésie. Merci à Isabelle Cros d’avoir accepté ce texte pour le site  https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

Page extraite du roman graphique de Zeina Abirached, Le piano oriental (Casterman, 2015)

A l’issue de trois jours de colloque aixois sur les langues, comment ne pas avoir le vertige ? D’abord, il y eut cet oiseau aperçu, en voisin, chez l’amie Marielle :

À la cime du cyprès

la pie prend la pose —

nul abîme en son œil

Traversé que j’étais par quelques-unes des 54 contributions (impossible de les suivre toutes), je me sens groggy… enivré… plein de mondes multiples… Quand Patrick Chamoiseau reconnaît : Je suis explosé d’écriture (cité par Lise Gauvin)… l’humble mais curieux lecteur a-t-il gagné un statut « autorial »

Est-il mieux loti auprès de la pensée d’un Angelo Vannini, débusquant « l’hétérolinguisme » [mot clé du colloque], cette « altérité dans la problématique philosophique de l’intraduisible », cette « injustice épistémique dans la traduction », dont l’enjeu n’est ni plus ni moins résumé par la question : « Comment être partie prenante de la connaissance ? »

Comment naviguer, toujours sonné, dans la « mise en scène du multilinguisme » [chez Chamoiseau comme dans ce colloque d’universitaires Grands-Grecs (dixit Raphaël Confiant) en langues et pédagogies diverses] ?

Le vertige vient des langues, connues ou inconnues, mises en abyme, justement, par cet effet multiplicateur de la recherche universitaire qui s’intéresse à plusieurs langues, dont celle de l’écrivain, écrivaine, qui a sa propre langue d’écriture et, de surcroît, multiplie les langues, quelquefois… pour en faire des thèmes, voire des personnages de roman.

النظرة عبر النافذة

أبداً لن يستنفدَ

الأفوق

Al-nazaru abr al-nāfizah

abadan lan yastanfida

al-‘ufuq

À regarder par la fenêtre 

jamais ne s’épuise 

l’horizon

[extrait du recueil Thoulathiyat, « haïkus arabes », Le Port a jauni, 2021]

Ce lecteur, soûl de lectures et de langues, est soumis à des frappes chirurgicales de pensées romanesque ou universitaire qui lui proposent une « multiplication des délégués à la parole, y compris le lecteur », chez Chamoiseau, toujours, cité par Lise Gauvin, qui, philosophe, conclut, citant sa compatriote québécoise France Daigle en son parler acadien, le chiac,  : « La langue comme la vie n’est-elle pas un long processus d’hybridation ininterrompu ? »

Dans ce contexte de cimes et d’abîmes, le mot « simplexité » (est-ce Chantal Dompmartin qui l’employa ?) fit mouche, intégrant l’oxymore en un brillant exposé…

Quant à Myriam Suchet, après une thèse en 2010 (déjà !) sur « Textes hétérolingues et textes traduits », elle a créé un site qui affiche en son titre l’enjeu du multiple : le françaiS au pluriel : https://www.enfrancaisaupluriel.fr/ et les perspectives du français, « langue étrangée »… Hâte de visiter d’autres sites, dont قلقلة (Qalqalah en arabe), « une plateforme éditoriale et curatoriale dédiée à la production, la traduction et la circulation de recherches artistiques, théoriques et littéraires en trois langues : français, arabe et anglais », ici : https://qalqalah.org/fr/a-propos-de-qalqalah

En réalité, il est aisé de quitter cette griserie, ce frisson, ce tournis… par le haut… comme la pie en son cyprès.

Les impromptus poétiques l’ont montré. C’est une manière slammée de dire en quelques mots repris de la communication tout juste achevée la joie d’avoir fréquenté une pensée en mouvement… en forme de note de bas de page poétique.

Dans le domaine, le poète et néanmoins étudiant Sébastien Gavignet est un maître. Il sait intégrer force mots clés d’une intervention universitaire pour en faire un slam applaudi allègrement. Ici son poème final : https://ecrire.sciencesconf.org/resource/page/id/25

De tous les mots dits en trois jours, je retiens le mot « joie ».

J’ai appris l’existence de la « langue de la joie », celle que l’on apprend par plaisir…, langue objet de recherche pour Laura Laszkaraty.

Il existe le mot « enjailler » (serait-il venu de Côte d’Ivoire ?) : faire la fête, s’amuser…

Peut-être existera-t-il le mot « enjoyer », exprimé par un spectateur d’une soirée théâtrale où chacun dit son mot (préféré, aimé, ou autre). De ce chapeau commun, tendu par les comédiennes Albane Molinier et Julia Alimasi sortirent « pétrichor » (merci Isabelle Cros, l’une des organisatrices enjouée, avec l’angliciste Sara Greaves), « escarpolette », « amour », « merci » et son équivalent arabe en graphie arabe شكراً (« shukran »), « Babel », bien sûr, ou encore le mot zoulou « obangame », le mot périgourdin « atracole », ou encore « guldklump », mot danois pour « pépite d’or »…Notons que « tarentule » a été proposé par deux spectateurs, sans qu’ils se concertent…

Le passant entre les langues, ivre de ces parlers, naviguant en archipels, envie la douce sérénité du poète martiniquais Monchoacchi… « Ni an léko la fé chimen-y nan bouch mwen » (J’ai dans la bouche un écho qui chemine), présenté par Anaïs Stampfli.

Aix : Work in progress de littératures diverses, fabrique de la langue, ateliers d’écriture aux rédactrices plurielles et aux multiples acteurs (dont Florian Targa, qui recommande l’ouvrage de Marina Yaguello, Les Langues imaginaires, Le Seuil, 2006, car, écrit l’essayiste : « Les hommes ne se contentent pas de parler les langues, ils les rêvent aussi »). 

Pascale Casanova nous avait proposé en 2015 un essai fort stimulant sur la « Langue mondiale » qu’est la littérature. Les « Clameurs », que l’artiste et linguiste Jacques Coursil a chantées, résonnent de partitions auxquelles on ne prêtait jusqu’alors que peu d’attention et qui nous sont devenues aussi nécessaires que « l’oxygène naissant » pour citer Aimé Césaire.

Plus d’un siècle après, Victor Segalen et le Divers sont de retour pour notre plus grand bien, peut-être même pour notre survie. La biodiversité des langues et de leurs expressions fait du vivant un être en commun dont les liens nous tissent et nous constituent. Ce réseau de langues et de recherches en affinités constitue un réseau puissant. 

われいまここに

海の青さの 

かぎりなし

ware ima kokoni

umi no aosa no

kagirinashi

Me voici 

là où le bleu de la mer

est sans limite

[Santōka (1882 – 1940)

Cheng Wing Fun et Hervé Collet, Santōka, journal d’un moine zen, éditions Moundarren (2003, 2013)]

Cheminons, bifurquons, traversons… je m’en retourne à mes lectures plurilingues, en écho au colloque.

Ainsi ces trois recueils de poésie.

Le Kokin Waka Shû, anthologie impériale, remarquable recueil bilingue de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui (Les Belles lettres, 2022), traduit par Michel Vieillard-Baron, qui n’a pas ménagé sa peine sur plusieurs années de labeur. Quelquefois, le japonisant propose deux traductions de ces waka, des poèmes du japonais classique de 31 syllabes, tellement les sens dans la langue sont multiples (le bref en dit long). Et, pour faire bonne mesure, ses notes de bas de page sont en elles-mêmes sources de connaissance et de plaisir (le colloque d’Aix a bien montré que la note de bas de page pourrait constituer un thème de colloque à part entière…).

Le recueil de poésie Aventures dans la grammaire allemande, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, écrit par Yoko Tawada, dont le poème très visuel tissé de langues « La fuite de la lune », qui présente une « mixécriture » (sic) de caractères latins et de kanji japonais. Elle-même écrit en deux langues, le japonais et l’allemand (en français pour la plupart de ses titres, chez Verdier, mais ce recueil est publié par la Contre allée (2022)).

Enfin, pour prolonger l’œuvre bilingue de Monchoachi, Nostrum (1982), citons le poète ivoirien (et universitaire suisse) Henri-Michel Yéré, auteur de Polo kouman / Polo parle (Editions d’En bas, 2023), dont le recueil de poésie bilingue, écrit en nouchi (parler d’Abidjan) et en français, et qui n’est pas présenté comme une « autotraduction » mais une double création, est magnifique d’inventions…

[Le monde est une figure de style]

« Ça a commencé comme ça. » Au distributeur de la poste d’Odéon, moi, blafard comme la lune encore plein les yeux, je les vois pas venir, deux jeunes roms jouent la surprise et me piquent un bon butin, j’ai pas le temps de respirer. Embrouille parfaite. Travaillent-ils pour eux-mêmes ? Pour un réseau ? J’en sais fichtre rien.
Dans la journée, j’apprends qu’un certain Jean-Marie a été condamné pour ses propos rapides et visqueux sur les Roms qui, dit-il « comme les oiseaux » volent « naturellement ». Condamné à 5 000 € d’amende par le tribunal correctionnel de Paris qui l’a déclaré coupable d’injure publique envers un groupe de personnes en raison de son appartenance à une ethnie. Travaille-t-il pour lui-même ? Pour un réseau ?
[Je continue le Voyage« Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. » Marie-jeanne… anagramme imparfaite de l’autre, des paroles et des actes qui s’inversent sans équivalent. Le monde est une figure de style.]
Sur ces entrefaites, Laferrière, élu sans coup férir à l’Académie, au premier tour de scrutin, débarque au jité et mets les points sur les i : le Canada c’est le Canada, le Québec, c’est le Québec. Les Québécois apprécieront cet amour de la patrie. Il balance « le français comme butin de guerre ». Ah Kateb ! Nedjma notre amour… de la langue. Quel style Yacine.
Dany, le plus jeune des immortels, le premier « non-français » élu à l’Académie, les autres étrangers avaient acquis la nationalité au préalable.  Dans le bureau du secrétaire perpétuel, j’avais maté auparavant cet immense tableau d’une séance des années 30, Pétain au milieu, oui Pétain… élu puis exclu de l’illustre Compagnie, au milieu d’hommes, que des hommes blancs et chenus. Laferrière a su profiter d’une ouverture comme Toussaint. Coup de panache, il s’est engouffré dans la brèche. Élu. Bravo l’artiste. Une victoire à célébrer jusqu’au bout de la nuit.

[au bout du petit matin, je lis sur FB la mésaventure d’Anderson Laforêt : « Vendredi 20 décembre 2013, J’ai été pillé hier soir à Petion-Ville vers 10h. Ils ont emporté ma valise contenant tous mes matériels de travail incluant mon laptop. Je continuerai toujours à aimer mon pays malgré tout…ma foi est inébranlable. »

C’est pas beau, ça ? Kimbé rèd ! Y a que les liens qui nous tiennent…]

Délivrés des mots, les enfants valises

Parler, c’est habiter une langue. Bien ou mal, c’est l’habiter. Qu’elle soit taudis, cabane, palace, labyrinthe ou rêve. Pour les Enfants valises, titre du film, beau et bancal, de Xavier de Lausanne, c’est habiter une langue et une classe. La classe de madame Legrand, dans un quartier de l’Est parisien, qui regroupe ces élèves étrangers arrivés depuis peu, appelés en jargon associatif « primo-arrivants ».

Sissako, Hamza, Aboubacar, Dalel ont des rêves dans le français qu’ils inventent dans la bulle, le cocon de la classe. Leurs textes sont touchants de sincérité, qu’ils racontent leur vie d’avant, leur ancien président, la France, l’amour, ici, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Mali. Leur français tâtonne, premier signe des coups reçus et des coups à prendre. Quand ils vont mieux dans la langue, ils vont mieux tout court. Pour ces adolescents, les mots-valises sont les mots qui voyagent en eux avant de sortir à la surface. Cioran, à la lucidité au couteau, l’avait déjà noté : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. »

[D’autres, appelés « adultes », sont volontaires pour apprendre une nouvelle langue, voire investir une langue à l’alphabet différent, comme l’arabe, l’hébreu. Ou plus encore, une langue sans alphabet, avec dépaysement garanti, tel le chinois ou le japonais. Eux le savent, ils en sont comme grisés : apprendre une langue c’est aussi habiter le corps de la langue, habiter le corps de l’autre. On sent vibrer en soi la langue de l’autre, chaque son découvert, chaque association de mots est une aventure heureuse. L’étranger se domestique. Mais reste étranger dans cette belle ambivalence, cet entre-deux en équilibre instable, enivrant. Car c’est le corps qui apprend la langue, qui la mime, la gestualise, la théâtralise, comme on se le disait un soir avec la poétesse Marielle Anselmo. Se sentir irrigué par les sons de l’autre langue, c’est être différent.]

Les « enfants valises », ces étranges étrangers qui tâtonnent en français, nous réconcilient avec la langue. Ils essaient une langue neuve. Et la rendent neuve. Leur désir de la langue est un désir de vie augmentée. Chez eux, le mot n’est pas « usé par l’habitude et le machinal », comme l’a justement écrit Alphonse Daudet.
Leurs valises à peine rangées, leurs mots sont neufs. Ils sont poètes, dit leur enseignante résolue, madame Legrand. Ils sont Mallarmé pour « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu », ainsi lu dans Le tombeau d’Edgar Poe. Ils sont ce souffle qui passe par les mots de Mallarmé, justement un soir de performance et de grâce avec la comédienne Sophie Bourel.

La tribu, c’est eux bien sûr, c’est la langue de tous les jours. Mais dans leur nouvelle langue, ça tangue, ça titube, ça cahote. Ils chassent en terre étrangère, pas encore domestiquée. Leur safari est une conquête, une conquête de soi. Catherine Henri l’avait écrit dans un très bel essai, de langue et d’exil, Libres cours, paru chez P.O.L. en 2010.

Avec le grand arpenteur des mondes en Relation, Édouard Glissant (« J’écris en présence de toutes les langues du monde. »), les enfants valises nous font emboîter la poétique de l’ami Frédéric Dumont, plasticien multilingue, qui fait son miel des langues du monde, et le pas allègre du poète Armand Robin :
« Avec de grands gestes / J’ai jeté pendant quatre ans mon âme dans toutes les langues / 
J’ai cherché, libre et fou, tous les endroits de vérité / Surtout j’ai cherché les dialectes où l’homme n’était pas dompté. 
/ Le martyre de mon peuple, on m’interdisait 
/ En français, /
J’ai pris le croate, l’irlandais, le hongrois, l’arabe, le chinois
 / Pour me sentir un homme délivré . . . »