Parler, c’est habiter une langue. Bien ou mal, c’est l’habiter. Qu’elle soit taudis, cabane, palace, labyrinthe ou rêve. Pour les Enfants valises, titre du film, beau et bancal, de Xavier de Lausanne, c’est habiter une langue et une classe. La classe de madame Legrand, dans un quartier de l’Est parisien, qui regroupe ces élèves étrangers arrivés depuis peu, appelés en jargon associatif « primo-arrivants ».
Sissako, Hamza, Aboubacar, Dalel ont des rêves dans le français qu’ils inventent dans la bulle, le cocon de la classe. Leurs textes sont touchants de sincérité, qu’ils racontent leur vie d’avant, leur ancien président, la France, l’amour, ici, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Mali. Leur français tâtonne, premier signe des coups reçus et des coups à prendre. Quand ils vont mieux dans la langue, ils vont mieux tout court. Pour ces adolescents, les mots-valises sont les mots qui voyagent en eux avant de sortir à la surface. Cioran, à la lucidité au couteau, l’avait déjà noté : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. »
[D’autres, appelés « adultes », sont volontaires pour apprendre une nouvelle langue, voire investir une langue à l’alphabet différent, comme l’arabe, l’hébreu. Ou plus encore, une langue sans alphabet, avec dépaysement garanti, tel le chinois ou le japonais. Eux le savent, ils en sont comme grisés : apprendre une langue c’est aussi habiter le corps de la langue, habiter le corps de l’autre. On sent vibrer en soi la langue de l’autre, chaque son découvert, chaque association de mots est une aventure heureuse. L’étranger se domestique. Mais reste étranger dans cette belle ambivalence, cet entre-deux en équilibre instable, enivrant. Car c’est le corps qui apprend la langue, qui la mime, la gestualise, la théâtralise, comme on se le disait un soir avec la poétesse Marielle Anselmo. Se sentir irrigué par les sons de l’autre langue, c’est être différent.]
Les « enfants valises », ces étranges étrangers qui tâtonnent en français, nous réconcilient avec la langue. Ils essaient une langue neuve. Et la rendent neuve. Leur désir de la langue est un désir de vie augmentée. Chez eux, le mot n’est pas « usé par l’habitude et le machinal », comme l’a justement écrit Alphonse Daudet.
Leurs valises à peine rangées, leurs mots sont neufs. Ils sont poètes, dit leur enseignante résolue, madame Legrand. Ils sont Mallarmé pour « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu », ainsi lu dans Le tombeau d’Edgar Poe. Ils sont ce souffle qui passe par les mots de Mallarmé, justement un soir de performance et de grâce avec la comédienne Sophie Bourel.
La tribu, c’est eux bien sûr, c’est la langue de tous les jours. Mais dans leur nouvelle langue, ça tangue, ça titube, ça cahote. Ils chassent en terre étrangère, pas encore domestiquée. Leur safari est une conquête, une conquête de soi. Catherine Henri l’avait écrit dans un très bel essai, de langue et d’exil, Libres cours, paru chez P.O.L. en 2010.
Avec le grand arpenteur des mondes en Relation, Édouard Glissant (« J’écris en présence de toutes les langues du monde. »), les enfants valises nous font emboîter la poétique de l’ami Frédéric Dumont, plasticien multilingue, qui fait son miel des langues du monde, et le pas allègre du poète Armand Robin :
« Avec de grands gestes / J’ai jeté pendant quatre ans mon âme dans toutes les langues /
J’ai cherché, libre et fou, tous les endroits de vérité / Surtout j’ai cherché les dialectes où l’homme n’était pas dompté.
/ Le martyre de mon peuple, on m’interdisait
/ En français, /
J’ai pris le croate, l’irlandais, le hongrois, l’arabe, le chinois
/ Pour me sentir un homme délivré . . . »