Vivant illettré

La poésie aime la sensibilité

or 

s’il est bien sujet qui m’accable et me tourmente 

m’obsède et me régimente,

un sujet entre science et littérature,

entre récit et poésie,

c’est bien le monde sensible

je veux dire la nature

mais voulant la dire 

la confronte à mon ignorance

à tout le moins mon impuissance

non que la liste me rebute

ou que marcher une loupe à la main

à la découverte de lichens ou 

la nuit le nez au ciel à quêter les galaxies 

me chagrine 

non

Ce qui me turlupine

est ce qui m’émerveille 

Ce qui me densifie 

Me disperse 

Ce qui me fascine

Me décourage 

Tant l’œuvre de la nature m’est impossible à lire entièrement.

C’est comme une bibliothèque infinie. 

Or le vivant me rend vivant. 

Alors comment habiter poétiquement le monde ? (voir le compte-rendu donné par Le Carnet de la MRSH Normandie, 30/09/2024, (Maison de la Recherche en sciences humaines) intitulé « journée d’étude sur le thème « Habiter poétiquement le monde. Croisements philosophiques et littéraires »

Dimanche dernier, j’étais en balade,

en balade-haïku 

Balade-haïku, bois de Passy (Yonne), 23 mars 2025.

J’étais submergé 

Un Premier ministre français

a parlé de « submersion » — la submersion, quelle question !

le haïku : « un acier trempé dans la rosée »

J’étais submergé par ce que je voyais, entendais, goûtais, sentais, touchais. 

J’avais beau penser à la grenouille de Bashô 

formule iconique sur un calendrier, 

objet d’une centaine de traductions… 

Vieille mare —

une grenouille plonge

bruit de l’eau 

en V.O. : 古池や蛙飛こむ水のをと

[se prononce : 

Furu ike ya

Kawazu tobikomu

Mizu no oto]

Cette grenouille ou une autre a laissé perplexe Richard Brautigan : 

En feuilletant comme ça 

mon dictionnaire anglais – japonais 

je ne trouve pas le mot grenouille. 

Il n’y est pas. 

N’y a t-il donc pas de grenouilles au Japon. 

Tokyo 4 juin 1976

Brautigan qui définissait ainsi le haïku : « un acier trempé dans la rosée ».

quelle merveille, ce mot de Brautigan !

Alors je me souviens 

de Richard Gonzalez, fin mycologue, qui écrivait ce texte sur son mur Facebook en mai 2024 :

« Tôt ce matin, un couple de Martinets noirs inspectait les rebords du toit de la maison, en quête d’un lieu pour nicher. Je crois qu’ils ont finalement préféré la corniche du voisin, plus large, sous laquelle ils se sont longuement abrités. 

La faune aviaire de mon village est étonnamment riche. En dix mois d’observations attentives, plus de 80 espèces d’oiseaux ont réjoui mes jumelles. Située dans un couloir de migration, la commune bénéficie d’une diversité de milieux naturels plutôt bien préservés, soumis à plusieurs influences climatiques, s’étageant entre 600 et 1900 mètres d’altitude. D’où la première liste ci-dessous, qui mêle espèces hivernantes, nicheuses et de passage. Les prochains printemps permettront de préciser le statut de certaines d’entre elles et de suivre les effectifs des plus sensibles.

1. Aigrette garzette (migration post-nuptiale)

2. Héron cendré

3. Grue cendrée (migration post-nuptiale)

4. Buse variable

5. Faucon crécerelle

6. Faucon pèlerin

7. Faucon hobereau (migration post-nuptiale)

8. Épervier d’Europe

9. Aigle royal

10. Circaète Jean-le-Blanc

11. Milan royal (espèce étonnamment fréquente ici mais statut nicheur très incertain)

12. Milan noir

13. Vautour fauve

14. Chouette hulotte

15. Petit-duc Scops

16. Chevêche d’Athéna

17. Tourterelle turque

18. Tourterelle des bois

19. Pigeon ramier

20. Pic vert

21. Pic épeiche

22. Pic noir

23. Torcol fourmilier

24. Sittelle torchepot

25. Hirondelle rustique

26. Hirondelle de fenêtre

27. Hirondelle de rochers

28. Martinet noir

29. Martinet à ventre blanc

30. Guêpier d’Europe (statut incertain)

31. Huppe fasciée

32. Loriot d’Europe

33. Pie-grièche écorcheur

34. Pie-grièche à tête rousse (très rare en Isère)

35. Bergeronnette grise

36. Bergeronnette des ruisseaux

37. Bergeronnette printanière (migration post-nuptiale)

38. Pipit des arbres

39. Pipit spioncelle

40. Gobemouche gris

41. Gobemouche noir (migration post-nuptiale)

42. Mésange charbonnière

43. Mésange bleue

44. Mésange nonnette

45. Mésange noire

46. Mésange huppée

47. Orite à longue queue

48. Fauvette à tête noire

49. Pouillot véloce

50. Pouillot de Bonelli

51. Tarier pâtre

52. Merle noir

53. Grive draine

54. Grive musicienne

55. Grive litorne (hivernante)

56. Accenteur mouchet

57. Rougegorge familier

58. Troglodyte mignon

59. Rougequeue noir

60. Rougequeue à front blanc

61. Rossignol philomèle

62. Grimpereau des jardins

63. Roitelet huppé

64. Roitelet triple-bandeau

65. Alouette des champs

66. Alouette lulu

67. Moineau domestique

68. Chardonneret élégant

69. Verdier d’Europe

70. Serin cini

71. Linotte mélodieuse

72. Pinson des arbres

73. Pinson du Nord (hivernant)

74. Bouvreuil pivoine

75. Grosbec cassenoyaux

76. Bruant zizi

77. Bruant jaune

78. Bruant des roseaux (1 hivernant le 17 décembre 2022)

79. Niverolle alpine (une apparition le 18 janvier 2023)

80. Corneille noire

81. Grand Corbeau

82. Choucas des tours

83. Pie bavarde

84. Geai des chênes

85. Cassenoix moucheté

86. Crave à bec rouge

Il manque dans cette ébauche d’inventaire encore pas mal d’espèces susceptibles de nicher par ici (je pense à la Caille des blés, au Tarier des prés, à la Mésange boréale par exemple) ou enclines à traverser le ciel en automne. À noter aussi, pour souligner la richesse propre au Trièves, la présence remarquée, sur les communes voisines, du Vautour moine (2 vus le 7 août 2022), de la Chevêchette d’Europe (entendue en avril 2023), de l’Autour des palombes (vu le 15 avril 2023), de la Bondrée apivore (migration en octobre 2022), du Chocard à bec jaune (été 2022) et du Merle à plastron (1 le 2 avril 2023). Il va maintenant falloir ressortir le téléobjectif pour tenter de mettre des couleurs dans cette liste ! »

Plus d’oiseaux, plus d’insectes ?

un texte, un inventaire qui 

ferait presqu’oublier qu’en 40 ans, en Europe, le nombre d’oiseaux a baissé de 

28% en milieu urbain,

18% en forêt

et de 60% en milieu agricole.

Quant aux insectes, c’est pas mieux, même si on s’émeut quelque peu du mal qui touche les abeilles : « Plusieurs études suggèrent des réductions de populations d’insectes en Europe de l’ordre de 80 % au cours des deux décennies écoulées. Les dernières données britanniques indiquent une chute de 63 % entre 2021 et 2024. (Le Monde, 30/04/2025 : « On assiste à un effondrement silencieux des populations d’insectes, il est complètement fou que l’on n’en parle pas plus », selon l’écologue Philippe Grandcolas.)

« On saurait reconnaître les oiseaux à leur chant. »

L’inventaire de Richard Gonzalez me fait penser à « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », de George Perec, l’un à la campagne, l’autre à la ville, dans un même effet d’épuiser le réel.

Le même Perec écrivait dans Espèces d’espaces, une forme d’inventaire réel ou inventé d’espaces, au chapitre « L’utopie villageoise » :

« Pour commencer, on aurait été à l’école avec le facteur.

On irait avec les enfants cueillir des mûres le long des chemins creux ; on les accompagnerait aux champignons ; on les enverrait à la chasse aux escargots.

On serait attentif au passage du car de sept heures. On aimerait aller s’asseoir sur le banc du village, sous l’orme centenaire, en face de l’église.

On irait par les champs avec des chaussures montantes et une canne à bout ferré à l’aide de laquelle on décapiterait les folles graminées.

On jouerait à la manille avec le garde-champêtre.

On irait chercher son bois dans les bois communaux.

On saurait reconnaître les oiseaux à leur chant.

On connaîtrait chacun des arbres de son verger.

On attendrait le retour des saisons. »

 « Ils emplissent l’espace poétique de l’homme »

Me vient aussi en mémoire Oiseaux, de Saint John-Perse, écrit à Washington en mars 1962 :

« Oiseaux sont-ils, de faune vraie. Leur vérité est l’inconnue de tout être créé. Leur loyauté, sous maints profils, fut d’incarner une constance de l’oiseau.

Ils n’en tirent point littérature. Ils n’ont fouillé nulles entrailles ni vengé nul blasphème. Et qu’avaient-ils à faire de « l’aigle jovien » dans la première Pythique de Pindare ? Ils n’auront point croisé « les grues frileuses » de Maldoror, ni le grand oiseau blanc d’Edgar Poe dans le ciel défaillant d’Arthur Gordon Pym. L’albatros de Baudelaire ni l’oiseau supplicié de Coleridge ne furent leurs familiers. Mais du réel qu’ils sont, non de la fable d’aucun conte, ils emplissent l’espace poétique de l’homme, portés d’un trait réel jusqu’aux abords du surréel.

Oiseaux de Braque, et de nul autre… Inallusifs et purs de toute mémoire, ils suivent leur destin propre, plus ombrageux que nulle montée de cygnes noirs à l’horizon des mers australes. L’innocence est leur âge. Ils courent leur chance près de l’homme. Et s’élèvent au songe dans la même nuit que l’homme.

Sur l’orbe du plus grand Songe qui nous a tous vus naître, ils passent, nous laissant à nos histoires de villes… Leur vol est connaissance, l’espace est leur aliénation. »

Les Oiseaux, Georges Braque, Louvre.

La disparition des oiseaux, la disparition des mots

Et si cette disparition des oiseaux allait de pair avec la disparition des mots pour dire le vivant. L’inflation des livres sur le sujet du vivant, symptôme d’une époque qui cherche à définir et redéfinir son lien au vivant.

La galaxie et le lichen

« Car les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages, écrit Romain Bertrand dans « Le détail de la nature, L’art perdu de la description de la nature ». Vite à court de phrases, nous sommes incapables de faire le portrait d’une orée. Un pré, déjà, nous met à la peine, que grêlent l’aigremoine, le cirse et l’ancolie. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une « histoire naturelle » attentive à tous les êtres, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever la « peinture de paysage » au rang d’un savoir crucial. La galaxie et le lichen, l’homme et le papillon voisinaient alors paisiblement dans un même récit. Aucune créature, aucun phénomène ne possédait sur les autres d’ascendant narratif. Comme les splendeurs les cruautés se valaient. Équitablement audibles, les douleurs appelaient d’unanimes compassions. Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment. »

Six solutions, parmi d’autres, pour sortir de l’illéttrisme :

1. Se mobiliser, manifester

2. Vivre en forêt

C’est ainsi que, pendant huit ans, Gabrielle Filteau-Chiba a vécu au cœur de la forêt québécoise. Seule dans une cabane, elle a dû apprendre à vivre dans ce nouvel environnement.

– Répartis en quatre saisons, ses poèmes témoignent de cette quête de sens. 

« J’en viendrai

là c’est clair

à aimer la pénombre

à préférer au jour

mes nuits de veille

raconter le ruisseau gelé

la soif du lac abreuvoir

ce quelque part où enfin

étancher toutes les bêtes en moi »

Gabrielle Filteau-Chiba, La forêt barbelée.

[Gabrielle Filteau-Chiba est née à Montréal en 1987. En 2013, elle quitte le confort d’une vie citadine pour vivre isolée dans la région du Kamouraska. Elle est l’autrice d’une trilogie romanesque remarquée : Encabanée (Le Mot et le Reste / Folio), Sauvagines et Bivouac (Stock / Folio), en cours d’adaptation au cinéma.]

3. Écouter les fourmis marcher sur les feuilles mortes

Marc Namblard est audio-naturaliste. Il écoute les oiseaux autour de chez lui, les fourmis marcher sur les feuilles mortes ou les bruits produits par une plante en photosynthèse. Il dresse des paysages sonores. Écoutez et regardez ce portrait de Marc Namblard (durée : 5’36)

4. Écouter autrement avec 4’33 de John Cage, une performance de William Marx au McCallum Theatre, de Palm Desert en Californie, en 2010.

5. La visite dessinée en forêt : on y reviendra dans un article…

6. La balade-haïku…

etc.

[Congo, J-10] : Faire de sa vie une œuvre d’art, de sa maladie aussi

« Faire de sa vie une œuvre d’art ? », s’interrogeait le philosophe Michel Foucault. « De sa maladie aussi », répond Salvatore Iaconesi. Atteint d’une tumeur au cerveau, cet artiste, militant et ingénieur italien, a créé un site La Cura, pour cesser d’être dépendant et pour être sauvé par ceux qui le liront. Son dossier médical n’est plus réservé aux seuls médecins, en langage d’expert, mais il est livré en open source [« code source du logiciel ouvert »] aux contributions du monde entier.

Salvatore Iaconesi a commencé par lancer un appel vidéo, rapporte Le Monde, 24/08/13 :  » Prenez les informations sur ma maladie et donnez-moi un traitement : créez une vidéo, une œuvre d’art, une carte, un poème, un jeu, ou essayez de trouver une solution à mon problème de santé. Artistes, designers, hackers, scientifiques, médecins, photographes, vidéastes, musiciens, écrivains. N’importe qui peut me donner un traitement. »

Sur le site La Cura qui a reçu 500 000 contributions au bout d’un an : « Nous pouvons changer le sens du mot « soins ». Nous pouvons transformer le rôle de la connaissance. Nous pouvons être humain. »

L’appel du créateur italien réactive une belle question de Michel Foucault (1926-1984), Dits et écrits, n°326, p.392, analysé par Édouard Delruelle, Métamorphoses du sujet. L’éthique philosophique de Socrate à Foucault, De Boeck-Université, 2006. Une analyse disponible en pdf sur le Net.

« Ce qui m’étonne, écrit Foucault cité par Delruelle, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie (…). Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? »

« Dans les écoles philosophiques, poursuit Delruelle les techniques de soi, c’est-à-dire les pratiques par lesquelles on entre en dialogue avec soi-même, ne visent pas à se comprendre, à se déchiffrer, à percer le secret de ses désirs, mais à se façonner soi-même, à se créer et se transformer, à faire de soi-même une sculpture, comme dit Plotin (« Ne cesse jamais de sculpter ta propre statue »).

(…) Il y a dans l’éthique grecque une manière toute à fait originale d’envisager le rapport à soi : comme si nous étions pour nous-mêmes un objet qu’il s’agit de façonner. » Ces techniques sont au nombre de quatre, détaille Delruelle :

1) Il y a d’abord l’entraînement où l’on trouve les pratiques
concernant la sexualité, la diététique, la gymnastique ;
2) Ensuite le domaine de l’ascèse comme ensemble des exercices
par lesquels le sujet se met en situation de s’éprouver soi-même : les
épreuves de purification, de concentration, les retraites ;
3) Ensuite la méditation : la remémoration des faits passés ou la
« préméditation » des maux futurs, ainsi que toutes les techniques de
contrôle de nos représentations [interprétation des rêves notamment].
4) Enfin l’examen de soi et de sa conscience, c’est-à-dire l’évaluation
comparative de ce qu’on fait et de ce qu’on devrait faire (mais non pas
sur le modèle « judiciaire » de la loi et de la culpabilité qui sera celui du
christianisme, mais sur le modèle de l’inventaire, de l’inspection – un
peu comme un architecte vérifiant l’état d’avancement des travaux).
(…)

Dans notre culture, il y a ainsi comme une alternative sur le plan éthique :
– d’un côté, une tradition dominante (issue de Platon, mais transformée et
imposée par le monachisme chrétien) qui considère le rapport à soi comme
une forme d’introspection, de regard sur soi-même, comme si notre être était
à découvrir, à déchiffrer et surtout à juger, à passer au crible de ce qui bien ou
mal, authentique ou inauthentique ;
– d’un autre côté, une tradition « cachée » qui considère le rapport à soi comme
une activité, une transformation, où notre être n’est pas à connaître (et encore
moins à juger) mais à créer, à inventer.
Cette « tradition cachée » de l’esthétique de l’existence, après son apogée dans les
philosophies hellénistiques, n’a ressurgi dans notre culture qu’à de rares occasions : à la
Renaissance, bien sûr (les humanistes italiens, Montaigne), au 18e avec Diderot, au 19e avec le dandysme (Baudelaire, Nerval, Byron, plus tard Oscar Wilde) (on pourrait citer également Jean-Marie Guyau, auteur méconnu d’une Esquisse d’une morale sans obligation) ; au 20e siècle l’esthétique de l’existence se retrouve encore chez des écrivains aussi différents que Gide, Aragon, Malraux, et aussi Michel Leiris, dont les récits autobiographiques L’âge d’homme ou La Règle du jeu répondent explicitement à l’injonction de faire de sa vie une œuvre d’art.


Aujourd’hui, le philosophe Michel Onfray est certainement celui dont la pensée
consonne le plus avec l’esthétique de l’existence (cf. La sculpture de soi). Il répugne à se
réclamer de Foucault, auquel pourtant il doit tant, mais il puise à la même source d’inspiration que lui : Nietzsche, incontestablement le moraliste le plus esthétique, et donc le plus marginal, des temps modernes. »

Papini, une Vie de Personne

J’aime les librairies aux caisses entourées de livres minuscules, de petits formats, petits prix, ou coups de coeur du libraire. La librairie l’Atelier, rue du Jourdain, Paris XXe, dont j’ai vanté les mérites à l’automne, propose en vitrine une collection éditée par FMR/Panama et dont chaque ouvrage est préfacé par José Luis Borgès.

Le Miroir qui fuit de Gioanni Pannini est un de ceux là. Le titre dit bien le fantastique de l’affaire. Passons. A côté, les libraires ont disposé un livre de 47 pages, Le Vie de personne, édité par Allia, dans une collection repérable immédiatement, à 3 euros, qui suscite l’éloge.

Ce Papini écrit tout d’abord quelques pages pour dire à un ami qu’il ne saurait lui dédié son livre, à l’incipit incisif :

Cher Vannicola,

Je n’ai aucunement l’intention de te dédier ce petit livre qui n’est en rien  » exceptionnel « . Je n’ai jamais dédié mes livres à personne [etc.]

Papini serait-il un Diogène vivant de peu ? Un vrai cynique ? Un lucide déplorable ?  Réponse, selon la notice du Larousse :

 » Écrivain italien (Florence 1881 – id. 1956). Fondateur de nombreuses revues parmi lesquelles Leonardo, Lacerba et Rinascita, au centre de la culture futuriste, c’est dans l’autobiographie (Un homme fini, 1912 ; Récits de jeunesse, 1943) et la poésie (Jours de fête, 1918 ; Pain et vin, 1926) que sa philosophie d’autodidacte visionnaire et tourmenté s’exprime avec le plus d’originalité (le Crépuscule des philosophes, 1936).  »

Plus nettement, l’Encyclopaedia Britannica, écrit de Papini :  » l’une des figures littéraires les plus iconoclastes et les plus controversées du début et du milieu de XXe siècle.  »

Dans la bibliographie, on trouve des références qui qualifient d’une part son  » expérience futuriste  » (1913-1914), d’autre part son  » odyssée intellectuelle entre Dieu et Satan « , selon le titre d’une biographie de Lovreglio Janvier.

Et pour confirmer le goût délicieusement nauséeux de l’incipit de La Vie de Personne, le héros de l’un de ses romans, Gog, semble conforme : « Elle ne te paraît pas misérable cette vie, et petit ce monde ? » Pour faire passer son ennui, Gog, homme riche et excentrique, n’hésite pas à acheter un pays, créer des temples, monter une entreprise de poésie, collectionner des géants, des sosies, des squelettes, des cœurs d‘animaux vivants…  résume Tatiana sur son blog.

Pour Le Matricule des Anges :  » Se déploie sous la plume de Papini une vision cynique, agressive et parfois paranoïaque de la réalité sociale et culturelle qui confine souvent à la prophétie. Il faut rappeler que le roman fut traduit en 1932 chez Flammarion dans une version curieusement tronquée de cinq chapitres éloquents, rétablis ici soit avant la Seconde Guerre mondiale et le rugissement industriel, boursier et  » libéral  » du dernier demi-siècle. Le chapitre  » Pédocratie  » est à ce titre éloquent : Papini y dévoile peu ou prou le jeunisme à venir, le culte de la nouveauté, la  » monétisation  » des rapports entre classes d’âge, l’obsession de la vitesse et de l’instantanéité, etc. « 

Les 47 pages de La Vie de Personne ne démentent pas le profil tourmenté de Papini.

Nul autre que lui, semble-t-il, n’aurait pu décrire avec tant de désepérance le point de vue radical d’un foetus sur sa naissance et sa trajectoire toute tendue vers la mort (p.42) :

 » L’homme naît prisonnier dans le ventre maternel ; et il en sort en pleurant, et à peine l’enfance heureuse touche-t-elle à sa fin qu’il redevient prisonnier des lois et des jugements de ses compagnons de servitude ; seul le génie reconquiert au prix du sang et des larmes une douloureuse arrhe de liberté -et à la fin la Mort, qui emprisonne de nouveau le corps entre quatre planches, nous promet l’évasion définitive dans le néant. Chacun de nos efforts, chacune de nos peines réussit à passer d’une cellule à une autre, et c’est dans ces passages que nous respirons assez de ciels pour supporter les hivers infinis de la solitide sans porte de sortie.  »

A la suite de Pierre Bayard, pensant à l’extrême lucidité de Cioran, voire à son nihilisme ontologique, on pourrait évoquer à l’aune de son dernier essai, aux éditions de Minuit, un  » plagiat par anticipation « .

Encore cet extrait sur la vertu du silence (p.14) :  » Le parler au moyen de paroles avec les autres hommes n’est qu’un cas particulier – même s’il est fréquent – de notre bavardage infini.  »

On préfère cette notation :  » Le souvenir, dans le monde, est tout. Le souvenir est la poésie, le souvenir est l’histoire, le souvenir est le bonheur – spécialement le bonheur.  »

[pour la photo de couverture cf. le site de Richard Vantielcke]

Baby-foot

Dans une tentative sans cesse répétée de se dresser sur ses jambes, Yaël (6 mois) essaie de monter sur ses propres chaussettes, dans un mouvement continu de repoussoir.

Chaque pied tente d’enlever la chaussette de l’autre pied. Et vice-versa. A force, les chaussettes tombent au sol.

 

 » Yaël joue au foot avec ses chaussettes. « 

 

La déclaration fait rire aux éclats Sofia,

sa grande soeur de 3 ans.

Muqdisho, Somalie, Où c’est toujours la galère

C’est un café à 1,70 euro en salle. A Paris, rue Lassus, près de l’église Jourdain, sans doute l’un des moins cher de la capitale. Assis, on peut faire un tour du monde gratis. Cinq pendules. De gauche à droite :

  • Manaus, Amazonie ses forêts capitales, 5h20
  • Aït Issad (Algérie), c’est la ville du patron, 10h20
  • Villandry (France), ses jardins, un régal ! 11h20
  • Muqdisho, Somalie, Où c’est toujours la galère, 12h20
  • Les îles Crozet (France ?), 500 m² en plein océan Indien, 12h20.

Le phrasé du marché

A la librairie l’Atelier, 2 bis rue du Jourdain, Paris XXe, les étals du trottoir donnent le ton. L’intérieur est à l’avenant.

Que des livres aux propositions alléchantes. Ne pas s’arrêter à la libraire qui, ce matin, manifeste un commerce expéditif, libraire plus pressée que ses clients.

Marché du jour : Georges Perec, Jeux intéressants, édité par Zulma ; Tony Duvert, L’île atlantique, édité en poche par Minuit ; Antoine Bello, Éloge de la pièce manquante, chez Folio ; et Ailleurs d’Henri Michaux, qui réunit Voyage en Grand Garabagne, Au pays de la Magie, Ici, Poddema, dans la collection de poche Poésie de Gallimard.

Qu’est-ce qui nous fait acheter compulsivement des titres comme pour étancher une soif qui vient avec la lecture, pas avant, mais avec la lecture ?

Pourquoi George Perec ?  » L’écriture est un jeu qui se joue à deux « , aimait-il à dire. Quelquefois une aide supplémentaire serait nécessaire. Jeux intéressants réunit les contributions de l’auteur oulipien à la revue Ça m’intéresse pendant plus d’un an, au début des années 80. On y lit ce genre de devinette : Quel est l’intrus ? (p.45) :

Dans la liste suivante, un mot ne devrait pas logiquement figurer. Lequel, et pourquoi ? écrit, lisible, polysyllabique, court, singulier, masculin, adverbe, orthographiable, intrus, français, substantif, mot, traduisible, prononçable.

Pourquoi Tony Duvert ? Jean-Noël Pancrazi écrivait dans la nécro du Monde qu’il lui consacrait :  » L‘écrivain Tony Duvert, 63 ans, a été découvert mort, le mercredi 20 août, chez lui, dans le petit village de Thoré-la-Rochelle (Loir-et-Cher). Sa mort remonte à environ un mois. Une enquête a été ouverte, mais il s’agit probablement d’une mort naturelle. Tony Duvert n’avait pas publié de livres depuis 1989. On l’avait presque oublié, et pourtant, il a marqué son époque – les années 1970 – par l’extrême liberté qu’il manifestait dans son écriture comme dans sa vie, par un ton unique, fait de crudité et de grâce, par le rythme de sa phrase, sans ponctuation souvent, emportée par le seul mouvement du désir, capable, comme on l’imaginait alors, de changer le monde.  »

En 4e de couv. de L’île atlantique, je lis cet éloge de François Nourissier, extrait du Figaro Magazine du 17 mars 1979 :  » C’est énorme, irrespirable et d’un réalisme à faire peur. « 

Pourquoi Antoine Bello ? Une énigme et un puzzle littéraire en cinquante pièces (dans le désordre), dont la première commence ainsi :

 » Ma victoire n’est pas celle d’un homme, mais celle du continent africain tout entier. certains voudront y voir une revanche, mais ils ont tort : la fonction du puzzle est de rassembler, non de diviser. « 

Pourquoi Henri Michaux ? La réponse est simple : Henri Michaux, c’est la phrase parfaite. Prenez le premier paragraphe, juste après le titre de la nouvelle Chez les Hacs, dans Voyage en Grande Garabagne :

Comme j’entrais dans ce village, je fus conduit par un bruit étrange vers une place pleine de monde au milieu de laquelle, sur une estrade, deux hommes presque nus, chaussés de lourds sabots, solidement fixés, se battaient à mort. « 

 

Exotisme du dimanche

Dimanche, le marché de la Place des Fêtes. L’apiculteur ne propose que du miel saison 2007. Cette année la récolte n’est pas bonne. Il présente un schéma pour s’y retrouver entre les miels liquides, crémeux ou solides, des miels doux à forts. Je goûte l’arbousier, placé à l’extrême : très fort, amer.  » Il peut accompagner une sauce salade « , dit le pitch (comment pitch a-t-il pu entrer au Larousse 2008 ?).

La libraire présente comme à son habitude des petits trésors de poésie. Du classique ce dimanche, mais du bon. Ou Octavio Paz et son discours de Stockholm, La Quête du présent. Ou Le Labyrinthe de la solitude suivi de Critique de la pyramide, traduit de l’espagnol par Jean-Clarence Lambert (Gallimard, 1990).

Ce qui attire mon attention, c’est un livre qu’on feuillette comme on flâne, sans but, pour le plaisir : Grand Inventaire du Génie Français en 365 objets de Jérôme Duhamel, préfacé par Cavanna. Il a été publié la même année que le Labyrinthe de Paz, 1990.

Cet Inventaire c’est Les Miscellanées de Mr. Schott avant la lettre… avec de superbes illustrations de Katell Reymond et une conception graphique de Massin. Et en format beau livre ! Et là, la V.O. est en français…

Selon les âges et les références, on pense au catalogue Manufrance des objets du XXe siècle, aux Mythologies de Barthes ou à la caricature du Français, béret, baguette et les 363 autres objets de son patrimoine… Naturellement, les Arts Premiers n’y sont pas. En 1990, les Arts premiers n’étaient pas à la mode. On peut regretter l’absence des Guignols de l’info, nés justement en 1990… (mais Guignol a son article et ses illustrations).

C’est charmant, drôlement frais. On le parcourt et on le lit sans lassitude.

Extrait de la préface de Cavanna, intitulée  » Furieusement français !  » :

La France est essentiellement exotique. Bien sûr, nous autres, Français, baignés que nous sommes dans cet exotisme, ne le percevons pas comme tel. Il nous est tout naturel, il est la norme. Les exotiques, ce sont les autres. Il y a la France, et il y a, du mauvais côté de la vitre, l’étranger, en vrac. (…)

Beaucoup des objets présentés ici ont un goût de  » plus jamais « . Le célèbre catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Etienne, naguère encore bible illustrée de la campagne française, pointe le nez presque à chaque page. Eh oui, la nostalgie coule à ras bords.  »

Les premiers articles illustrés :

L’accordéon, L’affiche de mobilisation, L’agenda Quo Vadis, Les albums d’Astérix, Les albums de Bécassine, Les albums des Pieds Nickelés, L’alccotest, Les allumettes de ménage, L’almanach Vermot, etc.

La tonalité hisorique est dominante. Comme au marché, on flâne, et on tombe sur les rappels ou des surprises, car les poètes sont convoqués.

Exemple à l’article  » fermeture Éclair « , de Jacques Prévert, extrait de Sanguine,  :

La fermeture Éclair

A glissé sur tes reins

Et tout l’orage heureux

De ton corps amoureux

A éclaté soudain.

Jérôme Duhamel précise :  » Mieux vaut l’avouer tout de suite : la fermeture Éclair, cette invention au nom fleurant si bon la France, partie intégrante de notre patrimoine, est une invention… américaine, etc. « 

Grand Inventaire du Génie Français en 365 objets de Jérôme Duhamel, préfacé par Cavanna, publié par Albin Michel, n’est plus en vente que chez les bouquinistes. Mais l’auteur décidément amateur de listes et d’inventaires avait déjà écrit Le Grand méchant dictionnaire (Laffont/Seghers), Encyclopédie de la méchanceté et de la bêtise (Acropole), Le Mémorial martiniquais (Editions du Mémorial, Nouméa). Par la suite, il écrira plusieurs dizaines de titres, dont Vos gueules les femmes (avec Wolinski), ( » Les 500 petites phrases que les hommes aimeraient bien ne plus jamais entendre ! « ), Dictionnaire inattendu de Dieu, Le Dico tout fou des écoliers, La Passion des livres, etc.

L’époque est à l’inventaire, entre banal et scandale. On pense à Guillaume Durand qui présentera en septembre une nouvelle émission sur France 2, justement le dimanche : L’Objet du scandale.  » Des objets présents sur le plateau comme l’urinoir de Duchamp, un 4 x 4, une kalachnikov ou un baril de pétrole nourriront des débats culturels ou de société. « , signale Jean-Luc Bertet dans le Journal du Dimanche.

Culture alibi

Inquiétude dans l’audiovisuel public après la fin de la pub annoncée et l’incertitude budgétaire qui s’ensuit.

Inquiétude dans la culture après la baisse des subventions annoncées.

Dans le cas de l’audiovisuel public, la « no-pub » attitude serait garante de la qualité.

Dans le secteur culturel, un recentrage des aides vers les institutions culturelles nationales permetrait de rationaliser le secteur.

Dans l’audiovisuel public, on entend poindre le principe : no-pub = qualité. Or la qualité, nous dit-on, serait synonyme de télé populaire. Donc no-pub = télé populaire = qualité = culture populaire.

Ainsi par une curieuse coïncidence, on assimile la qualité (de la télé) à la culture. Mais en même temps on veut économiser la culture, au sens où la culture devrait aussi rendre des comptes.

L’apparition simultanée de l’interventionisme d’état en télé et de la rationalisation d’état dans la culture provoque une curieuse résonance. L’aspect  » financier  » unit, à première vue, ces deux projets. Soulignons un autre mot qui les réunit, le mot  » désengagement « . Dans les manifestations des professionnels de la culture ce 29 février, comme dans le « no-pub » audiovisuel. Dans le premier cas, les manifestants dénoncent un désengagement de l’état. Dans le second, il s’agirait de désengagement publicitaire.

Dans les deux cas, la culture sert d’alibi. En télé, la culture est l’alibi de la qualité. Dans le secteur culturel, l’argument de la culture rationalisée sert d’alibi à une politique culturelle qui se cherche. C’est curieux, vous ne trouvez pas, on ne parle plus d’exception culturelle ? On parle d’économie. C’est dans l’air du temps.

2 CV neuve à 25 000 euros

Au salon Rétromobile , porte de Versailles, à Paris, remarquée cette 2 CV quasi neuve  » jamais immatriculée « , de couleur rouge. Mais sans âme… d’autant que le prix demandé est hors de propos : 25 000 euros !

Née en 1948, la 2 CV a 60 ans cette année. A l’époque le prix annoncé était de 185 000 francs (la 4 CV 245 500 !). L’INSEE nous apprend que 1000 francs de 1948 équivalent en pouvoir d’achat à 31,46 euros de 2007, donc 185 000 francs de 1948 équivalent en pouvoir d’achat … 5 820,60 euros d’aujourd’hui. Ainsi cette 2 CV proposée à 25 000 euros c’est plus de 4 fois le prix d’origine !

On se réfugie sur un autre stand, celui de l’Association 2 CV clubs de France , avec cette trouvaille, un autocollant pour pare-brise, vendu 1 euro :  » Ceci n’est pas une voiture mais un art de vivre. « 

Plus loin, le Raid des baroudeurs vous fait rêver, en organisant des raids en Tunisie (pour débutants) ou pour Vladivostok (pour confirmés). Il peut même vous louer la Deuche (avec une majuscule s’il vous plaît). Son slogan :  » Vie l’âge 2 CV « . On aurait préférer l’impératif qui refuse la nostalgie :  » Vit l’âge 2 CV !  »

De quoi lire ou relire un classique de la littérature :

Extraits des Champs d’honneur, de Jean Rouaud, prix Goncourt 1990 :

 » Quand il pleuvait à verse, ce qui ne constitue pas une anomalie au bord de l’Atlantique, la 2 CV ballottée par la bourrasque, ahanant contre le vent, prenant l’eau de toutes parts, tenait du caboteur délabré embarqué contre l’avis météo sur une mer trop grosse. La pluie s’affalait sur la capote dont on éprouvait avec inquiétude la précarité, tonnerre roulant, menaçant, qui résonnait dans le petit habitacle comme un appel de grands fonds. « 

(…)

« La 2 CV est une boîte crânienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n’y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière ».

D’Haïti à Tahiti, bonne année 2008 !

[animation empruntée à la Maison de la culture de Tahiti]

Bonne année se dit à Tahiti :

ia orana i te matahiti api,

et dans le créole haïtien :

bònn ané,

dans trois des langues d’Algérie (arabe, berbère de Kabylie et français) :

عام سعيد [prononcer : âam saïid], Assegwaz amegaz,  Bonne année.

Au cœur de l’Amérique latine, les Guaranís soufflent :

rogüerohory año nuévo-re

car, alentour, en espagnol :

Feliz año nuevo.

Dans l’océan Indien et à Zanzibar, en swahili, au choix :

soit : mwaka mzuri, soit : heri ya mwaka mpya,

en avion :

Happy new year,

dans les îles corses :

Pace è salute,

et chez les Maoris de Nouvelle-Zélande :

Kia hari te tau hou.