Vallejo : « Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. »

« Je mourrai à Paris par un jour de pluie 

Un jour dont déjà j’ai le souvenir.

Je mourrai à Paris – et c’est bien ainsi – 

Peut-être un jeudi d’automne tel celui-ci. »

César et Georgette Vallejo. Versailles, été 1929.

Les grands poètes sont des visionnaires. Non qu’ils voient le monde qui leur survivra. Mais leur poésie est une vibration qui se propage à travers les années, un écho qui accompagnera les générations futures. Et parmi ces grands poètes, il en est de méconnus. Ainsi César Vallejo, né à la fin du XIXe siècle au Pérou, mort et enterré à Paris, en avril 1938. Plonger dans sa poésie c’est être happé par une langue souveraine, unique et plastique, faite de surprises comme le cahot du chemin, « le rare hoquet d’un ultime spasme délirant – vibre mot » (Aimé Césaire).

« On pourrait penser que depuis le rêve qui conduisit César Vallejo à Paris en juillet 1923, son œuvre trouva en France une terre d’accueil, comme ce fut le cas pour celle de Pablo Neruda ou celle d’Octavio Paz, écrivent les universitaires Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar. En effet, non seulement il fut l’un des poètes majeurs du XXe siècle en langue espagnole, mais il vécut à Paris jusqu’à sa mort, en avril 1938. Il y créa des liens artistiques et politiques très forts, et plaça au cœur de son écriture la vie dans le Paris de l’entre-deux-guerres, fait de misère et de lumière, entre espoir et agonie.

Or, à la différence de ces deux autres grandes figures de la poésie hispano-américaine, la portée de la poésie de César Vallejo en France n’est guère visible, son impact auprès des lecteurs et des poètes français est encore à explorer. »

[Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar, La réception de César Vallejo en France, Crimic (Centre de recherches interdisciplinaires sur les Mondes ibéro-américains), 24/01/2020.]

Grand poète méconnu, César Vallejo. Pourtant, à l’exemple du poème que l’on a choisi de citer ici, sa poésie ouvre des portes et des fenêtres, des mondes et des maisons. Une ouverture jusque dedans la tombe, en écho à la vie de souffrance que fut celle de César Vallejo. Cette lecture m’a rappelé des images d’univers différents, comme si la langue de Vallejo connaissait – par anticipation – ces images. C’est là le génie du poète, par-delà son style. Sa poésie comme légende de photos de tous ordres, serait-ce la puissance de cette langue ?

César Vallejo à Fontainebleau, France, 1926. Courtesy Nettie Lee Benson Latin American Collection

PERSONNE NE VIT PLUS DANS LA MAISON…

– Personne ne vit plus dans la maison, me dis-tu ; ils l’ont tous quittée. Le salon, la chambre, la cour, gisent, dépeuplés. Il ne reste personne, puisqu’ils sont tous partis.

Et moi je te dis : Quand quelqu’un s’en va, quelqu’un reste. Le point par où est passé un homme n’est plus seul. N’est seul, de solitude humaine, que le lieu où nul homme n’est passé. Les maisons neuves sont plus mortes que les anciennes, parce que leurs murs sont faits de pierre ou d’acier, mais pas d’hommes. Une maison vient au monde, non quand on a fini de la construire, mais quand on commence à l’habiter. Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. D’où cette irrésistible ressemblance qui existe entre une maison et une tombe. Sauf que la maison se nourrit de la vie de l’homme, tandis que la tombe se nourrit de la mort de l’homme. C’est pour cela que la première est debout, tandis que la seconde est couchée.

Ils sont tous partis de la maison, c’est la réalité, mais en vérité ils sont tous restés. Et ce n’est pas leur souvenir qui reste, mais eux-mêmes. Et ce n’est pas non plus qu’ils restent dans la maison, c’est qu’ils continuent avec la maison. Fonctions et actions s’en vont de la maison en train, en avion ou à cheval, à pied ou en rampant. Ce qui continue dans la maison est physique, l’agent au gérondif et en cercle. Les pas s’en sont allés, les baisers, les pardons, les crimes. Ce qui continue dans la maison ce sont le pied, les lèvres, les yeux, le cœur. Les négations et les affirmations, le bien et le mal, se sont dispersés. Ce qui continue dans la maison, c’est le sujet de l’action.

César Vallejo (Pérou, 1892 – Paris, 1938), Poèmes humains, Préface de Jorge Semprun, traduction de l’espagnol, notes et postface de François Maspero, édition bilingue, éditions du Seuil, 2014.

Lire d’autres poèmes de César Vallejo sur le blog Les vrais voyageurs. Consulter le site TexLibris, de l’Université du Texas.

Ce poème « Personne ne vit plus dans la maison… », et la relation étroite qu’il établit dans cette langue si puissante qu’est celle de César Vallejo, entre la maison, les hommes, la tombe, m’a suggéré une série d’images, que ma mémoire me rappelait. En voici quelques unes.

  1. Gaza en 2010 [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] 
Taysir Batniji, GH0809, série de 20 photographies, 2010, 30x38cm.

Traduction de la légende :

« Au nord du camp de réfugiés d’Al Shati, à 150 m de la plage.

Superficie : 320 m² sur un terrain de 1 250 m². Rez-de-chaussée : salle de réception, entrepôts. Cinq étages comprenant chacun 3 chambres, un salon, une salle à manger, une cuisine et 2 salles de bains/WC. Verger de 900 m² composé d’oliviers, de figuiers, de vignes et d’une fontaine. Garage dans le jardin. Vue imprenable sur la mer. Nombre d’habitants : 5 familles (23 personnes). »

Dans une interview en 2021, l’artiste palestinien expliquait sa démarche :

« Il s’agit de maisons qui ont été bombardées pendant l’opération « Plomb durci » menée fin 2008, début 2009 contre Gaza. Il y a eu à l’époque environ 1 500 morts dont 500 enfants. De nombreuses infrastructures et habitations ont également été détruites. 

Face à ces destructions, qui ne sont pas sans rappeler les punitions politiques pratiquées durant le mandat britannique (l’occupation anglaise de la Palestine avant 1948) et perpétuées ensuite par le gouvernement israélien, mon travail consistait à rendre hommage à ces maisons et à leurs habitants. Faire mémoire. J’ai fait photographier les décombres par un ami sur place qui avait aussi pour mission de collecter des informations sur ces lieux. J’ai ensuite présenté ces images sous forme d’une agence immobilière fictive, afin de créer un décalage entre ce que le spectateur croit voir et ce qu’il voit.

Il est important pour moi que mon travail évite toute victimisation, tout pathos, tout discours strictement politique. À cette fin, tous les moyens sont bons: la fiction, le détournement… J’essaye d’avoir recours à des « filtres », de garder une distance. »

2. Khan Younis (Gaza), avant-après [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]

3. Un kibboutz (Israël), avant-après [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]

Un kibboutz avant / après. Source Times of Israël, 11/12/2023 : « Les familles du kibboutz Nir Oz en photos, avant et après le 7 octobre. Des photographes créent des images montées de familles brisées par la mort et les kidnappings »
Légende des deux photos par The Times of Israël : « Haim et Lior Peri, le père et le fils, assis devant leur habitation du kibboutz Noir Öz, avant le 7 octobre 2023 et Lior assis, seul, attendant la libération de son père, détenu par le Hamas à Gaza. (Autorisation : Sharon Derhy) »
Par la suite, le journal publiera ces lignes : « Le 3 juin 2024, après avoir obtenu de nouveaux renseignements, l’armée israélienne a confirmé la mort de l’otage israélien Haïm Peri, 79 ans, tué en captivité par le Hamas. » Source : The Times of Israël.

4. Tokyo, la nuit, Mateusz Urbanowicz [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] 

Couverture du livre de Mateusz Urbanowicz.

5. Annonce de Rukan Gozukara sur Facebook, groupe Voyager au Japon, 10 avril 2025

[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] : 

« Bonjour,

Nous serons à Tokyo en mai, et j’aimerais en profiter pour trouver des spots photo de maisons japonaises (ou magasins d’ailleurs), dans le style de la  photo ci dessous. Par exemple : des maisons traditionnelles coincées entre deux immeubles, des habitations atypiques, rétro, ou au charme particulier. 

Merci d’avance 🙏🏻 »

6. Randa Maddah (plateau du Golan), photo extraite d’une vidéo d’artiste : « Light  Horizon », 2012 

[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] 

Démarche présentée ainsi sur le site d’art contemporain Kadist : « Une femme met méticuleusement le ménage d’une maison en ruine dans le village d’Ain Fit dans le Golan syrien occupé. Les forces israéliennes ont détruit le village en 1967, comme ce fut le cas pour de nombreux autres villages. 
Les habitants ont été empêchés de rentrer chez eux, de fuir vers les camps de réfugiés syriens, séparés du reste de leur famille. Randa Maddah est née dans l’un des rares villages restants, Majdal Shams, situé sur la ligne de cessez-le-feu d’où elle pouvait contempler « l’autre côté » inaccessible. 
Une caméra fixe filme l’artiste faisant le ménage dans une maison en ruine, la rénovant avec des rideaux flottants, une table, une chaise et un objet étrange qui ressemble à une bombe. Après avoir terminé son travail, l’artiste s’assoit et contemple l’horizon vers la Syrie où, à cette époque, les réfugiés syriens de Golan souffraient des difficultés de la guerre. 
La performance vidéo Light Horizon relie les exilés des deux côtés de la frontière à travers le processus empathique de création d’une image miroir où la vie quotidienne résiste à l’oubli. En créant la familiarité au milieu de la tragédie et de la destruction, en maintenant la propriété des déracinés, en ritualisant leurs vies perdues, l’œuvre appelle à leur retour. »

7. Alex Webb, photographe américain (Haïti)

[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] 

Port-au-Prince, Cité-Soleil, 1986.

8. Perfect Days, film de Wim Wenders, avec Kōji Yakusho

[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]

Pablo Neruda, la fonction du poète

Alors que l’enquête sur la mort du poète chilien a été réouverte, ainsi que la justice chilienne l’a ordonnée il y a un an (a-t-il été empoisonné en 1973 au lendemain du putsch du général Augusto Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende, ami du poète ?), il n’est pas inutile de relire ces quelques lignes qu’il consacrait à la fonction du poète, au printemps 1960. Des lignes empreintes du souffle de la Révolution cubaine, notamment.

y éstos son los oficios del poeta, 

del aviador y del picapedrero: 

debemos hacer algo en esta tierra 

porque en este planeta nos parieron 

y hay que arreglar las cosas de los hombres 

porque no somos pájaros ni perros. 

Y bien, si cuando ataco lo que odio, 

o cuando canto a todos los que quiero, 

la poesía quiere abandonar 

las esperanzas de mi manifiesto, 

yo sigo con las tablas de mi ley 

acumulando estrellas y armamentos 

y en el duro deber americano 

no me importa una rosa más o menos: 

tengo un pacto de amor con la hermosura: 

tengo un pacto de sangre con mi pueblo.

Extrait de Pablo Neruda (1904-1973), Chanson de geste, Canción de gesta, 1960, traduit de l’espagnol (Chili) par Pablo Urquiza, bilingue, Abra Pampa éditions et Le Temps des Cerises, 2017.

voici la fonction du poète, 

de l’aviateur et du casseur de pierres : 

nous devons faire quelque chose sur cette terre 

car on nous a conçus sur cette planète 

et il faut arranger les choses des hommes 

car nous ne sommes ni des chiens ni des oiseaux. 

Alors, si quand j’attaque ce que je hais 

ou quand je chante tous ceux que j’aime, 

la poésie veut abandonner 

les espoirs de mon manifeste, 

je continue avec les tables de ma loi, 

ramassant étoiles et armements 

et dans le dur devoir américain 

peu m’importe une rose de plus ou de moins : 

j’ai un pacte d’amour avec la beauté : 

j’ai un pacte de sang avec mon peuple.

Extrait de l’avant-propos par Pablo Neruda :

Ojalá que mi poesía sirva a mis hermanos del Caribe, en estos menesteres de honor. En América entera, nos queda mucho que lavar y quemar. 

Mucho debemos construir.

Que cada uno aporte lo suyo con sacrificio y alegría. 

Tanto sufrieron nuestros pueblos que muy poco les habremos dado cuando se lo hayamos dado todo 

Pourvu que ma poésie servent à mes frères des Caraïbes, dans ce besoin d’honneur. Dans l’Amérique entière, il nous reste beaucoup à laver et à brûler. 

Nous devons beaucoup construire. 

Que chacun donne de sa personne avec sacrifice et joie. 

Nos peuples ont tellement souffert que lorsque nous leur donnerons tout ce sera encore peu.

Pablo Neruda, A bord du paquebot Louis Lumière entre l’Amérique et l’Europe, le 12 avril 1960

Ce poème pourrait alimenter l’éternel dilemme entre poésie engagée versus divertissement. Selon les intellectuels engagés, un terme tombé en désuétude au XXIe siècle, l’utile (politiquement) s’opposerait au futile, divertissement et autres passe-temps. Selon les tenants d’une société du spectacle contemporaine, le divertissement serait prioritaire. Ainsi le directeur de Disney, Bob Iger, avait déjà déclaré en 2014 : « Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif numéro un. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages. » Ecouter/lire cette chronique de France Culture, du 17/02/2025.

Sur un autre front, celui des footballeurs de classe internationale, accusés, avec leurs fréquents et longs déplacements en avion, de carboner un maximum la planète, le divertissement du grand spectacle, dans les stades et sur le petit écran, devrait les exempter de toute responsabilité environnementale. Comme si, là aussi, une politique de sobriété était l’empêcheur de jouer en rond au ballon : « Le message implicite du sport roi semble être qu’il peut s’exonérer de ses responsabilités environnementales et consommer toujours plus de ressources au motif qu’il divertit ou fait rêver. » , écrit le journaliste Jérôme Latta, dans sa chronique du Monde du 17 février 2025.

Or, à bien le lire, le poème de Neruda n’est pas qu’un éloge de l’engagement et un manifeste politique. C’est aussi une ode à la beauté, dont on retiendra ce qui nous parait essentiel « peu m’importe une rose de plus ou de moins :  j’ai un pacte d’amour avec la beauté ».

Pour Humboldt tout est lié

« Humboldt a révolutionné notre conception de la nature il a inventé le concept de toile du vivant. Il disait que la terre était un organisme vivant dans lequel tout était interconnecté. Et il a été un des premiers à avertir du changement climatique provoqué par l’homme. »

Andrea Wulf, biographe de Alexander von Humboldt (1769 – 1859), dans le film docu-fiction Humboldt et la redécouverte de la nature, de Tilman Remme (Allemagne, 2018, 55 min), diffusion Arte.

Son livre : L’invention de la nature, Les aventures d’Alexander von Humboldt, traduit de l’anglais par Florence Hertz, Les Editions Noir sur Blanc.


Un Brésil, trois écrivains

Trois écrivains brésiliens, trois exemples d’une littérature qui questionne le monde : Bernardo Carvalho, auteur de Reproduction (Métailié), Luiz Ruffato, auteur de À Lisbonne j’ai pensé à toi (Chandeigne) et coordinateur de l’anthologie Brésil 25 (Métailié)
Ana Maria Machado, auteur de La Mer ne déborde pas (Éditions des femmes).

« On devrait interdire de se gausser de qui s’aventure dans une langue étrangère »

« On devrait interdire de se gausser de qui s’aventure dans une langue étrangère. Un matin, en sortant du métro, je me suis rendu compte que je m’étais trompé de station : à peu près la même couleur bleue, presque le même nom que la sienne, j’ai téléphoné de la rue et je lui ai dit : je presque arrive. Dans le même temps, je me suis douté que j’avais lâché une bêtise, car ma professeur m’a demandé de répéter ma phrase. Je presque arrive… c’était probablement le mot presque qui posait problème. Oui mais voilà au lieu de me signaler l’erreur, elle me l’a fait répéter, répéter, répéter, et là-dessus a éclater de rire, un rire en cascade, du coup j’ai raccroché. En me voyant sur le pas de sa porte, elle a eu une nouvelle crise, mais plus sa bouche essayait de la réprimer, plus tout son corps était convulsé  de rire. Elle a fini par me dire qu’elle avait compris que j’arrivais petit à petit, d’abord le nez, puis une oreille, puis un genou, une plaisanterie que je n’ai pas trouvé tellement drôle. »
Ce texte de Chico Buarque est extrait de Budapest (Gallimard, 2005), traduit par Jacques Thériot, placé en ouverture du recueil de nouvelles Brésil 2000-2015, ouvrage présenté et coordonné par Luiz Ruffato pour les éditions Métailié, dans la collection Suites, en préfiguration du Salon du livre de Paris (20-23 mars 2015) où le Brésil est l’invité d’honneur.

Borges et la parabole du haïku

Du salut par les œuvres

« Au cours d’un automne, au cours de l’un des automnes du temps, les divinités du shinto, une nouvelle fois, s’assemblèrent à Izumo. Ont dit qu’elles étaient huit millions mais je suis un homme très timide et je me sentirais un peu perdu parmi tant de monde. D’ailleurs, il ne convient pas de manier les nombres inconcevables. Disons qu’elles étaient huit car le huit est, dans ces îles, de bon augure.
Elles étaient tristes mais ne le montraient pas car les visages des divinités sont kanjis, ne se laissent pas déchiffrer. Sur la verte cime d’une colline, elles s’assirent en rond. Du haut de leur firmament, ou d’une pierre, ou d’un flacon de neige, elles avaient observé les hommes. Une des divinités dit :

Il y a un grand nombre de jours, ou un grand nombre de siècles, nous sous sommes réunies ici pour créer le Japon et le monde. Les eaux, les poissons, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, es générations des plantes et des animaux ont été des réussites. Afin que toutes ces choses ne les accablent pas, nous avons donné aux hommes, la succession du temps, le jour pluriel et la nuit une. Nous leur avons même octroyé le don de tenter quelques variantes. L’abeille refait toujours la même ruche ; l’homme a imaginé des instruments : le soc de la charrue, la clé, le kaléidoscope. Il a aussi imaginé l’épée et l’art de la guerre. Il vient d’imaginer une arme invisible qui peut être la fin de l’histoire. Avant que ne se produise ce fait insensé, faisons disparaître les hommes.

Elles réfléchirent. Une autre divinité dit sans hâte :

C’est vrai. Ils ont imaginé cette chose atroce mais il y a aussi cette autre chose, qui tient dans l’espace qu’occupent les dix-sept syllabes qui la composent.

Elle les entonna. Ces syllabes étaient dans une langue inconnue et je ne pus les comprendre.
La divinité la plus âgée décréta :

Que les hommes continuent d’exister.

Ainsi, grâce à un haïku, l’espèce humaine fut sauvée. »

Izumo, 27 avril 1984.

Jorge Luis Borges, en collaboration avec María Kodama, Atlas, Gallimard, 1988, traduit de l’espagnol par Françoise Rosset.