Rosângela Rennó et les traces de la mémoire

À Paris Photo, la photographe brésilienne Rosângela Rennó a été récompensée du Prix du livre de l’année, organisé avec la Fondation Aperture, pour A01 [COD.19.1.1.43] — A27 [S | COD.23], titre code, numéro d’enquête de police sur un vol resté impuni : la disparition et la mutilation de 751 photos, et 195 autres documents dans le département d’iconographie de la Fondation de la Bibliothèque Nationale du Brésil lors d’une grève des employés en 2005.
Ce vol spectaculaire s’est déroulé sans effraction, mais avec d’évidentes complicités internes et un choix judicieux des oeuvres dérobées. Leur remplacement par des archives d’autres photographies a retardé la découverte de ce délit à grande échelle contre la mémoire d’un pays, ces photos étant inscrites au registre Mémoire du monde par l’UNESCO.

Dans une table ronde de la « Plateforme  » de Paris photo, vendredi 15 novembre, Rosângela Rennó a dénoncé cet « effacement et cette amnésie historique », dénonciation qui prend la forme d’un livre remarquable, justement primé, qui représente le dos des photos retrouvées mutilées. La photographe joue sur le paradoxe : ne pas montrer la photo mutilée mais son dos, son verso, soulignant ainsi l’absence et le regret d’une mémoire trafiquée, dérobée. Les auteurs du forfait n’ont pas été identifiés mais les soupçons s’orientent vers des professionnels de la photo, qui connaissent le prix du patrimoine. Car la mémoire a un prix. Ce qui a fait dire à Rosângela Rennó à Paris Photo, et ce qui constitue un autre paradoxe : « C’est le marché de l’art de la photo qui a suscité ces cambriolages. »

On devine par exemple en transparence la trace fantomatique des croiseurs de la marine brésilienne au XIXe siècle, photos dont l’auteur, le Français Marc Ferrez, est par ailleurs représenté dans l’espace de l’Institut Moreira Salles, qui propose l’exposition « Regard sur les villes », et les trois grandes cités, Rio, Sao Paulo et Brasilia. Un ensemble édifiant sur les villes, la nature et leur frontière, notamment dans les photomontages en trompe-l’œil de Caio Reisewitz. Ici Casa Canoas (maison d’Oscar Niemeyer) :

Sur le travail de Rosângela Rennó, voir le blog Lunettes rouges.

Au Congo, Les Enfants des mille jours

En ce jour, du 40e anniversaire du coup d’État, le 11 septembre 1973, diffusion aux Ateliers Sahm de Brazzaville, du film Les Enfants des mille jours, de Claudia Soto Mansilla et Jaco Bidermann. Témoignages d’anciens sympathisants des années Allende au Chili (1970-1973). Émouvant de projeter dans ce pays un documentaire sur le travail de la mémoire, la parole empêchée, la démocratie renversée.

by Iskrafilms

Il y a 40 ans, au Chili, Allende au temps du rêve

Les Enfants des Mille jours, le documentaire qui sort en salle le 2 octobre, de Claudia Soto Mansilla et Jaco Bidermann, revisite les trois années de l’Unité populaire au Chili pendant la présidence de Salvador Allende du 3 novembre 1970 au 11 septembre 1973, date du coup d’État, il y a 40 ans. Des militants ou sympathisants de l’époque témoignent avec précision de ce qui a été pour les électeurs d’Allende le temps du rêve avant Pinochet.

Excellente libération d’une parole longtemps tue sur une page d’histoire faite dans la fierté puis dans l’effroi, Les enfants des Mille jours restitue, reconstitue, déplie une période d’euphorie puis une perte pour des millions de Chiliens amputés de leur mémoire. Claudia Soto elle-même ayant quitté son pays à l’âge de 4 ans, s’entretient avec son père à la mémoire scintillante de précision, avec l’ancien chauffeur d’Allende dont la parole appliquée fait revivre le quotidien passé auprès de celui qui apparaît comme profondément humain. Ainsi ces témoignages. Celui de Claudina Núñez, mairesse communiste à Santiago : « Allende a été pour moi la première machine à coudre de ma mère, la première cuisinière pour ma mère. Avant elle cuisinait au charbon, au bois, avec des chiffons, à la paraffine. »

Lors de leur tournage, Claudia Soto Mansilla et Jaco Bidermann ont eu la chance de filmer en décembre 2009 trois jours d’hommage pendant les obsèques de Victor Jara, chanteur emblématique de la période des Mille jours.

L’alternance des paroles des grands témoins et des obsèques tardives du chanteur donne une âme irrésistible au documentaire.

Comme ces autres témoignages : (à propos d’Allende 🙂 « Sa voix a toujours fait partie de ma vie, m’a aidée à grandir. »
(à propos des élections de septembre 1970) : « Cette heure transcendante de notre vie »
ou cette couturière : « Nous étions les enfants du soleil. » Ou encore cette femme : « Allende me faisait rêver que j’étais une personne, que j’étais capable d’aller à l’université, que j’avais un avenir splendide, que le développement de mon pays passait par ma participation. »

Une femme : « Nous n’avons jamais cessé d’être jeunes, la vérité et la justice ne sont pas négociables. »

Pour soutenir la diffusion, c’est ici. La production est signée Iskra.

Le film Septembre chilien, de Bruno Muel, ressortira sur les écrans le 2 octobre prochain. Il est programmé avec Les Enfants des mille jours de Claudia Soto et Jaco Bidermann. Avant-première le 11 septembre au Nouveau Latina (20, rue du Temple, 75004 Paris).

Voir le dossier de Le Monde diplomatique.

Padura en poche

À signaler la mise en vente ce 10 janvier de L’homme qui aimait les chiens, de Leonardo Padura en version semi-poche chez Métailié. Formidable roman, du club des plus de 700 pages, que ce Padura là, l’un des meilleurs romans historiques de 2011, où s’entrecroisent les destinées de Trotski, de son assassin Ramón Mercader et d’Ivan, écrivain cubain, écrivain frustré. C’est grandiose.

Recommandé : « Historias », un film où personne ne meure la veille

Historias  les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient, film Brésil/Argentine/France de Julia Murat. Avec Sonia Guedez, Lisa E. Favero, Luiz Serra. (1h38).

 

Résumé par le distributeur Bodega films : « Comme chaque matin, Madalena pétrit et cuit le pain pour la boutique d’Antonio. Comme chaque jour, elle traverse la voie de chemin de fer désertée par les trains depuis de longues années, nettoie la porte du cimetière condamné, va écouter le sermon du prêtre puis prend le déjeuner avec les autres habitants de Jotuomba.

Se raccrochant à la mémoire de son mari défunt, vivant dans ses souvenirs, Madalena est rappelée à la vie lorsque Rita, une jeune photographe, débarque dans cette ville fantôme où le temps semble s’être arrêté. »

Il y a des films qui vous font voyager dans le temps et d’autres, très rares qui vous suspendent dans le temps… Historias est un film d’une grande poésie au pays du réalisme merveilleux… qui bat au rythme de la répétition des mêmes gestes, des mêmes dialogues entre vieux d’un village oublié par la modernité, dont on devine la gloire ancienne. Le temps s’est arrêté, le cimetière est fermé, une vieille dame aimerait bien mourir mais elle ne peut pas, car ici personne ne meure plus. L’apparition d’une jeune femme photographe dont les clichés valent leur pesant de talent, noirs et blancs où deux images (décor et visage) se superposent, cette apparition loin de rompre le charme va le décupler…

Un film qui aurait pu s’appeler, selon le toast porté par Antoño : « Personne ne meure la veille. »

Carlos Fuentes, la mort d’un grand du Mexique

L’écrivain mexicain Carlos Fuentes est mort à l’âge de 83 ans, a annoncé, mardi 15 mai, sur son compte Twitter le président Felipe Calderon. « Je regrette profondément la mort de notre estimé et admiré Carlos Fuentes, écrivain et Mexicain universel. Qu’il repose en paix », a écrit le président sur le site de micromessagerie. Selon la presse locale, il aurait succombé à des problèmes cardiaques dans un hôpital du sud de la capitale mexicaine. [Le Monde].

L’un de ses romans les plus connus est La Mort d’Artemio Cruz : Un riche homme d’affaires mexicain se meurt, au milieu des siens, dans les années 1950. De chapitre en chapitre, sa mémoire et sa conscience sont progressivement atteintes, jusqu’à

l’issue fatale. « Dans cette biographie on navigue comme dans un archipel, d’île en île, c’est-à-dire de femme en femme, car les affaires —agriculture, mine, industrie, édition, immobilier, etc— qui assurèrent la fortune d’Artemio, fils bâtard d’un propriétaire foncier qui l’a abandonné, ne forment pas l’essentiel du récit. Les seuls épisodes essentiels de son ascension correspondent à des épisodes de la guerre civile » (Wodka).

Nous avions rencontré en 2009 dans sa maison du quartier San Jerónimo (Sud de la capitale mexicaine) l’écrivain-diplomate francophile (il avait été ambassadeur de son pays en France) peu avant le Salon du livre de Paris, où le Mexique était le pays invité d’honneur.

Voici ce reportage en lettres mexicaines :

De même, il était invité dans l’émission Ce soir où jamais :

Voir le site de Carlos Fuentes sur Club Cultura (en espagnol).

Voir Un jour avec Carlos Fuentes (Azteca TV) : archives, Légion d’honneur, sa bibliothèque, les deux sons « typiquement » mexicains avec les mains (à 24′)… très diplomatique :

Lire dans El Paìs (en espagnol) l’une de ses dernières interviews, lors de sa visite de la Foire du livre de Buenos Aires : « Je n’ai aucune peur littéraire », évoquant un titre à venir : « La danse du centenaire », citant Picasso : « Quand on est jeune, c’est pour la vie », retraçant ses matinées d’écriture, très matinales…

Lire sa dernière interview traduite en français dans Courrier international.
Lire le dossier complet d’El País : « Adieu à l’un des piliers du « boom » latino-américain ».

Lire la nécrologie du New-York Times.

La réaction de Mario Vargas Llosa : « Une curiosité universelle » (El Pais) :

(c) El Pais, non daté (de gauche à droite : Vargas Llosa, Fuentes, Garcia Marquez)

Lire Rue 89 : « Mort de Carlos Fuentes, un écrivain mexicain au cœur de l’histoire »

Triple crossing, un polar transfrontière

Triple Crossing… le titre américain a été gardé pour la traduction française (Anne Guitton) chez l’éditeur Liana Levi. Premier roman du journaliste américain Sebastian Rotella, spécialiste de terrorisme et des frontières entre Etats-Unis et Mexique et de la triple frontière entre Brésil, Argentine, Paraguay, zones de tous les trafics.

L’intérêt de Triple Crossing est aussi dans son enquête qui constitue un prolongement intelligent à l’enquête journalistique, qui est le lot quotidien de Sebastian Rotella et de son agence Propublica.

Triple Crossing rappelle La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, de Junot Diaz, par son langage spanglish ou portugnol. Mais là où Diaz et sa traductrice en français Laurence Viallet ont inventé une langue mixte, aux niveaux vertigineux, Rotella se limite à des recherches de vocabulaire, très explicites.

Rapprochement plus net avec le film du Mexicain Gerardo Naranjo, Miss Bala :

Ce Padura est décidément du meilleur cru !

Son Homme qui aimait les chiens (la biographie croisée de Trotski et son assassin, dont l’ambition n’est ni plus ni moins de restituer une partie de sa mémoire occultée à Cuba) n’en est pas à son premier prix, et ce n’est pas fini !

Le Prix Roger Caillois 2011 de littérature latino-américaine a été décerné à l’écrivain et journaliste cubain Leonardo Padura, « connu pour ses romans noirs corrosifs », croit bon de préciser l’AFP.
Le Prix Roger Caillois de littérature française a été attribué à Pierre Pachet et celui de l’essai à Jean-Pierre Dupuy, ont annoncé mardi dans un communiqué la Maison de l’Amérique latine, la Société des amis et lecteurs de Roger Caillois et le PEN Club français.

Sur Padura, lire Papalagui avec :

Initiales : Où j’ai laissé mon âme ? À Cuba !

Leonardo Padura, ce très grand roman (Le Devoir)

Leonardo Padura, l’optimiste (Foire du livre de La Havane)

Padura, à lire en français, en espagnol, en russe…

Cuba, bibliothèque idéale ?

La mort de Daniel Sada, lettré du Mexique profond

L’écrivain mexicain Daniel Sada vient de mourir d’une longue maladie à Mexico à l’âge de 58 ans. Il s’était rendu célèbre par son roman rabelaisien L’Odyssée barbare, publié en 2009 en français, année de l’invitation d’honneur au Mexique au Salon du livre de Paris.

(c) Hispanically speaking news

Daniel Sada avait vécu un fait divers d’une certaine banalité hélas ! quand des soldats dérobent une urne dans un village sous le nez des électeurs. Il en fit en 1999 Porque parece mentira la verdad nunca se sabe [Parce qu’elle ressemble à un mensonge, jamais la vérité n’est connue], traduit en français « L’Odyssée barbare », œuvre joycienne, pour son éditeur Passage du Nord-Ouest, saluée par Álvaro Mutis et Carlos Fuentes qui voyait en elle une « révélation pour la littérature mondiale », « étonnante » pour El País avec ses 90 personnages et 650 pages.

Romancier du désert, selon le quotidien El Universal, écrivain du Nord (catégorie récente, controversée et approximative, mais qui souligne la vitalité littéraire de ce pays inexhaustible), difficile d’étiqueter Daniel Sada, conteur, romancier, poète, selon La Crónica de Hoy tant il échappe au commun.

Son traducteur francophone, Claude Fell, dit de L’Odyssée barbare dans une très belle synthèse pour le Centre national du Livre : « Sada construit une métaphore du Mexique, un « arbre aux histoires », divisé en quinze « périodes » comportant elles-mêmes des chapitres courts et hantés par plus de quatre-vingt-dix personnages. Corruption, violence, rêves, amours, petites et grandes histoires, tout est brassé dans un flux narratif constamment maîtrisé qui ne cède jamais au folklore régionaliste ni à la fascination de l’anecdote.»

Né en 1953 à Mexicali, Basse-Californie dans les températures de 52°C, Daniel Sada a grandi dans un bourg de mille habitants, de son propre aveu, « comptant plus de morts que vivants ». Son enfance, passée sans autre influence que des œuvres classiques (allant jusqu’à croire que Don Quichotte était le dernier roman de la littérature) fait qu’il acquiert, selon Philippe Ollé-Laprune, directeur du centre culturel Casa Refugio Citlaltépetl « un sens de la langue peu commun ».

Remarquée par Roberto Bolaño comme « l’une des œuvres les plus ambitieuses de notre langue », l’entreprise de Daniel Sada était empreinte de l’influence de la figure tutélaire des lettres mexicaines, Juan Rulfo et de ses « ruses ». L’auteur de L’Odyssée barbare (lecteur lui-même de L’Illiade) admettait que son style n’avait rien à voir avec la brièveté ou le baroque, il le définissait comme « un chant aux dialectes du Nord, aux néologismes et à la contamination linguistique, au fabuleux goutte-à-goutte [goteo] de sons qui s’entend dans le Mexique profond », selon un entretien à El País, en 2011.

L’Odyssée barbare est une œuvre marquante – au-delà même du champ littéraire – pour le critique Christopher Domínguez Michael  : « Daniel Sada ne peut pas se détourner de la responsabilité d’avoir écrit le roman plus diaboliquement difficile de la littérature mexicaine. Il impose la féroce souveraineté du langage au point que, plus que désirer des lecteurs, il les invite à l’exil. »

Daniel Sada été récompensé d’un prix littéraire le jour de sa mort, vendredi 18 novembre 2011, le Prix national des sciences et des arts, nouvelle qu’il n’aura pas appris, car il était plongé dans l’inconscience. À quelques jours de l’un des plus grands rendez-vous du livre latino-américain, le FIL, le 26 novembre, à Guadalajara.

Un autre titre de Daniel Sada est traduit en français, L’Une est l’Autre, aux Allusifs (2002).

Lire le vibrant hommage de Martín Solares sur FB : « Il ne s’intéressait pas au luxe ni au pouvoir, bien que son écriture soit un véritable luxe, bien que personne ne pouvait écrire comme lui. »

Lire la nécrologie d’El País : « Daniel Sada, créateur d’un paysage unique en espagnol »

Écouter Daniel Sada au Salon du livre de Paris, 2009, Salón del Libro

Écrivains mexicains 2009 (documentaire de 13′)

Un voyage en compagnie d’écrivains mexicains, à l’occasion du Salon du livre de Paris de 2009.
Carlos Fuentes, le doyen, l’ambassadeur, et Paco Ignacio Taïbo II, le biographe et l’auteur de polars, nous ouvrent leur bibliothèque.
Trois jeunes auteurs sont nos guides dans un pays soumis à l’hyperviolence des narcotrafiquants, héritier de hautes cultures (olmèque, maya, aztèque, toltèque), où bouillonne une littérature solaire mais désenchantée, aux richesses méconnues.
Cette balade littéraire, mise en images par Jean-Pierre Magnaudet, nous emmène à Tampico, sur le Golfe du Mexique, en face des Caraïbes. Martín Solares s’est inspiré de sa ville natale pour écrire un roman policier qui résonne dans la terrible actualité du pays : Les minutes noires (Christian Bourgois éditeur).
A Coyoacán, quartier paisible d’une capitale démesurée, Guadalupe Nettel raconte son goût pour toutes les formes de beauté, projet développé dans son recueil de nouvelles, Pétales et autres histoires embarrassantes (Actes Sud).
Plus au Sud, à Oaxaca, la rebelle, se rejoignent les traces des Codex, grands récits aztèques, et le tout premier recueil de poèmes en langue mazatèque, Tatsjejín nga kjabuya (« La mort n’est pas éternelle », bilingue espagnol).
Juan Gregorio Regino nous dit ce qui change quand il écrit dans une langue indienne, l’une des 65 du Mexique de 2009.