Poète, quel sang coule dans ton poème ?

دمُ مَنْ هذا الذي يجري في قصيدتكَ أيها الشاعر ؟
عمياءُ قصيدتُك
وصوتُكَ أعمى
لكنَّ الهواءَ يُهَدْهِدُ الشَّهلَ والعشبَ يهمسُ للقتيل.
القمحُ يتطاولُ
ليرى
ارتجافَ الهضبَة.

Poète, quel sang coule dans ton poème ?
Aveugle est ton poème,
aveugle est ta voix.
Mais l’air berce la plaine, l’herbe chuchote à la victime.
Le blé grandit
pour voir
trembler la colline.

[Nouri al-Jarrah (Damas, 1956), Sept jours, Poème, éditions Europia, 2013, bilingue, traduction Rania Samara]

À force de penser à Alep, je suis devenu un autre homme

#Alep #حلب « La seule chose au monde qu’il vaille la peine de commencer :
La Fin du monde parbleu. »
Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

À force de penser à Alep, je suis devenu un autre homme, dévasté, déflagré, un migrant de moi-même, un Alepin errant, orbites vides, fenêtres trouées, aux murs chicots, façades cramées, ses alignements de calcaleums, ses prurits de galeries gercées d’impacts, ses démangeaisons purulentes, la peau en lambeaux, ses hardes en charpie d’hommes, son psoriasis, sa liberté asphyxiée, ses scrofules infréquentables, à force de penser à Alep, je suis devenu cette poussière, cette lie de mémoire confite dans son souvenir glorieux, simple homoncule d’un passé étouffé, naguère de magnifique fraternité, ô Mutanabbī : المتنبّي aujourd’hui ‬ dans l’étranglement catarrheux de son dernier souffle, gésine putride de mon humanité perdue.

Alep, connaissance inutile ?

 

Alep brûle et brûlera sans fin.
Que me chaut
que la colère
soit mauvaise conseillère,
inutile et ridicule.
Ridicules voyeurs
de guerres lointaines
nous le sommes.
Alep brûle hurle agonise
et nous simples particules
simples pixels
de conscience éloignée
derrière nos écrans
nous nous ébahissons
de notre effroi distant.
Aujourd’hui la Chine et la Russie
se sont alliées pour un veto…
« Bombardez ! », disent-ils
le jour d’un massacre sanglant
à Ma’arrat al-Numan dans la banlieue d’Idleb
Alep ne sera pas
la première ville capitale
détruite
comme une pourriture
à nettoyer.
Mais c’est la première
où autant de spectateurs
assistent en direct
à une perte colossale.
Ensemble dans l’effroi.
Avec Alep c’est  la
dignité d’homme
qui est rongée.
Que pourrons-nous après ?
Rien.
Seuls les poètes
seront notre impossible consolation.
Me vient ce rappel de
Charlotte Delbo, la survivante dans sa dignité insurpassable, écrit au retour des camps de concentration, ce texte publié en clôture de ce titre ô combien vertigineux : « Une connaissance inutile ».
Alep, connaissance inutile ?

« Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte, sportif, lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.

*

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

*

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même
expliquer comment. »

Charlotte Delbo, Auschwitz et après II. Une connaissance inutile, Les Éditions de Minuit, 1970

The Caravan, théâtre itinérant syrien au Liban

The-Caravan

Dans un pays où l’on compte un Syrien pour quatre Libanais, ‘The Caravan » est un théâtre itinérant qui montre sur le toit d’une voiture des scènes qui appuient là où ça fait mal : droit d’asile, amour ou discriminations à l’encontre des réfugiés Syriens.

Sabine Choucair, activiste culturelle à Beyrouth, documentariste, co-fondatrice d’une compagnie de clowns, Clown Me In, est la directrice artistique du projet The Caravan (cf son portrait [en anglais] sur le site culturel Fanack).

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Sabine Choucair en clown (photo Fanack)

La presse européenne a rendu compte de ce théâtre itinérant en reprenant l’AFP. Lire La Libre belgique, La Croix. D’autres expériences au Liban utilisent le théâtre à des fins thérapeutiques comme le relate Orient XXI. Et la chaîne Al-Jazeera a réalisé un infografilm :

Un engagement qui rappelle en France le travail de Winter Guests [Papalagui, 26/06/2015]

 

Il y a les barils couleur de sang de Syrie…

A une femme de Syrie…

Entre tous mes tourments entre la mort et moi
Entre mon désespoir et la raison de vivre
Il y a l’injustice et ce malheur des hommes
Que je ne peux admettre il y a ma colère

Il y a les barils couleur de sang de Syrie
Il y a les barils couleur du ciel d’Alep
Le pain le sang le ciel et le droit à l’espoir
Pour tous les innocents qui haïssent le mal

La lumière toujours est tout près de s’éteindre
La vie toujours s’apprête à devenir fumier
Mais le printemps renaît qui n’en a pas fini
Un bourgeon sort du noir et la chaleur s’installe

Et la chaleur aura raison des égoïstes
Leurs sens atrophiés n’y résisteront pas
J’entends le feu parler en riant de tiédeur
J’entends un homme dire qu’il n’a pas souffert

Toi qui fus de ma chair la conscience sensible
Toi que j’aime à jamais toi qui m’as inventé
Tu ne supportais pas l’oppression ni l’injure
Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre

Tu rêvais d’être libre et je te continue.

 

 

[D’après le poème de Paul Eluard, Dit de la force de l’amour, écrit le 13 avril 1947, publié dans Poèmes politiques, Gallimard, 1948. Dans ce recueil, le poète évoque le malheur de tous, liés aux événements du XXe siècle, mais aussi son propre malheur : la mort brutale de sa compagne, Nusch, décédée deux ans auparavant d’une attaque cérébrale]. Merci à hDes Allimes Hélène.

 

Niroz Malek, Le Promeneur d’Alep, تحت سماء الحرب (Sous le ciel de la guerre)

nmExtrait p. 25 :

Un passage

Rentrant chez lui avec sa ration quotidienne de pain, de légumes et quelques fruits, il remarque le nombre important de faire-part de décès collés à l’entrée des immeubles qu’il longe. Il se dit : La mort est en forte croissance ces derniers temps, que Dieu nous préserve.
Il franchit les derniers pas qui le séparent de son immeuble. À l’entrée, il tombe sur un faire-part de décès, apparemment ancien. Il se met à le lire et quand il a fini, il s’étonne de se voir mort en martyr depuis bientôt un mois.
Triste, il fait demi-tour et prend la direction du cimetière. Il doit y arriver avant le coucher du soleil, sinon, il trouvera le passage fermé. Il restera ainsi éveillé toute la nuit et ne parviendra à sa tombe pour y dormir que le lendemain matin.

Niroz Malek, Le Promeneur d’Alep, Le Serpent à plumes, 2015, trad. Fawaz Hussain. Titre original : تحت سماء الحرب   « Tahta sam’il harb » (Sous le ciel de la guerre).

Existe en arabe, français, suédois ; à la fin 2016 en allemand…