Alep, connaissance inutile ?

 

Alep brûle et brûlera sans fin.
Que me chaut
que la colère
soit mauvaise conseillère,
inutile et ridicule.
Ridicules voyeurs
de guerres lointaines
nous le sommes.
Alep brûle hurle agonise
et nous simples particules
simples pixels
de conscience éloignée
derrière nos écrans
nous nous ébahissons
de notre effroi distant.
Aujourd’hui la Chine et la Russie
se sont alliées pour un veto…
« Bombardez ! », disent-ils
le jour d’un massacre sanglant
à Ma’arrat al-Numan dans la banlieue d’Idleb
Alep ne sera pas
la première ville capitale
détruite
comme une pourriture
à nettoyer.
Mais c’est la première
où autant de spectateurs
assistent en direct
à une perte colossale.
Ensemble dans l’effroi.
Avec Alep c’est  la
dignité d’homme
qui est rongée.
Que pourrons-nous après ?
Rien.
Seuls les poètes
seront notre impossible consolation.
Me vient ce rappel de
Charlotte Delbo, la survivante dans sa dignité insurpassable, écrit au retour des camps de concentration, ce texte publié en clôture de ce titre ô combien vertigineux : « Une connaissance inutile ».
Alep, connaissance inutile ?

« Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte, sportif, lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.

*

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

*

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même
expliquer comment. »

Charlotte Delbo, Auschwitz et après II. Une connaissance inutile, Les Éditions de Minuit, 1970

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