Un p’tit coup de Ghérasim Luca pour ce lundi 22 septembre, date de l’équinoxe d’automne ? Moment où le soleil semble traverser l’équateur céleste, moment de l’année où le jour a une durée égale à celle de la nuit…
Ici dans la voix de Floriane Pochon, sur Phaune radio, qui nous propose « Promousse pour le temps flottant » : « Je te bois mort, tu m’écorces vive… »
Les grands poètes sont des visionnaires. Non qu’ils voient le monde qui leur survivra. Mais leur poésie est une vibration qui se propage à travers les années, un écho qui accompagnera les générations futures. Et parmi ces grands poètes, il en est de méconnus. Ainsi César Vallejo, né à la fin du XIXe siècle au Pérou, mort et enterré à Paris, en avril 1938. Plonger dans sa poésie c’est être happé par une langue souveraine, unique et plastique, faite de surprises comme le cahot du chemin, « le rare hoquet d’un ultime spasme délirant – vibre mot » (Aimé Césaire).
« On pourrait penser que depuis le rêve qui conduisit César Vallejo à Paris en juillet 1923, son œuvre trouva en France une terre d’accueil, comme ce fut le cas pour celle de Pablo Neruda ou celle d’Octavio Paz, écrivent les universitaires Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar. En effet, non seulement il fut l’un des poètes majeurs du XXe siècle en langue espagnole, mais il vécut à Paris jusqu’à sa mort, en avril 1938. Il y créa des liens artistiques et politiques très forts, et plaça au cœur de son écriture la vie dans le Paris de l’entre-deux-guerres, fait de misère et de lumière, entre espoir et agonie.
Or, à la différence de ces deux autres grandes figures de la poésie hispano-américaine, la portée de la poésie de César Vallejo en France n’est guère visible, son impact auprès des lecteurs et des poètes français est encore à explorer. »
[Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar, La réception de César Vallejo en France,Crimic (Centre de recherches interdisciplinaires sur les Mondes ibéro-américains), 24/01/2020.]
Grand poète méconnu, César Vallejo. Pourtant, à l’exemple du poème que l’on a choisi de citer ici, sa poésie ouvre des portes et des fenêtres, des mondes et des maisons. Une ouverture jusque dedans la tombe, en écho à la vie de souffrance que fut celle de César Vallejo. Cette lecture m’a rappelé des images d’univers différents, comme si la langue de Vallejo connaissait – par anticipation – ces images. C’est là le génie du poète, par-delà son style. Sa poésie comme légende de photos de tous ordres, serait-ce la puissance de cette langue ?
César Vallejo à Fontainebleau, France, 1926. Courtesy Nettie Lee Benson Latin American Collection
PERSONNE NE VIT PLUS DANS LA MAISON…
– Personne ne vit plus dans la maison, me dis-tu ; ils l’ont tous quittée. Le salon, la chambre, la cour, gisent, dépeuplés. Il ne reste personne, puisqu’ils sont tous partis.
Et moi je te dis : Quand quelqu’un s’en va, quelqu’un reste. Le point par où est passé un homme n’est plus seul. N’est seul, de solitude humaine, que le lieu où nul homme n’est passé. Les maisons neuves sont plus mortes que les anciennes, parce que leurs murs sont faits de pierre ou d’acier, mais pas d’hommes. Une maison vient au monde, non quand on a fini de la construire, mais quand on commence à l’habiter. Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. D’où cette irrésistible ressemblance qui existe entre une maison et une tombe. Sauf que la maison se nourrit de la vie de l’homme, tandis que la tombe se nourrit de la mort de l’homme. C’est pour cela que la première est debout, tandis que la seconde est couchée.
Ils sont tous partis de la maison, c’est la réalité, mais en vérité ils sont tous restés. Et ce n’est pas leur souvenir qui reste, mais eux-mêmes. Et ce n’est pas non plus qu’ils restent dans la maison, c’est qu’ils continuent avec la maison. Fonctions et actions s’en vont de la maison en train, en avion ou à cheval, à pied ou en rampant. Ce qui continue dans la maison est physique, l’agent au gérondif et en cercle. Les pas s’en sont allés, les baisers, les pardons, les crimes. Ce qui continue dans la maison ce sont le pied, les lèvres, les yeux, le cœur. Les négations et les affirmations, le bien et le mal, se sont dispersés. Ce qui continue dans la maison, c’est le sujet de l’action.
César Vallejo (Pérou, 1892 – Paris, 1938), Poèmes humains, Préface de Jorge Semprun, traduction de l’espagnol, notes et postface de François Maspero, édition bilingue, éditions du Seuil, 2014.
Lire d’autres poèmes de César Vallejo sur le blog Les vrais voyageurs. Consulter le site TexLibris, de l’Université du Texas.
Ce poème « Personne ne vit plus dans la maison… », et la relation étroite qu’il établit dans cette langue si puissante qu’est celle de César Vallejo, entre la maison, les hommes, la tombe, m’a suggéré une série d’images, que ma mémoire me rappelait. En voici quelques unes.
Gaza en 2010 [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Taysir Batniji, GH0809, série de 20 photographies, 2010, 30x38cm.
Traduction de la légende :
« Au nord du camp de réfugiés d’Al Shati, à 150 m de la plage.
Superficie : 320 m² sur un terrain de 1 250 m². Rez-de-chaussée : salle de réception, entrepôts. Cinq étages comprenant chacun 3 chambres, un salon, une salle à manger, une cuisine et 2 salles de bains/WC. Verger de 900 m² composé d’oliviers, de figuiers, de vignes et d’une fontaine. Garage dans le jardin. Vue imprenable sur la mer. Nombre d’habitants : 5 familles (23 personnes). »
Dans une interview en 2021, l’artiste palestinien expliquait sa démarche :
« Il s’agit de maisons qui ont été bombardées pendant l’opération « Plomb durci » menée fin 2008, début 2009 contre Gaza. Il y a eu à l’époque environ 1 500 morts dont 500 enfants. De nombreuses infrastructures et habitations ont également été détruites.
Face à ces destructions, qui ne sont pas sans rappeler les punitions politiques pratiquées durant le mandat britannique (l’occupation anglaise de la Palestine avant 1948) et perpétuées ensuite par le gouvernement israélien, mon travail consistait à rendre hommage à ces maisons et à leurs habitants. Faire mémoire. J’ai fait photographier les décombres par un ami sur place qui avait aussi pour mission de collecter des informations sur ces lieux. J’ai ensuite présenté ces images sous forme d’une agence immobilière fictive, afin de créer un décalage entre ce que le spectateur croit voir et ce qu’il voit.
Il est important pour moi que mon travail évite toute victimisation, tout pathos, tout discours strictement politique. À cette fin, tous les moyens sont bons: la fiction, le détournement… J’essaye d’avoir recours à des « filtres », de garder une distance. »
2. Khan Younis (Gaza), avant-après [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
3. Un kibboutz (Israël), avant-après [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Un kibboutz avant / après. Source Times of Israël, 11/12/2023 : « Les familles du kibboutz Nir Oz en photos, avant et après le 7 octobre. Des photographes créent des images montées de familles brisées par la mort et les kidnappings » Légende des deux photos par The Times of Israël : « Haim et Lior Peri, le père et le fils, assis devant leur habitation du kibboutz Noir Öz, avant le 7 octobre 2023 et Lior assis, seul, attendant la libération de son père, détenu par le Hamas à Gaza. (Autorisation : Sharon Derhy) » Par la suite, le journal publiera ces lignes : « Le 3 juin 2024, après avoir obtenu de nouveaux renseignements, l’armée israélienne a confirmé la mort de l’otage israélien Haïm Peri, 79 ans, tué en captivité par le Hamas. » Source : The Times of Israël.
4. Tokyo, la nuit, Mateusz Urbanowicz [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Couverture du livre de Mateusz Urbanowicz.
5. Annonce de Rukan Gozukara sur Facebook, groupe Voyager au Japon, 10 avril 2025
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] :
« Bonjour,
Nous serons à Tokyo en mai, et j’aimerais en profiter pour trouver des spots photo de maisons japonaises (ou magasins d’ailleurs), dans le style de la photo ci dessous. Par exemple : des maisons traditionnelles coincées entre deux immeubles, des habitations atypiques, rétro, ou au charme particulier.
Merci d’avance 🙏🏻 »
6. Randa Maddah (plateau du Golan), photo extraite d’une vidéo d’artiste : « Light Horizon », 2012
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Démarche présentée ainsi sur le site d’art contemporain Kadist : « Une femme met méticuleusement le ménage d’une maison en ruine dans le village d’Ain Fit dans le Golan syrien occupé. Les forces israéliennes ont détruit le village en 1967, comme ce fut le cas pour de nombreux autres villages. Les habitants ont été empêchés de rentrer chez eux, de fuir vers les camps de réfugiés syriens, séparés du reste de leur famille. Randa Maddah est née dans l’un des rares villages restants, Majdal Shams, situé sur la ligne de cessez-le-feu d’où elle pouvait contempler « l’autre côté » inaccessible. Une caméra fixe filme l’artiste faisant le ménage dans une maison en ruine, la rénovant avec des rideaux flottants, une table, une chaise et un objet étrange qui ressemble à une bombe. Après avoir terminé son travail, l’artiste s’assoit et contemple l’horizon vers la Syrie où, à cette époque, les réfugiés syriens de Golan souffraient des difficultés de la guerre. La performance vidéo Light Horizon relie les exilés des deux côtés de la frontière à travers le processus empathique de création d’une image miroir où la vie quotidienne résiste à l’oubli. En créant la familiarité au milieu de la tragédie et de la destruction, en maintenant la propriété des déracinés, en ritualisant leurs vies perdues, l’œuvre appelle à leur retour. »
7. Alex Webb, photographe américain (Haïti)
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Port-au-Prince, Cité-Soleil, 1986.
8. Perfect Days, film de Wim Wenders, avec Kōji Yakusho
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Tant l’œuvre de la nature m’est impossible à lire entièrement.
C’est comme une bibliothèque infinie.
Or le vivant me rend vivant.
Alors comment habiter poétiquement le monde ? (voir le compte-rendu donné par Le Carnet de la MRSH Normandie, 30/09/2024, (Maison de la Recherche en sciences humaines) intitulé « journée d’étude sur le thème « Habiter poétiquement le monde. Croisements philosophiques et littéraires »
Dimanche dernier, j’étais en balade,
en balade-haïku
Balade-haïku, bois de Passy (Yonne), 23 mars 2025.
J’étais submergé
Un Premier ministre français
a parlé de « submersion » — la submersion, quelle question !
le haïku : « un acier trempé dans la rosée »
J’étais submergé par ce que je voyais, entendais, goûtais, sentais, touchais.
J’avais beau penser à la grenouille de Bashô
formule iconique sur un calendrier,
objet d’une centaine de traductions…
Vieille mare —
une grenouille plonge
bruit de l’eau
en V.O. : 古池や蛙飛こむ水のをと
[se prononce :
Furu ike ya
Kawazu tobikomu
Mizu no oto]
Cette grenouille ou une autre a laissé perplexe Richard Brautigan :
En feuilletant comme ça
mon dictionnaire anglais – japonais
je ne trouve pas le mot grenouille.
Il n’y est pas.
N’y a t-il donc pas de grenouilles au Japon.
Tokyo 4 juin 1976
Brautigan qui définissait ainsi le haïku : « un acier trempé dans la rosée ».
quelle merveille, ce mot de Brautigan !
…
Alors je me souviens
de Richard Gonzalez, fin mycologue, qui écrivait ce texte sur son mur Facebook en mai 2024 :
« Tôt ce matin, un couple de Martinets noirs inspectait les rebords du toit de la maison, en quête d’un lieu pour nicher. Je crois qu’ils ont finalement préféré la corniche du voisin, plus large, sous laquelle ils se sont longuement abrités.
La faune aviaire de mon village est étonnamment riche. En dix mois d’observations attentives, plus de 80 espèces d’oiseaux ont réjoui mes jumelles. Située dans un couloir de migration, la commune bénéficie d’une diversité de milieux naturels plutôt bien préservés, soumis à plusieurs influences climatiques, s’étageant entre 600 et 1900 mètres d’altitude. D’où la première liste ci-dessous, qui mêle espèces hivernantes, nicheuses et de passage. Les prochains printemps permettront de préciser le statut de certaines d’entre elles et de suivre les effectifs des plus sensibles.
1. Aigrette garzette (migration post-nuptiale)
2. Héron cendré
3. Grue cendrée (migration post-nuptiale)
4. Buse variable
5. Faucon crécerelle
6. Faucon pèlerin
7. Faucon hobereau (migration post-nuptiale)
8. Épervier d’Europe
9. Aigle royal
10. Circaète Jean-le-Blanc
11. Milan royal (espèce étonnamment fréquente ici mais statut nicheur très incertain)
12. Milan noir
13. Vautour fauve
14. Chouette hulotte
15. Petit-duc Scops
16. Chevêche d’Athéna
17. Tourterelle turque
18. Tourterelle des bois
19. Pigeon ramier
20. Pic vert
21. Pic épeiche
22. Pic noir
23. Torcol fourmilier
24. Sittelle torchepot
25. Hirondelle rustique
26. Hirondelle de fenêtre
27. Hirondelle de rochers
28. Martinet noir
29. Martinet à ventre blanc
30. Guêpier d’Europe (statut incertain)
31. Huppe fasciée
32. Loriot d’Europe
33. Pie-grièche écorcheur
34. Pie-grièche à tête rousse (très rare en Isère)
78. Bruant des roseaux (1 hivernant le 17 décembre 2022)
79. Niverolle alpine (une apparition le 18 janvier 2023)
80. Corneille noire
81. Grand Corbeau
82. Choucas des tours
83. Pie bavarde
84. Geai des chênes
85. Cassenoix moucheté
86. Crave à bec rouge
Il manque dans cette ébauche d’inventaire encore pas mal d’espèces susceptibles de nicher par ici (je pense à la Caille des blés, au Tarier des prés, à la Mésange boréale par exemple) ou enclines à traverser le ciel en automne. À noter aussi, pour souligner la richesse propre au Trièves, la présence remarquée, sur les communes voisines, du Vautour moine (2 vus le 7 août 2022), de la Chevêchette d’Europe (entendue en avril 2023), de l’Autour des palombes (vu le 15 avril 2023), de la Bondrée apivore (migration en octobre 2022), du Chocard à bec jaune (été 2022) et du Merle à plastron (1 le 2 avril 2023). Il va maintenant falloir ressortir le téléobjectif pour tenter de mettre des couleurs dans cette liste ! »
Plus d’oiseaux, plus d’insectes ?
un texte, un inventaire qui
ferait presqu’oublier qu’en 40 ans, en Europe, le nombre d’oiseaux a baissé de
28% en milieu urbain,
18% en forêt
et de 60% en milieu agricole.
Quant aux insectes, c’est pas mieux, même si on s’émeut quelque peu du mal qui touche les abeilles : « Plusieurs études suggèrent des réductions de populations d’insectes en Europe de l’ordre de 80 % au cours des deux décennies écoulées. Les dernières données britanniques indiquent une chute de 63 % entre 2021 et 2024. (Le Monde, 30/04/2025 : « On assiste à un effondrement silencieux des populations d’insectes, il est complètement fou que l’on n’en parle pas plus », selon l’écologue Philippe Grandcolas.)
« On saurait reconnaître les oiseaux à leur chant. »
L’inventaire de Richard Gonzalez me fait penser à « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », de George Perec, l’un à la campagne, l’autre à la ville, dans un même effet d’épuiser le réel.
Le même Perec écrivait dans Espèces d’espaces, une forme d’inventaire réel ou inventé d’espaces, au chapitre « L’utopie villageoise » :
« Pour commencer, on aurait été à l’école avec le facteur.
On irait avec les enfants cueillir des mûres le long des chemins creux ; on les accompagnerait aux champignons ; on les enverrait à la chasse aux escargots.
On serait attentif au passage du car de sept heures. On aimerait aller s’asseoir sur le banc du village, sous l’orme centenaire, en face de l’église.
On irait par les champs avec des chaussures montantes et une canne à bout ferré à l’aide de laquelle on décapiterait les folles graminées.
On jouerait à la manille avec le garde-champêtre.
On irait chercher son bois dans les bois communaux.
On saurait reconnaître les oiseaux à leur chant.
On connaîtrait chacun des arbres de son verger.
On attendrait le retour des saisons. »
« Ils emplissent l’espace poétique de l’homme »
Me vient aussi en mémoire Oiseaux, de Saint John-Perse, écrit à Washington en mars 1962 :
« Oiseaux sont-ils, de faune vraie. Leur vérité est l’inconnue de tout être créé. Leur loyauté, sous maints profils, fut d’incarner une constance de l’oiseau.
Ils n’en tirent point littérature. Ils n’ont fouillé nulles entrailles ni vengé nul blasphème. Et qu’avaient-ils à faire de « l’aigle jovien » dans la première Pythique de Pindare ? Ils n’auront point croisé « les grues frileuses » de Maldoror, ni le grand oiseau blanc d’Edgar Poe dans le ciel défaillant d’Arthur Gordon Pym. L’albatros de Baudelaire ni l’oiseau supplicié de Coleridge ne furent leurs familiers. Mais du réel qu’ils sont, non de la fable d’aucun conte, ils emplissent l’espace poétique de l’homme, portés d’un trait réel jusqu’aux abords du surréel.
Oiseaux de Braque, et de nul autre… Inallusifs et purs de toute mémoire, ils suivent leur destin propre, plus ombrageux que nulle montée de cygnes noirs à l’horizon des mers australes. L’innocence est leur âge. Ils courent leur chance près de l’homme. Et s’élèvent au songe dans la même nuit que l’homme.
Sur l’orbe du plus grand Songe qui nous a tous vus naître, ils passent, nous laissant à nos histoires de villes… Leur vol est connaissance, l’espace est leur aliénation. »
La disparition des oiseaux, la disparition des mots
Et si cette disparition des oiseaux allait de pair avec la disparition des mots pour dire le vivant. L’inflation des livres sur le sujet du vivant, symptôme d’une époque qui cherche à définir et redéfinir son lien au vivant.
La galaxie et le lichen
« Car les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages, écrit Romain Bertrand dans « Le détail de la nature, L’art perdu de la description de la nature ». Vite à court de phrases, nous sommes incapables de faire le portrait d’une orée. Un pré, déjà, nous met à la peine, que grêlent l’aigremoine, le cirse et l’ancolie. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une « histoire naturelle » attentive à tous les êtres, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever la « peinture de paysage » au rang d’un savoir crucial. La galaxie et le lichen, l’homme et le papillon voisinaient alors paisiblement dans un même récit. Aucune créature, aucun phénomène ne possédait sur les autres d’ascendant narratif. Comme les splendeurs les cruautés se valaient. Équitablement audibles, les douleurs appelaient d’unanimes compassions. Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment. »
Six solutions, parmi d’autres, pour sortir de l’illéttrisme :
1. Se mobiliser, manifester
2. Vivre en forêt
C’est ainsi que, pendant huit ans, Gabrielle Filteau-Chiba a vécu au cœur de la forêt québécoise. Seule dans une cabane, elle a dû apprendre à vivre dans ce nouvel environnement.
– Répartis en quatre saisons, ses poèmes témoignent de cette quête de sens.
« J’en viendrai
là c’est clair
à aimer la pénombre
à préférer au jour
mes nuits de veille
raconter le ruisseau gelé
la soif du lac abreuvoir
ce quelque part où enfin
étancher toutes les bêtes en moi »
Gabrielle Filteau-Chiba, La forêt barbelée.
[Gabrielle Filteau-Chiba est née à Montréal en 1987. En 2013, elle quitte le confort d’une vie citadine pour vivre isolée dans la région du Kamouraska. Elle est l’autrice d’une trilogie romanesque remarquée : Encabanée (Le Mot et le Reste / Folio), Sauvagines et Bivouac (Stock / Folio), en cours d’adaptation au cinéma.]
3. Écouter les fourmis marcher sur les feuilles mortes
Marc Namblard est audio-naturaliste. Il écoute les oiseaux autour de chez lui, les fourmis marcher sur les feuilles mortes ou les bruits produits par une plante en photosynthèse. Il dresse des paysages sonores. Écoutez et regardez ce portrait de Marc Namblard (durée : 5’36)
4. Écouter autrement avec 4’33 de John Cage, une performance de William Marx au McCallum Theatre, de Palm Desert en Californie, en 2010.
5. La visite dessinée en forêt : on y reviendra dans un article…
Quel genre de bête transformerait sa vie en mots ?
De quelle expiation s’agit-il ?
– et pourtant, quand j’écris des mots comme ceux-là, je vis aussi.
Tout ça a-t-il à voir avec le signal crié des carcajous,
cette cantate modulée de la nature ?
ou, quand loin de toi j’essaie de te recréer en mots,
est-ce que je t’utilise simplement, comme une rivière ou une guerre ?
Et comment ai-je utilisé les rivières, comment ai-je utilisé les guerres
pour éviter d’écrire sur la pire chose au monde –
non pas les crimes des autres, ni même notre propre mort,
mais notre incapacité à vouloir notre liberté avec suffisamment de passion
pour que les ormes contaminés, les rivières malades, les massacres
semblent
de simples emblèmes de cette profanation de nous-mêmes ?
Adrienne Rich, Le Rêve étrange d’un langage commun, The Dream of a Common Language, édition bilingue, traduit de l’anglais par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou, coll. Des écrits pour la parole, édition de L’Arche, décembre 2024.
Extrait de la 4e de couv. :
« Poétesse, activiste, essayiste et enseignante, Adrienne Rich (1929- 2012) est une figure tutélaire de la poésie états-unienne. Ses écrits, dont son essai « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », ont marqué le féminisme de son époque. En 1974, elle reçut le National Book Award qu’elle accepta à condition de le partager avec Audre Lorde et Alice Walker, « au nom de toutes les femmes » ; en 1997, elle refusa la National Medal for the Arts pour marquer son opposition à la politique du président Bill Clinton : l’art, dit-elle alors, « ne veut rien dire s’il ne sert qu’à décorer la table du pouvoir qui le tient en otage ».
Lénaïg Cariou, l’une des deux traductrices est l’invitée de l’émission de France Culture « La poésie d’Adrienne Rich, en vers et contre tous « .
D’après The New Yorker, « elle avait toujours une longueur d’avance » (« The Long Awakening of Adrienne Rich », The New Yorker, 23/12/2020).
Alors que l’enquête sur la mort du poète chilien a été réouverte, ainsi que la justice chilienne l’a ordonnée il y a un an (a-t-il été empoisonné en 1973 au lendemain du putsch du général Augusto Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende, ami du poète ?), il n’est pas inutile de relire ces quelques lignes qu’il consacrait à la fonction du poète, au printemps 1960. Des lignes empreintes du souffle de la Révolution cubaine, notamment.
y éstos son los oficios del poeta,
del aviador y del picapedrero:
debemos hacer algo en esta tierra
porque en este planeta nos parieron
y hay que arreglar las cosas de los hombres
porque no somos pájaros ni perros.
Y bien, si cuando ataco lo que odio,
o cuando canto a todos los que quiero,
la poesía quiere abandonar
las esperanzas de mi manifiesto,
yo sigo con las tablas de mi ley
acumulando estrellas y armamentos
y en el duro deber americano
no me importa una rosa más o menos:
tengo un pacto de amor con la hermosura:
tengo un pacto de sangre con mi pueblo.
Extrait de Pablo Neruda (1904-1973), Chanson de geste, Canción de gesta, 1960, traduit de l’espagnol (Chili) par Pablo Urquiza, bilingue, Abra Pampa éditions et Le Temps des Cerises, 2017.
voici la fonction du poète,
de l’aviateur et du casseur de pierres :
nous devons faire quelque chose sur cette terre
car on nous a conçus sur cette planète
et il faut arranger les choses des hommes
car nous ne sommes ni des chiens ni des oiseaux.
Alors, si quand j’attaque ce que je hais
ou quand je chante tous ceux que j’aime,
la poésie veut abandonner
les espoirs de mon manifeste,
je continue avec les tables de ma loi,
ramassant étoiles et armements
et dans le dur devoir américain
peu m’importe une rose de plus ou de moins :
j’ai un pacte d’amour avec la beauté :
j’ai un pacte de sang avec mon peuple.
Extrait de l’avant-propos par Pablo Neruda :
Ojalá que mi poesía sirva a mis hermanos del Caribe, en estos menesteres de honor. En América entera, nos queda mucho que lavar y quemar.
Mucho debemos construir.
Que cada uno aporte lo suyo con sacrificio y alegría.
Tanto sufrieron nuestros pueblos que muy poco les habremos dado cuando se lo hayamos dado todo
Pourvu que ma poésie servent à mes frères des Caraïbes, dans ce besoin d’honneur. Dans l’Amérique entière, il nous reste beaucoup à laver et à brûler.
Nous devons beaucoup construire.
Que chacun donne de sa personne avec sacrifice et joie.
Nos peuples ont tellement souffert que lorsque nous leur donnerons tout ce sera encore peu.
Pablo Neruda, A bord du paquebot Louis Lumière entre l’Amérique et l’Europe, le 12 avril 1960
Ce poème pourrait alimenter l’éternel dilemme entre poésie engagée versus divertissement. Selon les intellectuels engagés, un terme tombé en désuétude au XXIe siècle, l’utile (politiquement) s’opposerait au futile, divertissement et autres passe-temps. Selon les tenants d’une société du spectacle contemporaine, le divertissement serait prioritaire. Ainsi le directeur de Disney, Bob Iger, avait déjà déclaré en 2014 : « Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif numéro un. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages. » Ecouter/lire cette chronique de France Culture, du 17/02/2025.
Sur un autre front, celui des footballeurs de classe internationale, accusés, avec leurs fréquents et longs déplacements en avion, de carboner un maximum la planète, le divertissement du grand spectacle, dans les stades et sur le petit écran, devrait les exempter de toute responsabilité environnementale. Comme si, là aussi, une politique de sobriété était l’empêcheur de jouer en rond au ballon : « Le message implicite du sport roi semble être qu’il peut s’exonérer de ses responsabilités environnementales et consommer toujours plus de ressources au motif qu’il divertit ou fait rêver. » , écrit le journaliste Jérôme Latta, dans sa chronique duMonde du 17 février 2025.
Or, à bien le lire, le poème de Neruda n’est pas qu’un éloge de l’engagement et un manifeste politique. C’est aussi une ode à la beauté, dont on retiendra ce qui nous parait essentiel « peu m’importe une rose de plus ou de moins : j’ai un pacte d’amour avec la beauté ».
Le propre de l’homme naturel, de l’homme vulgaire, c’est de trouver dans la vie de quoi s’accommoder à la vie. II est vrai que le processus du vivre, comporte une assez sensible production de néant. Toute vie humaine fabrique du néant et plus l’homme monte dans l’échelle des valeurs, plus il prend conscience de lui-même, plus sa production de néant s’accroît. Le problème vital qui se pose à tout être est celui-ci : comment se défaire de ce néant que je secrète, afin qu’il ne finisse pas par me tuer ? II ne faut pas croire ce problème insoluble : la plupart des gens trouvent assez aisément la solution; de là, dans toute société humaine, la sanctification du travail. Aux esprits les plus difficiles, l’ambition, la volonté de puissance, la recherche scientifique, la débauche. Voire l’héroïsme et la sainteté, procurent les mêmes résultats. Quant au poète, il a justement la faculté d’écrire : je veux dire tirer de lui les énormes paquets de néant qui l’encombrent et les amener au langage, leur donner une forme. Ce qui fait que le poète paraît un homme satisfait et non ce qu’il est d’habitude : un malheureux, c’est que nous arrêtons notre vue sur la forme qu’il a donnée à ce néant, qui est sa guérison spécifique, et non son énorme écoulement de néant, qui est sa blessure spécifique.
L’opération poétique est une thérapie de premier ordre : elle protège le poète contre son propre néant, mais elle l’empêche aussi de courir le risque de la rencontre, du corps-à-corps, le risque de toucher à la vérité qu’il pressent, qu’il chante, mais qu’il n’épouse pas. La supériorité du poète sur l’homme normal vient de ceci : qu’il ne se fuit pas entièrement; il ne se guérit pas avec l’autre, mais avec le même, c’est de son propre néant qu’il fait sa poésie ; de là l’évidence du néant sur lequel il porte témoignage : de là aussi la nostalgie, de ce dont on a trop vite guéri ; il n’est quelque chose que pendant son travail ; il n’est un héros que pendant son inspiration, tout lui fait croire à cet instant qu’il sera porté aux extrêmes de son acte, un moment après, il en revient. Cela a été. Le Je qui était un autre redevient le je cartésien. Au héros succède le poltron, le lâche. Jusqu’à nouvelle inspiration. Tel est le cycle poétique : tel est son conditionnement métaphysique.
Rien ne prouve pourtant qu’il vaille mieux que les injures échangées dans une dispute de couple Car le poème ne promet rien Car il laisse seulement entrevoir la chimère d’une impossible réconciliation entre nous et le monde
Dans ce poème, le poète américain de langue yiddish, Jacob Glatstein (1896-1971) exalte l’invention d’une langue, le ladino, ou judéo-espagnol ou encore judezmo, parlée par les juifs sépharades. Par-delà, le poète célèbre l’inventivité de toute langue.
Jacob Glatstein fait référence dans ce poème écrit en 1937, « aux forces créatrices et authentiques cachées dans les langues parlées (yiddish, ladino et autres). Il rejette l’illusion de « pureté » des langues et célèbre le « jargon » comme une culture populaire inspirante pouvant même flirter avec le modernisme. », écrivent les auteurs et autrices d’une adaptation chantée en 2021.
Voici cette adaptation joyeuse, interprétée par Esti Nissim et Miri Ragendorfer :
Zing Ladino / זינג לאַדינאָ / Chante ladino
Paroles : Jacob Glatstein (extrait de « Yidishtaytshn », 1937), musique : Amnon Beham (2021), arrangement musical : Oren Sela, montage vidéo : Oren Sela, caméra : Yaad Biran.
Voici une version française, dans la remarquable traduction de Charles Dobzynski, extrait de l’ Anthologie de la poésie yiddish. Le Miroir d’un peuple, Gallimard, Poésie, 2000 :
CHANTE LADINO
Blond chanteur chante ladino (1),
Notre enchanté jargonino,
Parolerie d’alcoloris
Coucher de sol solo solo,
Orsolaire éclosion, explosion,
Versicolore pensation,
Tous les pains et tous les trépas
Toutes les pâtes et toundras
Émerveilleux alcoloris,
Tous les versets et liturgies
Tous les nœuds et toutes les peaux
Rouge jaune Falaschino (2)
Parlotino Palestino
Notre universel ladino
Blond chanteur de ladino chante.
Des profondeurs du plus profond
Slavique, Libavique, Ottomanique,
Polonique et Kazakhstanique,
Ionique et Teutonique
Caucasique et Ashkenazique,
Karpatique et Asiatique
Notre langue de brouhaha,
Triste bric-à-brac et fatras
Notre fracas, notre tracas
Notre Lettonique et Lituanique
Jargonino
Ô svelte enchanteur,
Blond chanteur,
Chante ladino.
(1) Vieux Castillan hébraïsé.
(2) De « falasha», juifs éthiopiens. [Notes du traducteur]
Comment prendre le train du haïku express ? vous demandez-vous.
(Le haïku express est à la poésie ce qu’une soupe de rogatons est au velouté de topinambour aux éclats de châtaignes fraîches.)
La recette du haïku express s’inspire de la cuisine (littéraire) de deux chefs : Lucien Suel et un écrivain classique.
Lucien Suel compose des poèmes express. Ici est son blog, SILO. Son conseil : prenez une page d’un mauvais roman, gardez les mots qui vous importent. Vous obtenez un poème. C’est une forme de caviar d’âge poétique…
Inspiré de cette démarche, le haïku express prend une page d’un roman célèbre (pas forcément mauvais) et en conserve des mots pour composer un haïku de 17 syllabes.
Exemple : Le Vieil Homme et la mer, d’Ernest Hemingway, écrit en 1952 en anglais, dans la nouvelle traduction en français de Philippe Jaworski (Gallimard, 2017).
Voici le point de départ (les expressions soulignées nous serviront pour composer notre haïku ; bien entendu, chacun peut choisir d’autres mots, voire n’importe quel roman — un jeu à faire seul, en famille ou entre amis) :
« C’était un vieil homme qui pêchait seul sur une barque dans le Gulf Stream et en quatre-vingt-quatre jours il n’avait pas attrapé un seul poisson. Les quarante premiers jours, un garçon l’accompagnait. Mais après quarante jours sans la moindre prise, les parents du garçon lui avaient dit que le vieil homme était décidément et irrémédiablement salao, c’est-à-dire guignard au dernier degré, et le garçon obéit à leurs ordres et monta sur un autre bateau qui prit trois gros poissons la première semaine. Le garçon était triste de voir le vieil homme rentrer chaque soir la barque vide et il descendait toujours à la plage pour l’aider à porter soit les rouleaux de ligne soit la gaffe et le harpon et la voile ferlée autour du mât. La voile était rapiécée avec des sacs de farine et, ferlée, on aurait dit le pavillon de la défaite perpétuelle.
Le vieil homme était mince et sec, avec des rides profondes sur la nuque. Les taches brunes du cancer bénin de la peau que provoque la réflexion du soleil sur la mer tropicale marquaient ses joues. Les taches descendaient bas de chaque côté de son visage et ses mains portaient les cicatrices des entailles que font les cordes quand on hale de lourds poissons. Mais aucune de ces cicatrices n’était récente. Elles étaient aussi vieilles que des érosions dans un désert sans poisson.
Tout en lui était vieux à l’exception de ses yeux qui avaient la couleur de la mer et qui étaient joyeux et invaincus. »
Ce dispositif est très productif. Ainsi, avec le même texte de départ, on obtient d’autres haïkus express :
Désert sans poisson
défaite perpétuelle
couleur de la mer
ou encore :
Quatre-vingt-quatre jours
on hale de lourds poissons
ses yeux invaincus
Prime de Noël : Timothée Couteau au violoncelle, extrait de son dernier album : Des chevilles dans la tête.