Par grand froid et vent frisquet, écrire des haïkus, c’est hardi. Une balade-haïku d’un genre nouveau a réuni une douzaine d’amateurs le 19 janvier 2025 au Bois de Vincennes (Paris).
Guidés par Sandrine Laplace et Christian Tortel, ils et elles ont exploré deux façons d’entrer en lien avec le monde : le recul que permet la Marche du temps profond, en déployant l’Histoire de notre planète, et l’émerveillement de l’instant présent que tente de mettre en poème le haïku. Ainsi le vivant a été considéré dans son héritage plurimillénaire et dans l’ici et le maintenant d’un poème-bonsaï.
#吟行 « Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin. » Bashô.
Une balade-haïku d’un genre nouveau aura lieu dimanche 19 janvier au bois de Vincennes.
A l’initiative de Sandrine Laplace et Christian Tortel, un atelier d’écriture du dehors se déroulera dans le cadre d’une « Marche du Temps profond », c’est-à-dire dans la profondeur et la globalité des histoires géologique et humaine, une Marche inspirée de l’enseignement holistique et des pratiques de vie durable du Schumacher College de Devon, dans le sud de l’Angleterre.
Cette balade-haïku expérimentale prend place aux cotés des balades-haïkus de pleine nature, dans le Sénonais notamment, avec Clotilde Rouanet, initiées à l’automne 2023 et qui se poursuivront en 2025.
La Marche du temps profond, c’est parcourir 4,6 km en forêt pour déplier l’histoire de la Terre et ses 4,6 milliards d’années. Un mètre, un pas égale un million d’années. Un concept d’histoire au long cours où la profondeur des temps géologiques apparaît dans sa globalité, telle qu’imaginée par ses concepteurs Stephan Harding (Schumacher College) et Sergio Maraschin, au Royaume-Uni, sous le nom de « Deep Time Walk ». Voir le lien en français. Lors de cette marche, nous écrirons des haïkus, ces « poèmes-bonzaïs » japonais qui se saisissent du vivant.
La Marche du temps profond et le haïku se rejoignent. L’une soucieuse du temps long, l’autre du temps bref et de sa fugacité. Mais avec un même esprit cyclique et d’impermanence, d’éternité et d’éphémère tout à la fois : le vivant est un tout, chaque parcelle de ce vivant un atome en relation avec d’autres.
Imaginer l’univers dans une tête d’épingle, ses poussières d’étoiles, vivre en bactérie dans l’océan primitif, subir une extinction de masse… autant d’étapes possibles pour s’émerveiller, prendre conscience des relations entre cosmos, Terre, écosystèmes, et… l’écrire en trois lignes de 17 syllabes.
La première Marche du temps profond en haïkus aura lieu dimanche 19 janvier 2025 au bois de Vincennes. Lire le numéro du Sens du haïku consacré à cette balade-haïku d’un genre nouveau :
Une balade-haïku, ou ginkô 吟行, en japonais, c’est un atelier d’écriture de haïkus 俳句 dans les sous-bois, une flânerie poétique, un exercice d’écoute de la nature, une connection intense au vivant, une manière d’écrire sur l’insignifiant qui fait événement.
Le Sens du haïku est une gazette sur les balades-haïkus en forêt près de Paris. La dernière édition, le 15 décembre, date de la lune froide, explorait quelques sentiers en forêt de Fontainebleau. C’était la première sortie de la saison 2 de cette aventure botanique et poétique menée par Clotilde Rouanet, grande lectrice de paysage, et Christian Tortel, amateur de cette forme brève, venue du Japon, le haïku 俳句, dont l’ambition est de se saisir du vivant, de faire de l’insignifiant un événement et d’en écrire trois lignes composées dans leur totalité de 17 syllabes.
Entre rocs, cavernes et sentes feuillues, nous avons glané quelques mots au pays des bio-indicateurs, tels que les lichens crustacés, les mousses et les champignons tramètes et autres polypores aux senteurs d’aïl des sous-bois.
Voici quelques haïkus écrits lors de cette sortie hivernale :
[Lors des préparatifs d’un voyage, je tombe sur… Nagori, le beau petit livre de Ryoko Sekiguchi (2018), 名残り (nagori) : « La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », lecture recommandée, qui m’inspire ce haïku, entre deux saisons]
Pourquoi pas un haïku plurilingue ?
Un haïku de fin d’été, en français, japonais, arabe, avec un zeste d’anglais. Un cocktail de langues pour Yara, 3 mois.
Peinture-graffiti de Cali, à Paris : « J’veux pas que l’été se termine. »
Été finissant
petit crachin temps chagrin
Love and Happiness
夏終わる
霧雨悲しむ
ラブとハピネス
نهاية الصيف
القليل من رذاذ الحزن
الحب والسعادة
Ce moment-haïku a été écrit d’abord en français, une langue qui expose ici ses consonnes sifflantes et chuintantes.
Puis en japonais, pour le mystère de la langue. Fascinant que ces trois lignes contiennent, comme pour tout texte en japonais contemporain, trois systèmes d’écriture : kanjis, hiraganas et katakanas. Chacun est facile à reconnaître : les kanjis sont les caractères chinois de l’écriture japonaise ; les hiraganas sont un syllabaire constitués de « kanas lisses », comme à la fin des deux premières lignes du haïku ; les katakanas servent à écrire les mots d’origine étrangère, comme dans la troisième ligne du haïku.
Enfin, une version arabe, avec un alphabet qui s’écrit de droite à gauche, donne à entendre une profusion de a, un qaf guttural et des z zézayants.
Lecture de la version japonaise :
[natsu owaru
kirisame kanashimu
rabu to hapinesu]
Lecture de la version arabe :
[nihayat el-saïf
el-qalīl min razāz el-hazin
el-hub w el-sa’adat]
« Love and Happiness » est le titre d’une chanson interprétée par Al Green, en 1973.
[Lors des préparatifs d’un voyage, je tombe sur… l’un des 25 000 (oui !) haïkus de Shiki, poète de la fin du XIXe siècle, mort à l’âge de 35 ans, considéré comme l’un des grands innovateurs du genre.]
[Kobayashi Eijiro, 1870-1946, Evening Cool on Sumida River, gravure sur bois sur papier]
街なかを
小川ながるゝ
柳かな
machi-naka wo
ogawa nagaruru
yanagi kana
un cours d’eau traversant la ville et les saules tout du long
Masaoka Shiki (1867-1902)
traduction de Daniel Py de la version anglaise de R.H. Blyth
C’était lors d’un vrai dimanche d’hiver. J’étais avec Terry, Réjane, Nadine, Micha, Sophie, Jean-Marc, Geneviève, Clotilde et les autres, en tout une dizaine d’amateurs, réunis pour une balade-haïku…
De loin, la forêt de Soucy, on aurait dit une immense carte postale, une promesse à dissiper toute humeur chagrine. Imaginez… Le givre a recouvert les bois, les haies, la lande. Le paysage s’offre en cristal vertical radical, piqueté de myriades de petites aiguilles, de paillettes et de spicules d’un blanc… comment dire… d’un blanc de page blanche.
Ah ! mon vieux, comment tu vas faire, comment tu vas t’en sortir, toi, poète du dimanche ? s’emporte Petite voix, un rien mesquine.
Laisse-moi, Petite voix, vous embarquer par grand froid mais grand désir dans cette écriture du dehors, où nature et culture vont se coucher sur le papier à l’unisson.
Que me chantes-tu là ?
Sais-tu, Petite voix, que dans ce minuscule poème nommé « haïku », les pérégrins japonais se jouent du paradoxe temps cyclique/temps révolu, dans le souci de la saison, chaque année la même, chaque année différente… dans un pays où la sensibilité à la saison est telle que l’on ne compte pas seulement 4 saisons mais 72 micro-saisons ?
Alors, ce temps givré est pour vous une bénédiction ?
Oui, temps givré et temps qui passe, tous deux en écho de l’impermanence des choses, ce que le bouddhisme nomme « mujô ».
無常
Le thermomètre marque – 3°C. Mais ce saisissement sera notre miel. Notre pari : écrire l’étonnement et sa fulgurance.
1er TABLEAU : LE STYLO DANS LES MOUFLES
Petite voix n’a pas dit son dernier mot. Elle entonne in petto sa comptine :
Chair de poule et doigts gourds, le stylo dans les moufles… que va-t-il sortir de l’épreuve du temps ?
Écoute Petite voix, tu sais bien que « la poésie est d’abord une expérience. Expérience de l’éternité de l’instant présent et de l’universalité de l’endroit où l’on est (…) le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde. » Tu entends ce qu’ont écrit Cheng Wing fun et Hervé Collet, dans leur anthologie À la recherche de l’instant perdu : « Le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde. »?
Là, Petite voix n’a pas moufté.
Il est vrai que le froid met à dure épreuve notre penchant à la contemplation. Mes premiers mots jetés sur le carnet, avant même la marche, avaient quelque chose d’assez convenu :
Partout le givre
cadeau de l’hiver
nos yeux émerveillés
Mais sur la route, le deuxième avait meilleure mine :
Bois givrés
paysage pop-up
horizon fractal
En ce dimanche de galette, en quête d’épiphanie poétique, poursuivons notre balade, entre lecture et écriture.
MICHA écrit en allemand :
Weiße Winterlandschaft
In der Stille suchend
meinen Weg
ce qui veut dire :
Paysage blanc d’hiver
dans le silence cherchant
mon chemin
FRANÇOISE écrit :
Épines givrées
couturières obstinées
tisserandes des rameaux
2è TABLEAU : DANS LA FORÊT VOISINE, UN TIR
Contemplation rime-t-elle avec description ? Manifestement Petite voix n’est pas d’accord. Cette pipelette me demande une explication : « contemplation-description, c’est un peu court, non ? »
Grâce à Clotilde, qui nous apprend à observer, randonnée se conjugue avec atelier, atelier du regard. Cette habituée de la marche en forêt, est une fine connaisseuse de la vie des sous-bois et grande lectrice de paysages et de leurs mues.
Arrivés à un croisement de chemins, malgré l’engourdissement des maxillaires, j’appelle à la rescousse le même duo Wang et Collet pour une définition du haïku (« histoire de cadrer les choses », dit Petite voix).
Le haïku est « un impromptu (…) improvisé dans l’instant, minimaliste dans la forme et maximaliste dans le fond, dans l’impression. »
En somme, le haïku est un instantané, un condensé de mots.et de sens.
« Le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde, un impromptu improvisé dans l’instant… »
Étincelle !
RÉJANE écrit :
Frimas de l’hiver
petits doigts de pied transis
engelures en vue
Elle a écrit un haïku à la mode du Japon, en respectant deux des trois conditions cardinales : 1) trois lignes de 5/7/5 syllabes, 2) elle a glissé un kigo, c’est un mot qui indique la saison.
C’est plus des contraintes, c’est des billes de plomb, lâche Petite voix.
Dans la forêt voisine, un tir de chasseur retentit, incongru.
3e TABLEAU : L’ATELIER DU DEHORS 写生
Sur le chemin, une litière de chevreuil… À quelques pas, des sangliers ont laissé leurs traces de frottage sur le bas des troncs. Nous ne sommes pas seuls.
TERRY écrit :
Chasseurs dans l’hiver
les cartouches et les fusils
larmes de marcassin
SOPHIE écrit :
Mirador en bois
Tombé dans la neige dure
Vestige de la mort
Clotilde a ouvert ses gants à demi-moufles pour caresser l’écorce d’un charme.
J’écris :
Temps glacial
mitaine, croquemitaine
où te caches-tu ?
4è TABLEAU : DANS LA BOULE À NEIGE
Dans cette forêt givrée serions-nous dans une immense boule à neige ? Ces boules qu’on rapporte en souvenir des escapades qu’on a longtemps rêvées. Nous sommes dedans, dans cette boule à neige, boule à givre qu’un géant malin aurait agité juste avant notre venue.
J’écris :
Le monde serait-il
une boule à neige ?
quand vient le givre
Moufles ou pas, l’émerveillement est au détour du chemin.
GENEVIÈVE écrit :
Forêt de glace, givre
les plumets échevelés
réchauffent le cœur
Le lendemain de la randonnée, ÉLISABETH écrira :
Douce cheminée
nuit réparatrice
réveil douloureux
En cette forêt glacée, le monde est une cocotte-minute à l’érotisme désarmant.
J’écris :
Le givre s’est jeté
sur le monde comme un bas résille
sur une sainte, oh !
Risquons un pas de côté :
Jeté sur le monde
en bas grésille le givre
ô sainte nature !
Au détour d’un entrelacs de chemins, au pied d’un arbre, comme des longs cheveux blancs partant du sol, une toile d’araignée. Figée par le givre, elle tend ses amarres minuscules entre lierre et lichens, suspentes aménagées au bas d’un tronc… une miniature pour poème-bonsaï.
5è TABLEAU : LA PRÉSENCE DES INVISIBLES
En ce dimanche de givre, les araignées auraient-elles été surprises par l’hiver ? Ou peut-être sont-elles enfouies, au chaud. On l’espère pour elles.
SOPHIE écrit :
Faussement désert
maté par mille paires d’yeux
haïkus d’amateurs
Ce qu’elles nous offrent, ces amarres lilliputiennes, ça vaut toutes les matinées dominicales sous l’édredon. Ces amarres se figent en l’image d’un temps arrêté pour toi, promeneur.
« Encore faut-il baisser le regard, ne pas se contenter de rêvasser », ré-ca-pi-tu-le Pe-ti-te voix.
J’écris :
Surprise par le givre
oh ! la toile d’araignée
les fées sont cachées
Ces filins très fins tendus au pied de l’arbre disent que tout être a sa beauté qui s’accomplit.
Nous sommes pris dans les rets de l’araignée. C’est peut-être elle qui gouverne la forêt, qui en tire les ficelles.
Ses « Haïkus d’automne », album publié il y a deux ans était particulièrement savoureux. Dans ce nouvel album, format géant pour mini-lecteurs, dans la collection « Bon pour les bébés » chez Seuil jeunesse, arrêtons-nous un instant sur ce haïku dessiné à l’heure du réchauffement climatique.
L’ourse polaire
est amoureuse du panda
La faute au climat
Haïkus d’hiver, éditions Le Seuil jeunesse, coll. Bon pour les bébés, vient de paraître. Écrit et dessiné par Thierry Dedieu. Voir son site ici.
[Dans les océans, des records de températures impressionnants et inquiétants : Au niveau global, la moyenne des températures de surface (Sea Surface Temperature, SST) mesurées dans le monde entier a battu ses records mensuels d’avril à décembre 2023, atteignant le niveau inédit de 21,1 °C les 23 et 24 août. Le précédent record de 20,95 °C avait été établi en mars 2016 vers la fin d’un fort épisode El Niño.
Une dynamique qui s’est poursuivie en janvier 2024 avec de nouveaux points hauts les 10 et 20 janvier (21,1 °C). Endroit particulièrement scruté, l’Atlantique Nord a connu des SST exceptionnelles de juin à décembre, avec des anomalies bien supérieures à la moyenne. (Le Monde, 01/02/2024)]
Comment prendre le train du haïku express ? vous demandez-vous.
(Le haïku express est à la poésie ce qu’une soupe de rogatons est au velouté de topinambour aux éclats de châtaignes fraîches.)
La recette du haïku express s’inspire de la cuisine (littéraire) de deux chefs : Lucien Suel et un écrivain classique.
Lucien Suel compose des poèmes express. Ici est son blog, SILO. Son conseil : prenez une page d’un mauvais roman, gardez les mots qui vous importent. Vous obtenez un poème. C’est une forme de caviar d’âge poétique…
Inspiré de cette démarche, le haïku express prend une page d’un roman célèbre (pas forcément mauvais) et en conserve des mots pour composer un haïku de 17 syllabes.
Exemple : Le Vieil Homme et la mer, d’Ernest Hemingway, écrit en 1952 en anglais, dans la nouvelle traduction en français de Philippe Jaworski (Gallimard, 2017).
Voici le point de départ (les expressions soulignées nous serviront pour composer notre haïku ; bien entendu, chacun peut choisir d’autres mots, voire n’importe quel roman — un jeu à faire seul, en famille ou entre amis) :
« C’était un vieil homme qui pêchait seul sur une barque dans le Gulf Stream et en quatre-vingt-quatre jours il n’avait pas attrapé un seul poisson. Les quarante premiers jours, un garçon l’accompagnait. Mais après quarante jours sans la moindre prise, les parents du garçon lui avaient dit que le vieil homme était décidément et irrémédiablement salao, c’est-à-dire guignard au dernier degré, et le garçon obéit à leurs ordres et monta sur un autre bateau qui prit trois gros poissons la première semaine. Le garçon était triste de voir le vieil homme rentrer chaque soir la barque vide et il descendait toujours à la plage pour l’aider à porter soit les rouleaux de ligne soit la gaffe et le harpon et la voile ferlée autour du mât. La voile était rapiécée avec des sacs de farine et, ferlée, on aurait dit le pavillon de la défaite perpétuelle.
Le vieil homme était mince et sec, avec des rides profondes sur la nuque. Les taches brunes du cancer bénin de la peau que provoque la réflexion du soleil sur la mer tropicale marquaient ses joues. Les taches descendaient bas de chaque côté de son visage et ses mains portaient les cicatrices des entailles que font les cordes quand on hale de lourds poissons. Mais aucune de ces cicatrices n’était récente. Elles étaient aussi vieilles que des érosions dans un désert sans poisson.
Tout en lui était vieux à l’exception de ses yeux qui avaient la couleur de la mer et qui étaient joyeux et invaincus. »
Ce dispositif est très productif. Ainsi, avec le même texte de départ, on obtient d’autres haïkus express :
Désert sans poisson
défaite perpétuelle
couleur de la mer
ou encore :
Quatre-vingt-quatre jours
on hale de lourds poissons
ses yeux invaincus
Prime de Noël : Timothée Couteau au violoncelle, extrait de son dernier album : Des chevilles dans la tête.
Extrait de « Du domaine », Guillevic (1907-1997), Gallimard, Nrf/Poésie, 1985, 2023, p. 54-56
.
Interview de Mohamed Mahiout :« le moment de l’entre-deux »
Quel est le moment de cette photo ?
Le moment d’une halte lors d’une balade à vélo. Celui d’un paysage à travers une composition, au crépuscule, plutôt juste avant.
Où ?
Entre Paris et Clay-Souilly [Seine-et-Marne]. Je rentrais à Paris en longeant le canal de l’Ourcq.
Avec quel appareil ?
Un reflex numérique.
Pour cette photo, j’ai fait plusieurs prises, différents cadrages.
Que dit cette photo ?
Depuis que je prends des photos de ma fenêtre, je fais du crépuscule un projet. Il y a une idée, une esthétique en soi. La photo parle d’elle-même.
L’autre projet intitulé « Seing sur terre », déjà exposé (à Paris, Alger, en Suisse, puis encore Alger à là mi-octobre 2023) présente le monde vu du ciel, ses traces surtout. Il s’agissait de donner ce qu’on ne voit pas à travers les tracés du sol. Il est parti d’un mot, « Tamourt », et d’un clin d’oeil à l’archéologie aérienne. La référence lexicale de ce mot kabyle qui signifie « le pays, la terre, le sol », est aussi derrière l’aspect graphique de ces photos.
« J’aime aussi ce qui est trait. »
Dans le cas de cette photo prise sur les berges du canal de l’Ourcq, il y a l’idée de l’entre-deux. Le crépuscule étant ce moment de l’entre-deux, le seuil. La luminosité imposante devient seuil dès lors que le regard n’atteint pas l’au-delà de la lumière. De même pour la douceur d’un soleil couchant par l’émotion qu’il suscite.
Il y a une simple contrainte technique pour un appareil photo, qui veut qu’un avant-plan soit sombre s’il devance la source lumineuse, mais cela peut prêter à dire autre chose que la réalité du paysage.
Le seuil n’est pas un non-espace, même s’il n’est pas défini sur le plan topographique, le temps s’y arrête, sans nécessairement investir un quelconque sentiment nostalgique. Je pense à Tanizaki, à son Éloge de l’ombre. [Dans Éloge de l’ombre, publié en 1933, Jun’ichirō Tanizaki (1886-1965) souligne l’importance du clair-obscur dans la culture japonaise et l’esthétique de la pénombre en réaction à l’esthétique occidentale où tout est éclairé.]
Il y a aussi l’idée du feu (avec le soleil) salvateur ou destructeur. Une symétrie, une géométrie. J’aime aussi ce qui est trait. L’exposition, le cadrage, tout est expressif : l’horizon, le ciel et le reflet du ciel, la distinction entre les deux, c’est une poétique en soi dans le rapport à (de) l’art (et) au sublime.
Que nous dit encore cette photo ?
Dans cette photo, il y a quelque chose de techniquement « raté ». Des zones bouchées, d’autres cramées, très lumineuses où le réglage n’est pas fait. Pour le capteur d’un appareil-photo numérique, ce sont des pixels sans information. Idem dans le noir.
Ici, le soleil est une zone cramée, cela donne un blanc qui n’est pas du blanc. Aussi, la source est une trace sensible, mais inaccessible. Les pixels sans infos sont un matériau en soi. Il s’agit de savoir comment profiter de cette lacune technique pour la rendre significative.
« La couleur distrait »
Tu ne l’as pas accompagnée d’un texte…
Dire un mot sur une photo, oui, mais pourquoi le faire ? Dire n’est-ce pas tenter de contenir, de maîtriser son émotion ?
Pourquoi le noir et blanc dans le projet Seing sur terre ?
Car la couleur distrait. Je ne cherche pas à identifier mais à indiquer la trace. Ainsi, quand on regarde une de ces photos en noir et blanc, la première question que l’on se pose est « Qu’est-ce que c’est ? ».
Quant à la photo prise au bord du canal de l’Ourcq, le crépuscule et pris en couleur, mais c’est un seuil, un trait sur lequel on peut se perdre…
Le coucher de soleil, n’est-ce pas un piège, l’émotion est si forte ?
Oui, l’émotion est permise, mais la lecture est ouverte. Peut s’en contenter qui s’émeut, ou oser le seuil par sa tentation d’arrêt, de contenance ou de passage. D’ailleurs, comme les gens, les couchers de soleil sont tous différents. Ma manière de les présenter aussi. Elle varie d’une photo à l’autre. Il y en aura à voir dans cette série.
Mohamed Mahiout est poète et photographe. Il vit à Paris.
À lire son recueil de poèmes : Autres débâcles, édition Aden,