Lussas (2/11) : billetterie et bouche-à-oreille

Des spectateurs passionnés et passionnants, des dialogues chaleureux et approfondis entre réalisateurs ou programmateurs et spectateurs, tels apparaissent les États généraux du film documentaire, à Lussas (Ardèche). Ce qui étonne, c’est la jeunesse du public. Une jeunesse curieuse et questionnante.

À l’une des tables communes de la restauration ad hoc, on évoque le dernier film vu dans l’une des sept salles, des commentaires entendus ici ou là.

Reines-claudes

Un festivalier se reconnaît à ce qu’il porte une barquette transparente en plastique pleine de raisins ou de prunes. À ce régime, les reines-claudes du pays ardéchois sont les meilleures, sucrées et parfumées : 4€ la barquette. Effet Lussas : on se boulotte la reine-claude au kilo. 

Certains échangent un euro pour un lussou, la monnaie locale pour payer sa bière ou son café au Green bar.

Salle de l’imaginaire, il reste une place au troisième rang. On s’y installe entre un technicien féru de documentaires et la journaliste du Monde, Clarisse Fabre, carnet de notes en main. On échange ses impressions avec les uns et les autres. La joie d’un festival, n’est-ce pas le bouche-à-oreille, ce qui permet de rebondir sur un film pas vu mais dont un voisin fait l’éloge ?

« Complet ! »

Mais pour que le bouche-à-oreille fonctionne, il faudrait un peu de souplesse dans l’accès aux salles, or, cette année, la billetterie occupe les esprits. C’est même un grand sujet de conversation. Chaque séance débute par un rappel des principes : « Annulez votre réservation si vous ne venez pas à la séance que vous avez réservée. » Le premier jour, salle du Moulinage, beaucoup ne sont pas venus mais n’ont pas annulé. Résultat : une quarantaine de places vides. Dans la semaine, le pli est pris mais un autre problème survient. Certains ont acheté un pass à 95€ pour la semaine mais n’ont pas réservé toutes les séances. C’est souvent complet. Ils doivent s’inscrire sur une liste d’attente en s’y prenant la veille en se déplaçant au QG ou le jour même en venant une heure avant la séance. Ils peuvent alors entrer mais si la séance affiche complet… sapristi !… ça fait cher la place de ciné.

Même les bénévoles s’y mettent, menaçant d’une « grève générale » (sic) et lisent un tract avant les séances du jeudi et vendredi matin : « Nous ne pouvons accepter la pression mise sur des équipes bénévoles ainsi que les méthodes managériales agressives, contraires à l’esprit du festival ». Très vite, un accord sera conclu. 

crise de croissance ?

Serait-ce le signe d’une crise de croissance ? Peut-être faudrait-il une salle supplémentaire et trouver les 20 000 euros nécessaires pour sa location ou revenir à un système de files d’attente sans réservation, premier arrivé, premier servi… À débattre.

En repartant, sous l’abribus de l’autocar pour Montélimar, ma voisine me fait l’éloge du film d’Assia Djebar, La Nouba des femmes du mont Chenoua (1977), « un portrait captivant de la parole et du silence », commente le programme.

On le verra au retour, tant à Lussas le virus du documentaire est contagieux. D’autant qu’« Assia Djebar confère une grande place dans sa produc­tion artistique à la voix parlée et au chant, que ce soit dans ses romans ou dans ses films, expliquait Hélène Barthelmebs, en 2013. Cette volonté d’inscrire et d’implémenter la sonorité nous ramène à une communication antérieure à l’acquisition de la langue. » À lire ici.

On ira aussi glaner des films sur la plateforme du documentaire Tënk. En wolof, langue d’Afrique de l’Ouest, le mot « tënk » signifie « énoncer une pensée de façon claire et concise ». 

Par exemple, ces films documentaires en forme de récits de vie partant d’une bande-son comme support à illustration. Après À vol d’oiseau, de Clara Lacombe, Last call, déroule le récit d’un fils qui raconte la cavale de son père joueur, arrêté par Interpol puis soumis à l’errance. Quelques rares photos de famille, photos de vie heureuse, sont en décalage avec les commentaires, en anglais de la mère, en français du fils. Ce rapport biaisé entre photos et commentaires souligne le malaise dans le récit, comme dans la vie, effet subtil mais dont on ne sort pas indemne, tant la brièveté du court-métrage propulse le trajet d’une vie en aphorisme tragique. Last call n’était pas programmé pendant les États généraux mais il est disponible sur la plateforme de documentaires Tënk, l’un des partenaire de ce rendez-vous annuel. Ici : Last call.

Lussas, échos du monde (1/11) 

Premier article d’une série de onze sur les États généraux du film documentaire, à Lussas (Ardèche), trente-septième édition (17-23 août 2025). Ce festival est placé sous le signe de l’écoute et de la parole.

Près de la rivière l’Auzon, les campeurs se réveillent au son de l’alouette lulu, de ses vocalises et trilles répétitives jusqu’à la mélancolie ou des mésanges et autres rossignols guillerets. Pas de coq en vue.

Les chants d’oiseaux augurent d’autres sons, ceux des films programmés à Lussas. Si le documentaire est un point de vue original sur le monde, c’est souvent par le son qu’il se distingue et nous surprend.

« Le son des films, la parole des spectateurs », serait une devise possible ici, tant l’oreille gouverne nos sentiments et nos réflexions sur ces films.

« D’emblée [en 1989] cette manifestation est non compétitive, c’est encore le cas aujourd’hui et c’est une particularité très importante, qui s’accompagne d’une très large place qu’on souhaite accorder à la parole autour des films, après les films, à la fois avec les spectateurs et avec les fabricants des films et en premier lieu les cinéastes. », explique Christophe Postic, co-directeur artistique des États généraux du film documentaire de Lussas dans un entretien à France Culture, le 18/08/2025.

À vol d’oiseau

À deux pas du camping, la salle du Moulinage, l’une des sept salles de projection, la plus excentrée du festival (sans compter les projections dans d’autres villages, « hors les murs »), présente ce soir-là À vol d’oiseau. Une histoire d’exil comme il en existe des milliers. Une de celle qui ne va pas se dissoudre en une Méditerranée-cimetière mais va finir par un happy-end, avec naturalisation et métier de pompier pour le héros. 

Dessin extrait du film « À vol d’oiseau »

Il y a l’histoire et il y a la forme, qui est originale. Une bande-son a servi de point de départ, un dialogue entre la réalisatrice Clara Lacombe et Amadou, parti de Guinée Conakry à l’âge de 13 ans. Sur cette bande-son, les deux auteurs (Clara et Amadou) mêlent animation et images tournées en Super 8. Cette technique a pour effet principal de plonger le spectateur dans l’espace intime du récit, dans sa dimension presque nostalgique, de nous attacher à l’effet de feuilletage façon album de famille.

Trois ans après son départ, Amadou a croisé la route du frère de la réalisatrice, Thibault, ornithologue à Grenoble, qui l’a initié aux us et coutumes des volatiles. Une histoire d’oiseaux, donc. Mais le film n’exploite pas vraiment la métaphore facile de l’enfant migrant, oiseau migrateur.

« Une partition organique »

Clara Lacombe s’est formée en travaillant dans une radio associative, en fabriquant du cinéma d’animation le soir et en enregistrant des sons d’oiseaux. Dans À vol d’oiseau, elle a créé un cocktail original avec des sons percussifs de minéraux, des sons enregistrés sur cassettes et de drones issus de machines électroniques, « une partition organique » totale qui invente un univers mental.

Par petites touches de peintures brutes en deux dimensions, et leurs effets de poésie douce, elle nous fait ressentir toute la gamme des sentiments qui traversent Amadou pendant son périple : étonnement, joie, peur, délivrance, renaissance. En trente petites minutes, la réussite de À vol d’oiseau repose sur un dosage subtil entre récit, images et sons.

Pour les détails de la fabrique du film, lire ici.

 Japon 道 2. La voie de Kaneto Shindō

[Lors des préparatifs d’un voyage, je tombe sur… un film – littéralement – extraordinaire.]

« L’île nue » (裸の島, Hadaka no shima), film de Kaneto Shindō (1960) en accès libre.

L’île nue, film japonais de Kaneto Shindō, musique de Hiraku Hayashi, sorti en 1960.

Chef d’œuvre sans dialogue, en noir et blanc, sonorisé par la musique obsédante de Hiraku Hayashi (1931-2012) qui connut le succès à sa sortie, « L’île nue » est un film littéralement inoubliable.
Une famille de paysans vit sur une île rase, sauf de ce qu’ils y font pousser. L’eau, ils doivent l’apporter lors de traversées en barque à la godille.
Les deux garçons vivent de jeux et de pêche. L’aîné va à l’école.
C’est un film sur le silence, le travail, le sens de la vie, dans sa routine comme dans sa tragédie. « L’île nue » est un destin dont on ne s’échappe pas, tourné sur un îlot de l’archipel de Setonaikai, la mer intérieure
Les jours et les saisons passent, toujours les mêmes. Et quand survient un drame, le vie reprend le dessus. Le film documente un travail agricole aujourd’hui disparu (l’eau portée dans deux sceaux à balancier, l’usage de l’araire, charrue simplifiée, semis piétinés avec soin, le fauchage des blés, accès à l’eau douce).
Un film bouleversant.

裸の島 (Hadaka no shima), L’Île nue, affiche originale (1960) avec Nobuko Otowa, épouse du réalisateur, et Taiji Tonoyama.

« Le film a été réalisé comme un « poème cinématographique » pour tenter de saisir la vie des êtres humains luttant comme des fourmis contre les forces de la nature. » a déclaré Kaneto Shindō (1912-2012).

« Le cinéma de Kaneto Shindô demeure assez méconnu, a écrit Nathalie Dray, dans Libération, sans doute occulté par le succès phénoménal du film qui le propulsa à l’international en 1961, l’Ile nue : poème radical rivé au quotidien austère d’une famille de paysans privés de tout, dont les partis pris formels – esthétique appauvrie, absence de dialogues – furent autant salués que critiqués. Le dénuement, la vie réduite a minima dans un monde brisé et une nature hostile, en réalité traversent toute son œuvre – et il n’est sans doute pas inutile de rappeler que Shindô, décédé en 2012 à l’âge vénérable de 100 ans, était né à Hiroshima, ville anéantie par la bombe atomique, dont il scrutera les décombres dans son film les Enfants d’Hiroshima (1952). »

D’ailleurs le film a été tourné sur l’île de Sukune, dans la province de Hiroshima.

À sa mort, les cendres de Kaneto Shindō furent dispersées sur l’île (comme ce fut le cas des cendres de sa femme). Depuis, son fils et une association de fans cherchent des donateurs pour faire acquisition de l’île pour honorer la mémoire du réalisateur. (source : Wikipedia)

L’île nue était le film préféré de Jean-Pierre Mocky, « une épure si simple, si parfaite que personne au monde ne saurait l’égaler ».

Demain : 3. La voie de Wim Wenders.

Les Sans-dents, film poème sauvage

« Les Sans-dents », film de Pascal Rabaté, est un film poème sauvage, film fantasque aux personnages cros-magnons, ronchons et roublards, peuple d’une grotte cachée sous le fatras des déchets d’une ville indéterminée mais contemporaine, inframonde improbable.

Ces êtres sans langage articulé mais ô combien expressifs vivent la nuit volant les fils de cuivre et toute la modernité qu’ils découvrent alentours, comme ces toilettes et baignoires des maisons rêvées sur papier d’un prometteur lambda.

Ils en reviennent couverts de trésors, fêtés comme il se doit par la communauté, femmes, vieux parkinsonien ou adolescente enfant.

Le jour, ils transforment le cuivre en lingots qu’ils revendent contre des machines à laver, des écrans plats géants ou des poupées gonflables, et les rêves qui vont avec. Ils en détournent l’usage, les détruisent après ou les subliment.

Leurs loisirs n’ont nul besoin de camp. La nature comme la ville les environnent mais ne les emprisonnent jamais. Les policiers façon Deschiens en François Morel spectral sont marqués de stupeur et de stupidité. Eux aussi grognons sans parole audible. Ils sont le négatif des négatifs. Interprètes justes d’une déchéance joyeuse : Yolanda Moreau, Gustave Kervern, David Salles, etc.

Les sans-dents magnifiques meurent un jour. Les obsèques sont une fête à l’ami disparu, inventeur d’essences rares, obsèques grandioses comme ce film à la poésie enchanteresse.

Sur ce film, la critique est partagée. On la lira par ailleurs.

« Drive my car » pour survivre à ses morts

Parmi les films qui font le plaisir de Paris au mois d’août, il est un chef d’œuvre, ce film raffiné, Drive my car, du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi, prix du scénario au dernier Festival de Cannes.

L’histoire : Un couple fait l’amour, pris dans la pénombre des seules silhouettes. La femme (Reika Kirishima) raconte une histoire imaginaire à son mari (Hidetoshi Nishjima) pendant l’orgasme. Au petit matin, seul l’homme se souvient de l’histoire. Il la raconte à sa femme qui en fait un scénario.

Plus tard la femme mort subitement.

Deux ans après, on retrouve l’homme, metteur en scène, à Hiroshima pour diriger un atelier sur Oncle Vania de Tchekhov, une pièce sur l’amour, l’ennui, le désarroi existentiel.

Entre les répétitions, M. Kafuku – Kafka n’est pas loin – rentre dans une maison au bord d’un lac à bord de sa voiture conduite par une chauffeure (Toko Miura). Au cours du trajet il écoute la voix de sa femme morte qui a été enregistrée sur une cassette alors qu’elle lisait le texte de Tchekhov.

Au fil des trajets en voiture, l’homme d’âge mûr et la jeune femme vont partager leurs deuils respectifs, des silences vont construire l’habitacle des secrets dévoilés petit à petit…

Le film déploie pendant trois heures un labyrinthe de sentiments, une langue qui en contient dix, dont la langue des signes, du chinois, de l’anglais, de l’indonésien, du tagalog des Philippines, une histoire qui en contient dix, un voyage dans une vieille Saab rouge qui contient dix voyages.

Dans la violence du monde, certains êtres imposent leur douceur car ils savent écouter l’autre et sa peine et partager des deuils. C’est d’ailleurs ce que Ryusuke Hamaguchi a fait peu après le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 et la catastrophe de Fukushima. Le réalisateur a entrepris alors de collecter les récits des survivants de la région de Tohoku, dans le nord-est de l’île principale de l’archipel japonais.

Ainsi les cinéastes de la mémoire sont, comme certains romanciers, des artistes qui savent écouter les survivants.

Drive my car est un chef d’œuvre pour survivre à ses morts.

Le film est adapté d’un recueil de nouvelles de Haruki Murakami, Des hommes sans femmes, ed. Belfond 10/18, 2018 (trad. Hélène Morita). Ryusuke Hamaguchi s’est inspiré de plusieurs de ces nouvelles dont la première du recueil, qui porte le titre Drive my car, cite Oncle Vania, de Tchekhov (pièce de 1897) : « J’ai quarante-sept ans. Il se peut que je vive jusqu’à soixante. Une éternité ! Comment pourrais-je supporter de vivre ainsi encore treize années ? Que ferais-je ? Comment les occuperais-je chaque jour ? »

Sous le ciel d’Alice… le Liban comme mélancolie

Film plein de douce mélancolie, Sous le ciel d’Alice, le premier long-métrage de Chloé Mazlo étonne comme un livre de contes dans un pays en guerre, le Liban des années 1970.

Le film raconte l’histoire des grands-parents de la réalisatrice, une grand-mère venue de Suisse dans les années 50 pour s’occuper des enfants d’une famille bourgeoise de Beyrouth (interprété par Alba Rohrwacher). Elle s’éprend d’un homme (Wajdi Mouawad) qui rêve non de conquête spatiale mais qu’enfin un Libanais s’envole dans l’espace, tout simplement.

[Sur ces rêves d’espace et leur réalité, revoir le beau film documentaire The Lebanese Rocket Society, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (2013).]


La rencontre entre cette femme grande et blonde à l’accent d’ailleurs et cet ingénieur rêveur donne le ton au film. Si vous ajoutez des séquences filmées en stop motion, cette technique d’animation en 3D, vous avez un joli cocktail qui confère à l’ensemble une forme d’onirisme doux amer. Une technique qui contribue à accélérer le temps laissant toute sa place aux scènes de famille filmées théâtralement.

Dans une espèce de « capharnaüm surréaliste » comme l’écrit le dossier de presse, dans cet « îlot fictionnel » qu’est un appartement, la guerre n’apparaît que rarement et toujours sous de manière surprenante : le cœur de l’héroïne fond, les amoureux chassent les cigognes, l’écran est partagé en split screen lors d’un échange téléphonique entre les parents suisses et le Liban, des personnages à l’abri dans un sous-sol dessinent, une allégorie de la mort danse face à une femme-cèdre (radieuse Nadine Naous) devant un mur aux couleurs du Liban, après une crise du couple, l’appartement est séparé par des plantes en symbole de la ligne verte, la ligne de démarcation entre ennemis, belle idée pour réunir histoire d’une famille et histoire d’un pays.

Souvent les couleurs de la pellicule – Chloé Mazlo et sa chef-opératrice Hélène Louvart ont fait ce choix judicieux – renforcent ce voyage dans le temps : « Le grain du super 16 permet de laisser au spectateur deviner les choses : les traits des visages ne sont pas trop lisses, ils sont au contraire fous, vaporeux. Le super 16 fait disparaître cette impression de raideur pour laisser place à ce que les Italiens appellent le « sfumato » en histoire de l’art : un contour enveloppé, des couleurs adoucies. »

Alice va ainsi traverser quinze ans de guerre entre romantisme, incrédulité et impuissance. Elle reste dans son pays d’adoption alors que partout autour d’elle on fuit.

Sous le ciel d’Alice, premier long métrage de Chloé Mazlo est comme un album de famille dans un ciel qu’on rêve étoilé alors que résonnent le bruit des bombes. C’est l’inverse exact de la Palestine du poète Mahmoud Darwich qui dans l’une de ses autobiographies – La Palestine comme métaphore (1997) – partait en quête d’un pays perdu à travers la langue et l’histoire. Avec Chloé Mazlo, le lieu est si fort qu’il absorbe tout, comme une faille spatio-temporelle où tout vient se rattacher, comme si la mémoire était ce grand aimant qui pouvait empêcher l’éclatement du puzzle de l’enfance.

Panahi, cinéaste entêté

Filmer le monde et ses personnages réels depuis le tableau de bord de sa voiture… façon de déjouer la censure. Le cinéaste iranien Jafar Panahi l’avait fait dans son Taxi (Ours d’or au Festival de Berlin 2015). Arte propose actuellement deux autres de ses films : Trois visages (Prix du scénario au Festival de Cannes 2018, 97’) et Hidden (18’). Dans le premier, le réalisateur joue son propre rôle, accompagné de la comédienne Behnaz Jafari qui elle aussi joue son propre rôle. Tous deux partent à la recherche d’une jeune inconnue dans les montagnes d’Azerbaïdjan ; sa famille lui refuse une vie de saltimbanque. Dans le second, Hidden, autre road-movie, Panahi part cette fois à la recherche d’une voix d’or. Il va la trouver cachée derrière un voile dans une pièce minuscule. Jafar Panahi a l’art de nous embarquer dans sa quête bonhomme des frontières mentales, affrontant le rigorisme avec humour et un certain détachement. Un cinéma où derrière le tragique toujours possible affleure une poésie de la vie.

L’heure de l’ours a sonné

Le film à voir est sur Bref (13’).

C’est un film d’animation intitulé L’heure de l’ours. Paysage d’herbes en fond noir, un point rouge vu de faut se glisse et rejoint dans l’ouverture des herbes une femme assise sur le perron d’une maison isolée. 

Le point rouge 🔴 est son enfant. Amour maternel dans son naturel.

Au loin une voiture arrive et la fumée de son échappement envahit l’écran, le paysage, l‘atmosphère, la vie de l’enfant.

Dans la relation amoureuse des deux adultes il n’y a pas de place pour l’enfant qui se sent exclu. Ses rêves sont peuplés de maisons qui brûlent, toujours dans des paysages noirs, les maisons chutent de l’abîme du ciel dans un puits sans fond. Comme le chagrin de l’enfant.

Un ours gigantesque deviendra son protecteur. Mais l’ours sera abattu et le chagrin de l’enfant grandira, grandira encore jusqu’à enflammer sa douleur, sa haine et son envie de brûler la maison.

Juste avant on verra une horde d’enfants à dos d’ours envahir l’écran, le paysage, les rêves peut-être de l’enfant.

Le cinéma d’Agnès Patron est onirique, symbolique, suggestif, d’une beauté qui s’allume comme flamme à se frotter à l’amertume, la colère, la haine d’un enfant.

Découvert en compétition officielle des courts métrages du Festival de Cannes 2019, L’heure de l’ours, animation onirique en 2D, a décroché le Prix du meilleur scénario au Festival Tous Courts d’Aix-en-Provence en 2019, ainsi que le Grand prix du festival Animatou, en Suisse, la même année.

Réalisation et montage : Agnès Patron. Scénario : Johanna Krawczyk et Agnès Patron. Image : Nadine Buss.

Animation : Augustin Guichot, Agnès Patron et Sandra Rivaud. Compositing : Pierre-Julien Fieux. Montage : Agnès Patron. Son : Mathias Chaumet. Musique originale : Pierre Oberkampf. Production : Sacrebleu Productions.

Au Japon, le policier des falaises

Un lieu pour ceux qui n’ont plus de lieu. Un homme pour ceux qui n’ont plus personne à qui confier leur détresse.

Au Japon, les falaises de Tojinbo, cité touristique de bord de mer, attirent les candidats au suicide. Lors de sa ronde quotidienne, Yukio Shigue, un policier à la retraite, les recherche pour essayer de les convaincre de ne pas sauter.

En chemin, il rencontre un homme de 58 ans, seul, venu d’Osaka pour franchir le seuil.

En parlant peu, il le convainc de le suivre. En 13 ans d’activité, dit-il, il a sauvé du suicide 586 personnes . Tâche difficile face à une activité touristique qui vit de cet attrait. 

La caméra de Blaise Perrin est dans le juste tempo. 

Au début du film, c’est un long travelling au bord d’un chemin côtier. En off, une voix de femme lit une lettre d’un couple de retraités qui venaient sauter à Tojinbo. Yukio Shige les dissuada un temps. Les services sociaux ne leur furent d’aucun secours. Pire, on leur conseilla de mettre leur geste à exécution.

Pendant quelques secondes la caméra filme Yukio Shige de face. Il est attablé et fume une cigarette avant d’entamer sa ronde. Puis un long travelling le suit. De dos, le spectateur épouse avec lui les sentiers côtiers, les coins cachés ou les candidats attendent la nuit. Il nous dit comment il engage la conversation quand il a un doute.

C’est tranquille comme une balade du poète Bashô, propice à la rêverie, si le sujet n’était aussi grave.

La lumière décline, la ronde va vers sa fin.

Les dépressifs hésitent avant de passer à l’acte. C’est difficile cette dernière nuit avant de sauter. Et, croient-ils, s’évaporer. Comme l’éléphant de Murakami ?

Yukio, hanté par la lettre des deux retraités, continuera tant que ses jambes le porteront.

Dans Le Cœur régulier, en 2010, l’écrivain français Olivier Adam mettait en scène ce thème où l’héroïne, Sarah, dévastée par la mort de son frère Nathan, rencontrait le policier des falaises. Lire une critique, journal Le Monde.

Dix ans après, le documentaire de Blaise Perrin, avec ses moyens et sa grammaire propres, éprouve la même fascination pour un lieu, un personnage de Juste et ce Japon sans limite.


A noter que l’on se suicide de moins en moins au pays de Mishima depuis dix ans, et c’est officiel : le nombre de suicides en 2019 est passé sous la barre des 20 000, avec 19 959 cas, le taux le plus bas depuis que les autorités les comptent, selon The Japan Times, 17/01/2020.

A voir sur le site de Médiapart (pour les abonnés)  «La Ronde»: au Japon, un policier seul face à la détresse | Documentaires | Mediapart

Aux Ateliers Varan, un café en plans-séquences

Le plan séquence en questions-illustrations : durée, signification dans le film, effet de réalité, sa justification. Bref, Les Dimanches de Varan n’ont pas déçu et Corinne Bopp nous a enchantés de proposer « cette figure virtuose et séduisante de l’inscription du temps dans le cinéma ».

C’est toujours 5€ l’entrée – café croissants inclus – pour voir et penser le cinéma à l’œuvre.

Une pensée qui prend la forme d’une poussée dans le documentaire « Le Jour du pain« , de Sergeï Dvortsevoy. La poussée d’un wagon par des villageois dans un paysage de neige, une poussée collective dans le champ de la caméra qui nous suspend à leurs épaules pendant une temps d’une durée exceptionnelle, dans le même cadrage, un plan-séquence dont le génie est de faire éprouver au spectateur un fardeau aussi pesant que le quotidien de ces habitants. Trois semaines d’entraînement ont été nécessaires à l’opérateur pour filmer à l’épaule ce plan-séquence d’un quinzaine de minutes.

De très belles questions ont suivi, posées par des spectateurs avertis : le plan-séquence de Dvortsevoy fait-il décrocher le spectateur (alors que la loco trop lourde pour un ballast usé a été elle-même décrochée), pourquoi les femmes poussent plus que les hommes ? qu’est-ce qu’un film d’action ? que dit la chute de ce plan-séquence sur la misère et la solitude d’un village reculé, situé à seulement 80 km de Saint-Petersbourg ?

Dans « Voir ce que devient l’ombre« , de Matthieu Chatellier, l’artiste Fred Deux livre son témoignage d’enfant sur une rafle sous l’Occupation, tout en peignant. Le plan-séquence laisse la parole de remémoration se déployer dans le reflet de la feuille peinte.

Un extrait de « Famille« , de Christophe Loizillon montre un homme âgé se faisant laver par une soignante attentive. Pour le spectateur, le face à face est éprouvant mais la scène restaure une dignité par ce dialogue entre une homme dépendant et une femme douce.

Puis Corinne Bopp convoque une interview de Jean Rouch, fondateur des Ateliers Varan, né il y a 100 ans, un Jean Rouch qui raconte avec sa précision habituelle le tournage d’un plan-séquence heureux comme du « ciné-transe ». Dans « Les tambours d’avant« , le cinéaste anthropologue en état de grâce capte une scène de possession où dialoguent les hommes et les dieux à propos de la pluie absente depuis trois années. Film visible sur internet ou aux « Rencontres du cinéma documentaire« , du 11 au 17 octobre 2017, au cinéma Le Méliès, à Montreuil (manifestation organisée par Périphérie et sa déléguée générale Corinne Bopp).

Bref, 5€ pour réfléchir deux secondes à la portée d’un plan séquence dans la démarche d’un cinéaste, ce n’est pas cher.

À partir de la semaine prochaine, Les Dimanches de Varan programment pour deux séances Daniel Deshays et « Les silences de cinéma ». Quelques douceurs en perspective par un maître du son.