Même si vous êtes très occupés, ou passablement occupées, stressés ou saturées comme un agenda de ministre reconduit dans ses fonctions, même si des représentations affichent complet, je vous recommande tout particulièrement cette pièce au Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis, La guerre n’a pas un visage de femme.
Premier livre de Svetlana Alexievitch, écrit à l’âge de 27 ans, cet essai documentaire est composé de ses questions et réflexions, et des témoignages d’anciennes combattantes de la Grande Guerre patriotique (expression par laquelle l’Union sociétique, puis la Russie désignent le conflit qui opposa la première à l’Allemagne nazie entre 1941 et 1945, autrement dit la Seconde Guerre mondiale sur son front est-européen).
(c) Christophe Raynaud de Lage
La mise en scène de Julie Deliquet est une admirable réussite théâtrale, qui donne naissance à une partition chorale de dix comédiennes, toutes excellentes, partition faite de prises de paroles étonnantes, car « la guerre n’a – vraiment – pas un visage de femme ». Alexievitch puis Deliquet restaurent la dignité perdue des femmes en guerre, parmi un million qui se sont engagées.
« Cinq cents entretiens, après quoi j’ai cessé de compter, les visages se sont effacés de ma mémoire, ne me sont restées que les voix. Tout un chœur qui résonne encore en ma mémoire », écrit Svetlana Alexievitch, dans son livre, dont l’intention était d’ « écrire une histoire féminine de la guerre ».
« Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin » (matsu no koto wa matsu ni narahe 松のことは松に習へ), ce beau précepte de Bashô, je l’ai lu la première fois dans un article érudit d’Augustin Berque.
J’en ai retrouvé une version théâtrale dans la pièce de Simon Gauchet, L’Expérience de l’arbre, créée en 2019, hier à la MC93 de Bobigny. On peut voir des extraits dans ce film tourné au Théâtre national de Bretagne.
Trois personnages dialoguent autour de la question du théâtre, du public, de son art déclamatoire, une mise en abyme, elle-même truffée d’histoires et d’anecdotes : un acteur de nô, art sacré au Japon (interprété tantôt avec humour tantôt avec gravité par Hiroaki Ogasawara), un homme de théâtre français (Simon Gauchet, émouvant ou ironiquement docte, dans son propre rôle) et… un arbre, Matsu, le pin en japonais, personnage à part entière, qui progressivement envahira le plateau.
C’est jouissif et chatoyant, drôle et profond, en résonance au Théâtre et son double d’Antonin Artaud comme à la fable Le Chêne et le Roseau de Jean de La Fontaine.
C’est une ode composite à la transmission entre les générations dans chacun des pays comme à l’échange entre l’Orient et l’Occident. Entre un théâtre hyper-codé (le nô) et un théâtre en quête incessante de formes nouvelles. C’est aussi du théâtre bilingue français japonais. Une forme de conférence croisée où l’on oublierait de s’ennuyer.
C’est un éventail où l’acteur de Nô range à la fin du spectacle tout un monde.
On y entend la musique du vent dans les pins, les cerisiers, les saules, comme la musique de Joaquim Pavy qui, sur scène, enrichit le dialogue grâce à sa guitare.
C’est l’omniprésence de l’arbre rescapé puis finalement mort après la catastrophe de Fukushima et son tsunami, lorsque « là-bas, la vague avance avec une douceur sans pitié » : « Je suis le vestige d’un souvenir que tous veulent oublier. »
Un spectacle où l’on apprend, qu’au Japon, le théâtre est gratuit pour les fantômes.
Dans Maître obscur, Kurō Tanino, a écrit et mis en scène un huis-clos de cinq personnages et leur relation à l’Intelligence artificielle qui épouse leurs désirs avec plus ou moins de facilité, d’erreurs et de confusion. Une pièce présentée au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne 2024.
Dans un décor, ils apparaissent depuis un long couloir invisible, marqués par le son de leur pas. Serait-ce l’influence de Jacques Tati, apprécié par le metteur en scène ?
Une voix dans un casque porté par chacun d’entre nous, spectateurs, nous incite à estimer le profil, l’âge, la taille de l’arrivant. Comme si la pièce était elle-même un lieu expérimental. Chaque pensionnaire est dans l’attente du suivant, comme si une mystérieuse convocation les réunissait.
« RIONS »
L’expérience semble se confirmer lorsque, une fois dans la pièce, ils répondent aux instructions d’une voix neutre, enveloppante comme celle d’un instructeur qui s’efforcerait de paraître bienveillant. La voix leur dit comment préparer un repas, boire un café, danser… jusqu’au summum à la fin de la pièce lors d’un repas fait d’une soupe aux composés improbables, organiques ou matériels, quand s’affichera sur l’écran géant de la pièce : « RIONS ».
Les questions posées par Kurō Tanino reflètent les inquiétudes de l’époque sur l’emprise, son thème de prédilection, la voix mystérieuse incarnant l’Intelligence Artificelle, selon les termes aux initiales majuscules du dossier de presse (DP).
numériser l’inconscient ?
Cet ancien psychiatre a ainsi repris avec le Théâtre de Gennevilliers, dont il est artiste associé (les acteurs de Maître obscur sont francophones) ce qui travaillait sa pièce Dark Master, la domination entre humains, le lavage des cerveaux au cœur de l’activité économique « menée par des hommes dépendant du travail ».
Avec Maître obscur, Kurō Tanino annonce une belle ambition : « Mon but n’est pas de montrer comment les IA vont remplacer les humains sur des tâches relativement simples, puisque c’est déjà en train d’arriver. Ce qui m’intéresse, pour aller plus loin, c’est comment les IA vont avoir une influence à un niveau psychologique, sur des aspects plus profonds de nos âmes. Il est probable que la prochaine frontière que franchira la technologie sera celle de l’inconscient. Qu’est-ce que cela signifierait concrètement que de numériser l’inconscient ? » (DP).
La forteresse du sourire, en 2021, un autre huis-clos, s’intéressait aux liens entre les occupants de deux appartements voisins. C’était une réussite. Lire « L’effet papillon du théâtre de Tanino », Papalagui, 25/11/2021 :
Maître obscur est moins convaincant. Tanino nous avait prévenu : « C’est une œuvre dans laquelle il y aura beaucoup de grands malentendus, de confusion, je vais créer de la confusion chez les acteurs, c’est tout cela qui fera l’œuvre. » Une pièce où l’IA n’est pas l’ennemie, elle est « neutre ».
Hélas, la confusion voulue entre les personnages nous a gagné. Et ce n’est pas un trouble stimulant.
Rien à voir avec le trouble véritable ressenti à la projection du film dystopique japonais, Sayonara, de Koji Fukada (2015), par exemple, où une survivante à la bombe dialogue avec sa seule « compagne »… un robot féminin.
Dans Maître obscur, l’ennui vient d’un dispositif lourd et de dialogues au burlesque faux. On reste au bord du plateau, comme s’il manquait l’étourdissement propre aux questions métaphysiques posées par Tanino.
Maître obscur, (durée : 1h30), écrit et mis en scène par Kurō Tanino (traduction du japonais par Miyako Slocombe), est à l’affiche du Festival d’Automne 2024, joué au Théâtre de Gennevilliers jusqu’au 7 octobre.
« L’amour de l’art », la pièce de Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, se joue au moment où le billet d’entrée au Louvre vient d’augmenter de 30%, passant à 22 euros. Mais sur la scène du Théâtre de la Bastille il est plutôt question du discours sur l’art et de comment s’en sortir.
Ça commence façon fausse conférence sur l’art. Prétexte à la pièce, prétexte à… l’art de la rétroversion. Un couple de faux conférenciers, vrais comédiens, décline à foison ses manques, défauts, handicaps : hanche rétroversée, hémisphère cérébral rétroversé, coudes rétroversés… jusqu’à l’endomètre rétroversé, leurs absences, fuites (dans tous les sens), détours et contours… tout l’art de commencer en repoussant, par l’autodérision, aux limites les plus fantaisistes l’art de ne pas commencer.
D’emblée, le public rit car ces deux-là, Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, épousent toutes les variantes de la comédie, de se jouer des codes imposés par la langue, spécialement dans le domaine de l’art et de ses musées (tous deux ont coécrit le spectacle). C’est d’autant plus réjouissant pour le spectateur, qu’il peut dépasser les deux archétypes extrêmes : le « prolétaire » et le « bourgeois ». Comme l’explique en interview Stéphanie Aflalo, qui assure aussi la mise en scène, citant Bourdieu dans L’amour de l’art, le prolétaire est intimidé par l’œuvre en musée, jusqu’au mutisme, le bourgeois étant laudateur à coup de « Excellent, remarquable ! », écrasant de sa fausse superbe et de son arrogance tranquille le match sachant/ignorant de l’Art.
L’amour de l’Art serait-il l’amour du Faux ? du faux-semblant ? trompe-l’œil d’un rapport sensible à l’art.
« Cette question m’a intéressée, explique Stéphanie Aflalo : cela ressemblerait à quoi de ne pas s’inhiber, que l’ignorance ne devienne pas une injonction au silence ? Comment pourrait-elle devenir un principe créatif et pas une source de honte ? » Outre Bourdieu, elle recommande Thomas Bernhard et son « Maîtres anciens ».
Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, dans « L’amour de l’art », au Théâtre de la Bastille (c) Roman Kane
Au-delà des deux modèles (prolétaire et bourgeois), le parti-pris de la pièce L’amour de l’art est de choisir l’humour et de jouer avec les codes, de parodier les paroles sur l’art : « une dimension parodique comme moyen de déconstruire les valeurs établies, ajoute Stéphanie Aflalo, de dévoiler les paradoxes et l’absurdité des normes, qu’elles soient morales, culturelles, sémantiques, esthétiques. Je vois la parodie non comme une simple moquerie mais comme le moyen d’accéder à une forme de créativité, d’ouvrir la voie à de nouvelles perspectives. »
Après la litanie euphorisante des rétroversions, le « vrai début » donne à voir sur écran l’un des tableaux les plus célèbres de Rembrandt, peint en 1632, « La Leçon d’anatomie du docteur Tulp » :
À son pupitre de conférencier, côté cour, Antoine commence par exposer une théorie esthétique classique faite de triangles, de chapeaux présent/absent… pour très vite redonner à la comédie droit de cité. Il prend à partie un spectateur assis au premier rang, lui demande puis lui intime l’ordre de ne pas le regarder, lui, mais de regarder le tableau. Cette adresse au public est répétée sur un ton de faux sérieux qui électrise le public, ne sachant plus si c’est de l’art ou du cochon.
De nombreuses vanités, ponctuées de « Memento mori », (« Souviens-toi que tu meurs ») rythment la suite, entre cocasse et sérieux, telle « Judith décapitant Holopherne », du Caravage.
Propos sur ce que devrait être la bonne peinture et autres fadaises de conférencier qui s’érige en maître de la morale ou propos enfantins qui prennent l’œuvre par le bout de l’inentendu.
Après le vrai-faux début et la vraie-fausse conférence, viendra la présentation d’une toile absente où le public – finalement – en prendra plein la vue.
« De détails anachroniques en digressions intimes, leur discours sur l’art transgresse tous les usages et déclenche une fatale envie de rire, annonçait le dossier de presse. Iels [le duo] tentent de « faire parler » les tableaux, mais leur langage les recouvre, si bien qu’on ne les voit plus vraiment… à moins qu’il ne soit possible de les voir « autrement » ? Au-delà du rire, le spectacle interroge : et si les conventions du « monde de l’art » étaient ridicules ? Notre regard peut-il être libéré de la grandeur des œuvres ? » (Elsa Kedadouche)
Quand Stéphanie, lasse de chercher la nouveauté, veut rejouer une scène mémorable, elle choisit la scène de l’oignon, une action de la performeuse Marina Abramovic. Oignon épluché puis… croqué comme une pomme, nature morte très vivante dans la bouche et la gorge de la comédienne aux prises aux spasmes, réflexes masticatoires et piques d’acidité. Un beau numéro d’actrice qui croque la vie à pleines dents.
Antoine aura son moment de gloire solo, car on pourrait bien introduire quelques mouvements, mimes et autres gesticulations pour enjoliver la conférence. Hilarant.
Et quant l’art aura été vidé de sa substance (pour mieux en jouer, pour mieux y penser ?), il restera l’amour tout court.
Nous… debout dans la nuit pour une pièce de théâtre qui commence à 6h du mat’, dans un champ au-dessus de Barbentane, à dix kilomètres au sud d’Avignon.
Eux… les comédiens, à quelle heure se sont-ils levés pour être prêts ? Prêts et pleins de tout ce texte de Jean Giono, Que ma joie demeure…
Les voilà les personnages sortant du petit bois, minuscules, tout là-bas au bout du champ, des points à l’horizon. Ils sont cinq, de front, alignés, occupant un espace si grand qu’aucune scène, même un stade, ne pourrait le contenir.
Silencieux, ils viennent avec le jour. Il est 5h58, la pièce commence. Aube claire… cigales… et coq, derrière nous.
Nous, public levé aux aurores, déjà sonné, assis sur le sol dru ou sur un trépied ou même debout, un groupe façon écoliers alignés en trois rangées pour la photo de classe.
(c) Christophe Raynaud de Lage
Ils sont à mi-parcours, encore loin, mais de plein champ, et c’est la première voix, une voix pleine, forte et claire, profonde et sans micro :
« C’était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se retournait.
— Il fait un clair de toute beauté, se disait-il.
Il n’avait jamais vu ça. »
Nous non plus, on n’avait jamais vu ça… ce théâtre du monde, cette résonance, cette énergie vibrante de vie sur un plateau… ce plateau… ah !… mot magique qui désigne en parallèle tant la géographie que la scène, mais une scène ouverte.
Et Jourdan veut labourer, dans la nuit… Cette envie n’est pas un désir mais une habitude, déjà une routine tragique qui l’oblige malgré lui.
Toujours loin dans le champ, il s’adresse à sa compagne, Marthe. Le dialogue des deux personnages, couchés dans les herbes, est maintenant sonorisé, dans leur intimité :
« Jourdan essaya de réveiller sa femme.
— Tu dors ?
— Oui.
— Mais tu réponds ?
— Non.
— Tu as vu la nuit ?
— Non.
— Il fait un clair superbe. »
Quand le saisissement vous prend si tôt, l’attention est complète, l’émotion intacte. Bientôt le champ sera occupé, agit, par le lyrisme de Giono comme un son habite un corps. Même le vent ou les éléments n’y pourraient rien. Nous serons pris dans un texte et un paysage, galvanisés comme les comédiens, irradiant de la puissance utopique de Que ma joie demeure. Ce roman, Jean Giono l’a écrit à Manosque, en Haute-Provence, en 1935, époque où l’on ne se déplaçait dans la petite ville qu’à cheval ou à pied. C’était avant la Seconde guerre mondiale, avant la disparition de la paysannerie.
Alors Jourdan (Mickael Pinelli, sanguin et terrien) arpente son champ d’amandiers à grandes enjambées, amples et appuyées, avec eux tous, en cadence, et on voit tout. Le cheval, la herse traînée, la tension dans les bras, le labeur répété. Ils sillonnent l’espace et nous avec dans la chorégraphie du travail paysan. La scène s’imprime quand le soc fend la terre sèche de Provence.
Puis, du lointain, arrive l’étranger. Si distant qu’on ne voit pas de suite que Bobi est un personnage masculin interprété par une actrice, Clara Mayer. Cet étranger vient apporter la joie dans un monde triste, « lépreux ».
Théâtre dehors
public levé aux aurores
le chant du monde
« Cet étranger est porteur de joie mais il est aussi porteur de désirs démentiels qui vont conduire certains personnages à la destruction, explique Clara Hédouin, metteuse en scène et comédienne, dans un entretien à Michel Flandrin.
Donc c’est un conte mais ce n’est pas la fable écologique un peu béate du retour des oiseaux et du retour de la joie, c’est plus compliqué que ça. C’est le retour de quelque chose de très vivant en nous, qui s’appelle le désir, le désir de vivre, le sentiment d’être vivant et ce sentiment est porteur de choses complexes. Il va être aussi porteur de mort mais d’une mort qui fait partie de la vie. »
D.R.
Après cette rencontre de Bobi et des paysans, qui nous transporte d’un bonheur nouveau, s’ensuivent neuf autres tableaux sur neuf sites différents, dix actes en tout d’un roman adapté au théâtre mais un théâtre radicalement différent, un théâtre-monde qu’aimerait Edouard Glissant, chaque site étant choisi avec soin, tous appropriés, entre garrigue, sous-bois et oliveraies, larges ou contraints, comme autant de théâtres vivants, chacun reliés par une marche de cinq à vingt minutes, formant randonnée-théâtre.
Ici, on s’assied dans les arômes de thym serpolet et le texte nous dit, comme une didascalie passée dans la bouche de Bobi : « Marthe versa le café sec sur la passoire. Ça sentait déjà fort. Le feu, le chant de l’eau, l’odeur du café étaient une maison beaucoup plus solide que la ferme. On pouvait s’abriter là dedans beaucoup mieux que dans toutes les constructions de pierre. »
Une telle poésie, elle vous donnerait envie de vous lever encore plus tôt.
Dans le public, entre deux tableaux, quand la randonnée reprend, sur les sentes étroites, on entend parler allemand, espagnol, japonais, mandarin (le Festival d’Avignon est l’un des plus grands festivals de théâtre au monde). On essaie d’imaginer ce que provoque sur ces spectateurs venus de loin des régionalismes comme « jas » (gîte, abri, bergerie) « débéloire » (« appareil à filtre servant à préparer le café »), mot qu’on ne trouve que chez Giono, précise le T.L.F.…
Pas sûr qu’ils soient compris par tous ou que son style fleuri, dense et épique passe la rampe des langues. Dans ce théâtre du dehors il n’y a pas de sur-titrage.
Théâtre-feu
Mais quand Bobi, l’acrobate (oui, on apprend qu’il est acrobate, Bobi, ce double de Giono, sans doute, porté par le vent) dit : « Il y a des maçons d’ombres qui ne se soucient pas de bâtir des maisons, mais qui construisent de grands pays mieux que le monde. », et qu’il est écouté, et que sa parole transforme les paysans du plateau Grémone, on se dit que le roman adapté pour ce théâtre-paysage réjouirait Giono, ce « voyageur immobile » comme il titre une nouvelle autobiographique dans L’eau vive (1943), lui qui affirmait ne pas aimer écrire du théâtre.
« Le seul avantage de Bobi c’est qu’il mettait des mots d’hommes sur ces mots de feu, d’argile, de bois et de ciel pur. Il essayait de mettre des mots d’homme. Mais ça n’était pas tout à fait ça. Si on avait pu avoir des mots-feu et des mots-ciel, alors oui. »
Oui, nous sommes bien dans un théâtre-feu offert par Clara Hédouin et ses comédiens. Ainsi dans le troisième tableau, « La nation des oiseaux », Bobi convainc Jourdan d’utiliser son blé en trop… (dans le texte, c’est un sac de 50 kg !)… pour rien… enfin, il ne lui dit pour quoi.
Le public est en demi-cercle, on pourrait imaginer un amphithéâtre à la romaine, tant cet autre espace est vaste, spectateurs « au milieu de l’aire éblouissante »… Le blé coule d’abondance de l’épaule de Jourdan. Affamés, les oiseaux rappliquent petit à petit, chacun nommé par un personnage puis un autre puis un autre, jusqu’à l’ivresse :
« Il y en avait déjà au moins trente. Il y avait une draine énorme, un turquin tout bleu de turc, un tangara à sept couleurs, des bouvreuils rouges, bleus et noirs, un bruant tout en or, une ouette qui balançait sa crête rouge et frappait de droite et de gauche avec ses ailes noires, des serlis, des tarins, des agripennes, des chardonnerets, des vengolines, des linottes, des jaunoirs, des sizerains, des titiris, des passerines. » Cette passion de nommer s’appelle la joie, non ? la vie, en somme. Elle passe par le texte et les comédiens. Elle nous est donnée. Comme elle est donnée à Jourdan, jusqu’alors en plein doute.
Et Jourdan rit d’une rire contagieux : « Il était ivre. Il venait de perdre le sens pauvrement humain de l’utile. »
L’homme comme un feuillage
Il n’est que 7h16. Et nous sommes de la nation des oiseaux autant que de cette terre et de cet espace.
« À partir de là, ça n’était pas grand’chose, si vous voulez, mais c’était la joie et l’amour. Il n’y avait plus de monde insensible. Il y avait des tuiles d’argile cuite, la dentelle de la génoise, la joue fraîche du toit. L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branches des arbres et à travers lesquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. »
Il est 7h35. La transformation des personnages comme des spectateurs est largement engagée. Nous ne sommes pas une chrysalide. Nous sommes dans une scène ouverte à l’échelle du pays, au-dessus de cet estuaire de la Durance qui a enfanté chez Giono L’eau vive, L’Homme qui plantait des arbres, ou,publié un an avant Que ma joie demeure, Le Chant du monde, qui suscita l’admiration d’Aragon, voyant en Giono « le seul poète de la nature ».
Dans Le Chant du monde, Giono écrit un an avant Que ma joie demeure :
« Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. (…)
Les champs, les landes, les collines, les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes éperdues frappées d’éclairs (…) : tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos yeux. C’est une société d’êtres vivants. »
Comment ne pas reconnaître la génération Morizot et des philosophes du vivant en ce Giono ? Baptiste Morizot qui écrit dans Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020) : « La moindre prairie fleurie est un caravansérail cosmopolite, multilingue, multi-espèces et bourdonnant d’activité. »
Baptiste Morizot et Clara Hédouin ont fait du chemin ensemble depuis l’Ecole Normale supérieure, jusqu’à la mise en commun de leur sensibilité dans la création de « Manger le soleil. Une exploration du vivant par le théâtre », un projet qui a pris différentes formes dans plusieurs régions de France (Hérault, Calais, Paris, Haut-Lignon, Normandie, Comminges, Villefranche-sur-Saône).
De l’écrivain Jean Giono au philosophe Baptiste Morizot via le théâtre
Cela fait près de vingt minutes que nous marchons dans les sous-bois, les pinèdes, les oliveraies… Un spectateur, retraité de la restauration, habitant de Tarascon est heureux de son premier Festival d’Avignon. Jusqu’alors il travaillait tout l’été, tourisme oblige. Sur le chemin, il me désigne des pavés énormes, traces du passage des Romains de l’Antiquité. Au loin, d’autres traces plus récentes, d’un feu qui a ravagé l’an dernier La Montagnette, le massif où nous sommes.
Interlude. On retrouve Bobi et Jourdan qui en a assez « de faire du travail triste ». Il plante des fleurs, des narcisses puis des pervenches.
D.R.
Morizot et Giono, à trois générations de distance. Le philosophe, expliquait, dans un entretien au Monde, le 4 août 2020, intitulé « Il faut politiser l’émerveillement » :
« La crise de la sensibilité, c’est en fait l’appauvrissement des mots, des capacités à percevoir, des émotions et des relations que nous pouvons tisser avec le monde vivant. Nous héritons d’une culture dans laquelle, dans une forêt, devant un écosystème, on « n’y voit rien », on n’y comprend pas grand-chose, et surtout, ça ne nous intéresse pas : c’est secondaire, c’est de la « nature », c’est pour les « écolos », les scientifiques et les enfants, ça n’a pas de place légitime dans le champ de l’attention collective, dans la fabrique du monde commun. »
Donc, nous y voilà : ce théâtre n’est pas que pour l’émotion, pas que contemplatif et performatif, même s’il nous change. Cette transformation voulue par Clara Hédouin se veut politique : « L’enjeu essentiel d’un tel projet est donc de créer une relation inattendue à l’environnement vivant dans lequel peut prendre place notre performance, en faisant sortir (et bondir !) les autres vivants hors de la « toile de fond » qui est toujours le second plan des relations humaines, pour les ramener dans l’action, c’est-à-dire au premier plan.
Que ma joie demeure, qui ramène la vie et la joie sur le plateau grâce à l’irruption de formes de vies différentes, autonomes, sauvages enfin, semblait offrir exactement l’espace imaginaire mais aussi poétique que nous cherchions. »
« Une nouvelle fois, nous faisons l’expérience de cette circulation entre la matière littéraire de Giono, des paysages, un territoire, mais aussi les récits de vie de certains agriculteurs d’aujourd’hui, et l’histoire de la paysannerie dans laquelle ces récits s’insèrent. » (Dossier de presse « Manger le soleil »)
Ainsi le roman de Giono serait une arme miraculeuse pour sortir de soi et de notre habituel rapport au monde, peu humble.
La danse du cerf
La séquence du cerf nous replonge dans la fable mais aussi dans la mentalité de paysans métamorphosés. Le public est en contrebas d’un chemin. La scène est donc un peu surélevée, dans un petit sous-bois. Aurore (Clara Hédouin, calvacadant malgré la chaleur) est la fille d’Hortense (Hatice Özer, aux multiples registres).
Le cerf, ramené par Bobi d’un cirque de sa connaissance, a son intelligence et sa sensibilité : « Le cerf huma vers l’odeur de ferme qui venait du lointain. Il y avait là-bas des femmes et des enfants. Mais tout était sous la forte odeur du vieil homme. C’était le chef. »
S’ensuivra la danse du cerf et l’interprétation formidable de Pierre Gaferri qui fait un cerf tout à fait crédible, dansant, humant, se laissant caresser par Zulma, la sauvageonne (Hatice Özer, encore) :
« Il dansa le vieil homme, il dansa le jeune homme aux yeux paisibles (…) il dansa la lande. Il dansa son désir de printemps. Il dansa la brume et le ciel. Il dansa toutes les odeurs, et tout ce qu’il voyait, et tout ce qui était sensible à ses yeux, à ses oreilles, à ses narines et à sa peau. Il dansa le monde qui était ainsi entré en lui. Il dansa ce qu’il aurait dansé s’il avait été joyeux. Et il devint joyeux. »
Ensuite nous marchâmes vingt minutes jusqu’à un espace entre chemins et champs, où allait être dressée une table pour le cinquième tableau « Les tambours du sang » :« C’est la première fois que nous nous réunissons tous ensemble sur cette terre de malheur » dit l’un, interprété par Hector Manuel, qui comme les autres joue plusieurs personnages, tous crédibles, crâne rasé ou chapeauté, avec ou sans lunettes, grande cape ou chemise de frondeur. Et entre toutes ces viandes et ce vin rouge, Honoré (encore Pierre Giafferi, roublard) parle des herbes qu’il a apportées pour la farce du lièvre :
« Quand il les avait montrées on aurait dit des clous de girofle ou bien de vieilles ferrailles. Elles étaient rousses, et sèches, et dures. En les touchant elles ne disaient rien. En les sentant elles ne disaient guère, juste une petite odeur, mais, il est vrai, toute montagnarde. Seulement, Honoré les avait détrempées dans du vinaigre et on les avait vues se déplier et remuer comme des choses vivantes et on avait reconnu des bourgeons de térébinthe, des fleurs de solognettes, des gousses de cardamines, et puis des feuilles de plantes dont on ne savait pas le nom, même Honoré. Du moins, il le disait. Mais alors, quand il les eut hachés lui-même, et pétries, et mélangées aux épinards, aux oseilles, aux pousses vierges de cardes, avec le quart d’une gousse d’ail, une poignée de poivre, une poignée de gros sel, trois flots d’huile et plein une spéciale et seulement supportable quand elle est en touffe, au milieu d’un ciel sans borne, bien venté sur le sommet des montagnes. C’est l’herbe au sang, c’est l’herbe au feu, c’est l’herbe aux amours de grands muscles. »
Alors, forcément quand vint l’entracte, on avait faim et soif. Surtout, on a pu récupérer un peu, parler avec son voisin, sa voisine, non pas timidement mais avec passion, et dire tout le bien que ça nous faisait, ce théâtre du grand air, dans la garrigue et les pinèdes.
Ensuite, il était 9h26, les cigales s’en donnaient à cœur joie. Il y eut encore cinq tableaux, des biches qu’on va capturer pour le plaisir du cerf, la rencontre avec un aveugle, il y eut un printemps sauvage, un nouvel été, un automne, un hiver… mais là le soleil tapait fort et certains spectateurs ont sorti les éventails… il y eut un épilogue, soleil au zénith, en grand-champ, quand nous, spectateurs, étions abrités sous un carbet de toile blanche. Un drame puis un autre, etc., la lecture d’un extrait d’un autre livre de Giono, Les Vraies Richesses, écrit l’année qui suit Que ma joie demeure : « titre explicite, affirmatif et véhément pour une manière d’essai, de récit à la première personne, à la gloire du soleil, de la terre, des collines, du vent, des ruisseaux, des fleuves » (préface de 1937, éditions Grasset).
Le public a salué les 6h30 de spectacle et de randonnée par une standing ovation avant de partager des tranches de pastèque fraîche. Il était midi passé de vingt minutes.
Table ronde filmée du Festival d’Avignon, vidéo (1h48), Cloître Saint-Louis, 10 juillet 2023, avec : Frédérique Aït-Touati, Caroline Barneaud, Stefan Kaegi, Clara Hédouin, Christophe Triau, Alternatives théâtrales, sur Théâtre contemporain.net
À lire avec profit, le Dossier de presse « Manger le soleil »sur l’historique du projet global (incluant Que ma joie demeure depuis sa création en mai 2022 dans l’Hérault), ses intentions artistique et politique, intitulé « Manger le soleil. Une exploration du vivant par le théâtre ». Historique très instructif d’une démarche, où s’est retrouvé le philosophe Baptiste Morizot jusqu’à une enquête documentaire menée auprès des paysans.
(Écriture et conception Romain de Becdelièvre et Clara Hédouin, du Collectif 49 701, Mise en scène et direction artistique Clara Hédouin, en collaboration avec Baptiste Morizot et la participation d’Eric Didry.
On pourra aussi écouter les podcasts d’entretiens avec paysans, agriculteurs et maraîchers.
Analyse littéraire : Jean Giono : la pensée panique comme anticipation d’une écologie littéraire ? par Marion Stoïchi, laboratoire PLH (Patrimoine, Littérature, Histoire), Université Toulouse Jean-Jaurès, 14/01/2020
Dans le Off d’Avignon, Paul Fructus joue et met en scène « Giono – Paysages, Visages », au Petit Louvre, à 13h15.
Dates de tournée connues à ce jour :
13 et 14 avril 2024
Théâtre Nanterre-Amandiers
Recréation sur le site de Port Royal des Champs dans les Yvelines
18 et 19 mai 2024
Channel Scène nationale de Calais
Recréation sur la côte d’Opale
25 et 26 mai 2024
La Garance Scène nationale de Cavaillon
Recréation dans le cadre du Festival Confit
1er et 2 juin 2024
Scène nationale Grand Narbonne
22 et 23 juin 2024
Le Carreau Scène nationale de Forbach
Nest CDN Transfrontalier de Thionville Grand Est
Recréation au Lycée Agricole de Courcelles-Chaussy
6 et 7 juillet 2024
Ferme du Buisson dans le cadre du festival Par Has’ART.
Recréation dans l’agglomération Paris-Vallée de la Marne
Le cri des cigales, ça déchire ! Le sonomètre marque 80 décibels.
C’est le bruit d’une rue très animée voire celui du passage d’un train.
Il est 14h30. Une pinède au dessus du cimetière de Pujaut, commune du Gard, à l’ouest d’Avignon, par-delà le Rhône.
Sieste, soleil de plomb, silence troué de cigales.
De son XVIIe siècle, le poète japonais Bashô me chuchote dans l’oreillette ce haïku imparable :
閑さや岩にしみ入蟬の聲
shizukasa ya
iwa ni shimiiru
semi no koe
Le cri des cigales
vrille la roche –
quel silence !
(traduction Atlan et Bianu, 2002)
Hâte de participer à une expérience de théâtre qui sort des sentiers battus. C’est « Paysages partagés ». La dernière représentation au festival d’Avignon, avant Berlin à la fin de l’été. Près de sept heures de théâtre en sept pièces courtes et intermèdes musicaux, « entre champs et forêts ». Les cigales nous accompagneront jusqu’à la tombée de la nuit.
Que peut-on dire en 7h qu’on ne peut dire en 17 syllabes ?
Du théâtre en temps de cigales… La presse, les radios et les télés du jour titrent « 45° et plus… Europe, Etats-Unis, Japon, Chine : une inquiétante vague de chaleur s’abat sur l’hémisphère Nord »(Libération). À Pujaut, 34°C… seulement.
« L’été 2023 est marqué, en France comme dans le reste du monde, par des températures anormalement élevées, très au-dessus des normales de saison, un des signes les plus directs du changement climatique selon les scientifiques. » (Le Monde)
Au loin, le Mont Ventoux a le sommet noyé dans une brume de chaleur…
On a besoin de beauté
Des questions affluent, bien entendu. À quoi bon théâtre et poésie par temps de crise ? Crises majeures qui éloignent presque les grandes questions trop longtemps ressassées. Parmi les réponses – simples mais essentielles – que l’épidémie de COVID nous ont enseigné : On a besoin de beauté. À ces questions, les initiateurs de « Paysages partagés », Caroline Barneaud (Théâtre Vidy-Lausanne) et Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) en ajoutent d’autres :
« Et si le paysage était un théâtre? Et si l’art ne représentait pas l’environnement mais nous permettait d’en faire une expérience collective? Qu’est-ce qui se joue aujourd’hui dans notre relation à la « nature » et ses représentations, dans les relations entre ville et campagne alors que climat et ressources entraînent une nouvelle conscience des fragilités et des interdépendances ? »
Il est bientôt 15h. Un homme vient poser un extincteur au pied d’un pin qui porte déjà deux panneaux : « Attention au feu » et « Interdiction de fumer ».
— Attention, restez pas là, vous êtes assis sous un nid de frelons.
— … !?
Des papillons jaunes virevoltent en nombre dans l’air surchauffé. Ils alternent des vols planés et d’autres, frénétiques. Ils semblent jouir d’un silence nourri des stridences des seules cigales.
Précédant le groupe de spectateurs qui viendra d’Avignon dans des bus loués par le Festival, un couple arrive en éclaireur. Ils sont de Pujaut et me racontent qu’il y a plus de quatre cents ans la plaine était un étang qu’il a fallu assécher pour s’y installer et planter des vignes. Ils ont célébré cet anniversaire en 2012 avec « les amis de l’étang », amis qui signent une belle table d’orientation qui domine les falaises et… un paysage qui ouvre l’horizon. Sur le plateau, ce panneau d’avertissement : « Risque de chute au-delà de cette limite », risque bien réel au-dessus des anciennes carrières. La falaise n’est pas qu’une métaphore. Au loin des parapentistes jouent les papillons jaunes dans les brumes qui enveloppent la plaine.
Le groupe de spectateurs arrive. Distribution de couvertures (pour s’asseoir) et de casques audio, disponibles en français et en anglais (le festival d’Avignon est international).
Bouche-à-oreille avignonnais
Dans la pinède, à flanc de colline, deux à trois cents amateurs s’installent au fur et à mesure de l’arrivée des bus.
PAYSAGES PARTAGES
Pieces de Chiara Bersani et Marco D’Agostin, El Conde de Torrefiel, Sofia Dias et Vitor Roriz, Begum Erciyas et Daniel Kotter, Stefan Kaegi, Ari Benjamin Meyers, Emilie Rousset, Conception et curation Caroline Barneaud, Stefan Kaegi, Costumes Machteld Vis Accessoires Mathieu Dorsaz, Comite scientifique dans le cadre de Performing Landscape : Frederique Ait-Touati.
Avec Thomas Gonzalez, Emmanuelle Lafon, Clement Papachristou, Guillaume Papachristou
Et les musiciens Maxime Atger en alternance avec Anton Chauvet, Amandine Ayme (saxophones), Julien Berteau (trombone), Teoxane Duval (flute), Leila Ensanyar (trompette), Ulysse Manaud (tuba), Et les voix de Henri Carques, Febe Fougere, Charles Passebois, Sylvie Prieur, Oksana Zhurauel-Ohorodnyx.
Le casque isole du bruit des cigales. Une voix enfantine dit à l’oreille : « Bienvenue à Paysages partagés. Veuillez trouver un endroit entre les arbres et vous asseoir sur votre couverture. La première pièce va commencer dans une demi-heure, alors s’il vous plaît détendez-vous. » Musique planante. Rhombe entre les oreilles. Les cigales sont oubliées.
C’était sans compter sans les voisins de colline. Alors que certains s’oublient dans un repos réparateur, d’autres se racontent les pièces déjà vues au festival. Racontar audible malgré le casque.
Est-ce que vous avez vu « Angela » ? [« Angela (A Strange Loop) », conte futuriste où Susanne Kennedy met en scène une influenceuse sur TikTok, en proie à une crise existentielle.]
Oui, à Bruxelles.
C’était bien ?
Quand tu as compris le dispositif, c’est toujours la même chose.
À Avignon, cela s’appelle le bouche-à-oreille. Pas besoin de sonomètre. [sur Angela, voir le reportage d’Arte]
Ambiance pique-nique, sieste, selfie. Une femme mange des tomates crues. Un homme enlève ses espadrilles. Le public s’est placé de lui-même en vis-à-vis sur les deux versants à l’aplomb d’un petit val.
L’ enjeu est-il de faire-commun, de se constituer en public, d’affirmer un être-ensemble ? Dans quatre heures, on sera à touche-touche.
Ça commence.
« Allongez-vous. »
S’ensuit une conversation entre quatre personnes, dont une fillette de 8 ans et demi. Il y a un météorologue, un psychanalyste, un garde-forestier. Deux hommes, une femme. La femme est ukrainienne. C’est une conversation enregistrée qui semble réelle. Nous sommes dans l’ère de la guerre en Ukraine, une guerre commencée le 24 février 2022.
La fillette aime poser des questions : « Tu parles aux arbres ? Qui a dormi dans une forêt ? De quoi tu as peur ? »…
… et quelquefois y répondre :
Qu’est-ce que la magie ?
La magie, c’est un moment qu’on passe ensemble.
Impression d’être dans une émission de France-Culture. Le son est bon. Mais… si je suis dans une émission de radio, je ne suis pas « entre champs et forêts » ? La pinède ne serait-elle qu’un simple décor ?
Questions prises au sérieux
Pourtant, le programme annonce que « les artistes proposent des pièces qui postulent que le paysage n’est pas une toile de fond, invitant à s’immerger à l’intérieur, à entrer en relation autrement et collectivement, à déplacer les perspectives habituelles, à mettre en lumière l’invisible et quelques-unes des fictions qui gouvernent nos perceptions de la nature. »
La femme chante une chanson d’Ukraine. C’est très beau. « J’ai commencé à chanter le 25 février. J’ai chanté dans la rue. Les passants me donnaient des pièces. Je n’en voulais pas. Mais j’ai continué à chanter. J’ai accepté les pièces. L’argent à servi à aider les hommes de chez moi qui sont partis combattre. »
Le scientifique : « Entre vingt et quarante ans, ces arbres n’ont pas le temps de développer leurs racines, ils tombent. »
Il y a beaucoup de questions. Chacune est prise au sérieux. Chacun y répond, selon ses connaissances ou son point de vue. Certains spectateurs consultent leur dépliant de présentation, « une cartographie » des lieux et des propositions théâtrales. Il y est écrit : « Nous sommes dans une immersion sonore qui renverse les perspectives ».
Fin de la première pièce, signée Stefan Kaegi.
Le public se lève et se répartit en groupes de couleur : bleu, rose, vert. On suit un porteur, une porteuse de fanion. Pour la prochaine pièce, le public est donc réduit au tiers.
Avec le groupe bleu, direction une toile ajourée entre des arbres. Elle représente un littoral entre des rochers. Une toile qui surplombe le vide de la vallée. Pas besoin de casque audio. Une voix dit : « Choisissez une place… le monde n’est pas immobile mais choisissez de le rester. Prendre position, c’est important. » Prendre position… belle expression, une nouvelle forme d’engagement ? Je me souviens de Marc de Gouvenain, traducteur, éditeur, qui m’avait montré lors d’une randonnée dans les Alpilles (c’est à une centaine de kilomètres plus au sud) comment s’allonger au bord d’une falaise, la tête en bas, et observer le paysage à l’envers. C’est forcément… renversant.
« Maintenant, concentrez-vous sur les détails… ce gris aiguisé transperce le ciel… comment ce serait de se laisser rouler le long de la pente… quel est ton paysage ? Il existe une infinité de manières de le traverser, alors que tu es là à le regarder… » Cette démarche poétique, philosophique, signée Marco D’Agostin et Chiara Bersani est convaincante, beaucoup plus qu’une autre qui sera assénée plus tard, entre chien et loup.
Très haut, les parapentistes évoluent dans le bruit explosif des cigales. Seraient-ils des figurants convoqués par le dieu Hasard ? C’est beau. Bashô toujours, cette fois traduit par René Sieffert :
Ah le silence
et vrillant le roc
le cri des cigales
« Il y a le corps d’un·e artiste en situation de handicap choisi·e dans la communauté artistique locale ; il y a les corps des spectateur·rice·s, à qui l’on demande de se positionner et de se repositionner ; il y a le corps de quelqu’un qui est parti si loin qu’on ne peut plus que l’imaginer », écrit la cartographie.
« Le paysage est une image au bord de laquelle se trouve le corps », dit la voix.
Fin de la deuxième pièce.
Toujours les cigales qui écrasent tout.
Entre les pièces sans comédiens (c’est du land art performatif, me souffle-t-on dans l’oreillette) mais où son et paysage occupent les rôles principaux, les musiciens de Ari Benjamin Meyers proposent leur partition. Tantôt allongés, tantôt debout, volontiers espiègles.
Ailleurs, un duo de voix, Sofia Dias et Vitor Roriz, demande au public qui a retrouvé le casque sur les oreilles de se disposer en deux grands cercles concentriques. On se prend par la main, on s’offre une branchette, une pierre, on essaie de s’imaginer en élément du paysage. C’est détendu. On a pour consigne de « se tourner jusqu’à rencontrer les yeux de quelqu’un ». On devient miroir l’un de l’autre. On veut nous faire entendre « les bruits de notre paysage corporel ».
Humus suisse et sèche Occitanie
À la pause repas, on échange nos impressions. Plutôt bonnes. On fait connaissance. Tiens ! un visage reconnu, c’est la curatrice qui passe par là, chargé d’un plateau repas qu’elle veut remettre à une personne qui n’en a pas. Caroline Barneaud : « Nous ne sommes pas en Suisse [où la pièce a été créée]. On sentait l’humus entre les doigts. Ici, c’est sec. » Elle souligne l’adaptation des propositions théâtrales au paysage d’accueil.
À la reprise, alors que la chaleur devient largement supportable, nous nous retrouvons face à des vignes d’un vert éclatant. Chacun a pris son petit siège pliable Quechua.
Place au théâtre documentaire d’Émilie Rousset, metteuse en scène française, qui utilise l’enquête pour créer des pièces, des installations et des films. Après les paroles d’une directrice d’une fédération d’ONG environnementales spécialisée dans la Politique Agricole Commune, on assiste à un dialogue entre Corentin, viticulteur sur son tracteur, et un animateur qui lui pose toutes sortes de questions, un peu le Parisien égaré entre les ceps. Humour et sérieux alternent, selon le même principe : toute question, même la plus farfelue, mérite réponse.
On apprend grâce aux recherches d’une bio-acousticienne que l’alouette maitrise 300 à 350 unités sonores (les syllabes de sa « langue »).
C’est quoi pour toi écouter ? demande l’animateur.
C’est prêter attention, savoir qui est là.
Cette proposition de théâtre documentaire est très réussie. Elle offre une vision complexe du paysage en intégrant le travail de la terre par les viticulteurs.
Cigales et sonos partagées
En revanche, alors que nous sommes au crépuscule, le texte défilant sur un ciel qui change de couleurs est décevant. Entre ton moralisateur et grandiloquent, la « Nature » [sic] se rebelle par phrases courtes interposées dans un monologue interminable. C’est signé El Conde de Torrefiel. Cela ne correspond pas à l’expérience que l’on vient de traverser, riche et stimulante. C’est hors du champ initial qui nous indiquait : « le climat et ressources entraînent une nouvelle conscience des fragilités et des interdépendances ». Or, les spectateurs présents semblent particulièrement sensibles à ces questions.
Ari Benjamin Meyers et ses musiciens revenus du diable Vauvert, nous offre un final où les instruments à vent rappellent les chant des oiseaux et la fragile biodiversité. Le hardiesse des cigales s’est estompée. Sept heures durant, on a partagé cigales et sonos. On se sent vivant, voire sur-vivant.
« La notion de « Paysages partagés » nous invite à penser et questionner notre rapport au paysage réel et au vivant. Que signifie habiter la Terre, non plus comme une scène seulement humaine, mais comme un paysage partagé ? Que fait le paysage au théâtre ? », se demandent sur le site du Festival d’Avignon, Frédérique Aït Touati, chercheuse et metteuse en scène, Caroline Barneaud et Stefan Kaegi, curatrice et curateur de « Paysages partagés », Clara Hédouin, metteuse en scène de « Que ma joie demeure », Marina Ezdiari, responsable RSE d’Audiens. Animé par Christophe Triau, de la revue Alternatives théâtrales.
Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, souhaite que la nature soit une « source d’inspiration » théâtrale, sur le site du Dauphiné.
Haïku de Shiki (1867-1902), poète japonais, refondateur du haïku à la fin du XIXe siècle, utilisé dans un spectacle du Festival d’Avignon, « Kono atari no dokoka » (Quelque part par ici), de Michikazu Matsune et Martine Pisani, 2023
Un demandeur d’asile demande l’asile pour lui et sa bicyclette. Deux formulaires, un pour chacun. Il est Syrien, quant à elle, elle a appartenu à Michel Seurat (il la baptisée du nom d’ « Égalité ») mais la condition sera-t-elle suffisante pour qu’elle obtienne l’asile ?
Ainsi commence la pièce au titre éponyme, « Égalité », écrite, mise en scène et interprétée par Nawar Bulbul.
Bien entendu, le fonctionnaire stupéfait aura du mal à répondre favorablement à la demande. Et si pour Omar le nom de Michel Seurat est un viatique absolu, il ne dit rien au rond-de-cuir. Omar s’emporte et lance un « Allah akbar ! » du plus mauvais effet sur le préposé aux formulaires. Omar comprend et traduit en français courant : « Allah akbar, pour nous Syriens, c’est rien… c’est juste « putain de journée de merde » … »
Le spectateur du Lavoir Moderne Parisien – de nombreux Syriens, pour cette première parisienne – est plongé au cœur du sujet de cette tragi-comédie politique. Entre Syrie et France, le personnage alterne les deux langues, arabe syrien et français, l’arabe étant sur-titré avec précision par Vanessa Gueno.
Amoureux de sa bicyclette, Omar Abu Michel ne comprend pas pourquoi elle n’aurait pas droit à une demande d’asile en bonne et due forme. Il faut dire que l’exil les a rapproché l’un de l’autre et c’est tout ce qu’il reste à Omar, de cette amitié avec l’illustre chercheur français.
Nawar Bulbul, dans « Égalité » au Lavoir moderne parisien
Il la bichonne, lui dresse un joli paravent entre ses deux roues pour la rendre propre comme un sou neuf, l’embrasse… sur un pneu, enfin il essaie, elle s’y refuse… Nawar Bulbul déploie un registre infini qui ferait pâlir d’envie les comédiens en herbe : soliloque, monologue dialogué, mime. La dynamo du vélo sert à chauffer le thé, la fontaine se transforme en salle de torture, un mur de lamentations à la mémoire de l’ami perdu. Voir l’extrait vidéo.
Il semble se jouer de tout pour mieux convoquer la mémoire de la révolution syrienne et son « état de barbarie », titre du recueil d’essais du sociologue, enlevé au Liban en 1985, torturé et mort en détention et dont seuls les os ont été retrouvés.
En 2019, nous avions vu le travail réussi de la compagnie La Scène Manassa dans « Mawlana » au festival d’Avignon. Lire l’article dans Papalagui, 9/07/2019. « Égalité » semble être la suite en plus fort encore.
« Égalité », c’est une force centrifuge à l’œuvre. D’un bureau de demande d’asile aux geôles syriennes, antres des affres de la torture, des dialogues avec le chercheur disparu à la participation aux manifestations. Il faut voir cette scène de toute beauté où Omar et sa bicyclette brandie à bout de bras, tournoie en derviche sous les vivats d’une chanson révolutionnaire.
Nawar Bulbul dans « Égalité » au Lavoir moderne parisien
Le spectateur s’éprend d’un tel jeu où les détails du tableau vivant de la mémoire sont autant de catalyseurs : la chaîne du vélo n’est-elle pas une chaîne de transmission ? la dynamo, le symbole de cette énergie incarnée dans le jeu du comédien ? l’eau de la fontaine une source d’archives sur bande magnétique ?
Mémoire survoltée, active comme jamais alors que partout les Syriens ont fait depuis longtemps le deuil de cet élan qui les porta un certain mois de mars 2011. Un élan fondu dans l’abîme d’une répression sans fin, dont les chiffres s’affichent un temps en fond de salle, ces millions d’exilés et de morts. Et combien de souffrances et de deuils ?
En parcourant la page Facebook de Nawar Bulbul, je découvre cette interview (en arabe) donnée à deux enfants, où tout son engagement pourrait se résumer par ces quelques mots : « J’adore pleurer… si je crie dans la rue, on dit que je suis fou… la scène est le meilleur endroit pour crier la vérité et la beauté. »
Une pièce dédiée à « tous les prisonniers d’opinion à travers le monde ». En arabe, Nawar Bulbul exprimera sa solidarité avec l’Ukraine.
« Égalité », écrit, mis en scène et interprété par Nawar Bulbul, au Lavoir Moderne Parisien, Paris 18e, mercredi 27 à samedi 30 avril, 21h, dimanche 1er mai, 17h. Dans le Off du festival d’Avignon, au théâtre des Carmes, du 17 au 26 juillet 2022 à 10h, sauf le 20 (relâche).
Production de la compagnie La scène Manassa (Vanessa Gueno, Bassou Ouchikh), co-production théâtre Toursky, Marseille.
Des cris de mouettes en fond sonore. Deux petites maisons à la façade découpée montrent deux intérieurs simples, comme si le public était installé à la place du paysage marin. Côté jardin, des pêcheurs rigolards ; côté cour, la famille Fujita vient d’emménager, un homme veille sur sa mère sénile, sa fille prend le relais parfois.
Le Théâtre de Gennevilliers, le T2G, dans le cadre du Festival d’automne à Paris,présente La forteresse du sourire, écrit et mis en scène par le dramaturge japonais Tanino Kurô, 45 ans. Un double huis clos en un décor frontal, fixe, sans artifice, une scène réaliste de cuisine, riz à la vapeur ici, soupe miso là. Loin de l’archipel nippon, on imagine les arômes de la cuisine japonaise.
écume de sentiments
Les personnages mangent et boivent. Les pêcheurs fument beaucoup et parlent en connivence de dragues convenues, comme l’écume de sentiments chiches, copinages et horoscope sur le canal 8 de la télé. Le doublage en français, assuré par Miyako Slocombe, va jusqu’à distinguer les dialogues et les commentaires de la TV, en italique, sur-titres projetés sur les deux écrans géants de part et d’autre de la scène.
hyperréalisme de la décrépitude
De l’autre côté de la mince cloison, un espace comparable. Cuisine réduite à un réchaud en fond de scène. La mère est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Souvent allongée, elle ne marche que courbée. Son fils unique, on le devine cadre, il est fonctionnaire au bureau de poste. Il est parti se présenter aux voisins pêcheurs. Sakura est restée seule avec sa grand-mère. Celle-ci lui renverse ostensiblement sa tasse de café sur sa robe de sortie ou lui arrose le sommet du crâne. Hyperréalisme de la décrépitude : la grand-mère quitte les toilettes à l’avant-scène et son urine s’écoule sur toute la largeur de la pièce, vite nettoyée, sans effusion, par la petite-fille.
théâtre underground
[Tanino Kurô, 45 ans, fils de psychiatre a quitté ses études de psychiatrie pour le théâtre. « J’étais très fier d’être psychiatre et je m’épanouissais dans ce métier. Mais après le tsunami [à Fukushima, 11 mars 2011, une triple catastrophe a additionné un accident nucléaire, un séisme et un tsunami], j’ai ressenti le besoin de me donner des défis en me demandant lequel serait le plus intéressant. » (interview avec Brigitte Salino, Le Monde, 24/11/2021).
Il travaille dans la lignée du théâtre angura (abréviation de andaaguraundo engeki ou théâtre underground), d’avant-garde au Japon dans les années 60-70, en démarcation du théâtre moderne (shingeki), brechtien, loin des formes traditionnelles et célèbres du nô (pantomimes dansées, en vers) ou du kabuki (épique).]
Alors que dans la famille Fujita la petite-fille essuie les brimades de sa grande-mère gaga, le père est allé se présenter aux voisins.
« J’ai voulu montrer l’influence que ces deux appartements ont l’un sur l’autre, explique Tanino Kurô (dossier de presse). Dans notre vie courante, il est rare de penser qu’un événement apparu chez son voisin nous affecte directement. Mais, quand on le voit dans une pièce de théâtre, nous sommes obligés d’en prendre conscience. Ceci est l’effet indéniable du théâtre. »
« La porte d’à-côté, des étrangers ? »
Avant la première des deux rencontres entre voisins, la grand-mère avait demandé à son fils : « La porte d’à-côté, des étrangers ? »
Fujita leur offre des œufs de morue soigneusement emballés, l’emballage sophistiqué étant une marque relevée de l’étiquette japonaise. Et le sourire… une forteresse dans le royaume des conventions sociales.
Ashida Takeshi, surnommé Také, le patron pêcheur, le reconnaît : ils ne s’étaient pas aperçus qu’ils avaient de nouveaux voisins.
L’échange est très cordial. Le superficiel est néanmoins révélateur :
Les pêcheurs parlent fort à cause du vent et du moteur du bateau qui les rendent à moitié sourds, explique le patron pêcheur.
De son coté Fujita décline son identité sans façon : Il est fonctionnaire au bureau de poste, divorcé, sa fille a 21 ans.
Také se dit « jaloux » car il a pour seule compagnie ces « idiots » autour de la table .
⁃ C’est moi qui suis jaloux de vous, vous qui êtes entouré de rire tous les jours.
⁃ C’est juste du bruit, concède Také, ce sont tous « des animaux sales et bruyants : cochon, chameau et limace. » (L’un d’eux a le mot kani pour « crabe » écrit sur son paletot !)
Il se retourne vers ses compagnons, en les tapotant sur la tête : « Vous êtes juste des gardons de quai ».
⁃ Je vous envie, j’aimerais juste rire quand je partirai, conclut Fujita.
la solitude ponctuée de questions existentielles
« Notre vie de tous les jours est fragile, raconte Tanino Kurô. Elle est en évolution constante. Je ne fais pas appel à des événements dramatiques, mais à de petits éléments, à peine décelables, qui, par leur cumul, déclenchent un changement. C’est en effet le point commun avec mes pièces précédentes. » (Le Festival d’automne et le T2G avaient programmé en 2018 deux pièces de sa compagnie Niwa Gekidan Penino The Dark Master et Avidya).
Cet hyperréalisme sert le propos de l’auteur et metteur en scène. Montrer le quotidien pour pressentir l’essentiel… la solitude, l’entre-soi, ponctué – rarement – de questions existentielles : doit-on placer mamie dans une maison spécialisée ? faut-il continuer à travailler ? La solitude, Tanino Kurô connaît. Il a lui-même vécu avant sa vingtième année comme « hikkikomori », reclus ne voyant et ne fréquentant personne pendant plusieurs mois.
lecture impossible
Le parallèle entre les deux maisons en dit plus, sans souligner l’intention. Il suffit d’exposer. Ainsi Fujita lit à haute voix à la faveur d’une lampe de chevet Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway. Autour d’un repas délicieux au crabe des neiges (offert en contre-don par le patron pêcheur voisin), nous assistons à ce dialogue plein d’ironie et de dérision mêlées entre le père, lecteur, et la fille :
⁃ Quel est ce livre ? demande Sakura
⁃ Juste un livre que j’ai emprunté à quelqu’un, répond Fujita.
⁃ Le titre semble ennuyeux. Est-ce un livre étranger ?
⁃ Je ne sais pas qui l’a écrit, mais je ne pouvais pas comprendre un mot.
⁃ Typique.
⁃ Ce n’est pas trop long, alors j’ai pensé que j’allais tenter le coup, mais j’étais perdu dès le début. Quelque chose à propos d’un vieil homme qui est pêcheur, mais c’est à peu près tout ce que j’ai pigé.
⁃ Tu peux le savoir juste à partir du titre.
⁃ Je n’ai vraiment pas compris, alors j’ai essayé de le lire à haute voix comme un gamin.
⁃ Cool !
Dans la maison mitoyenne, un dialogue en écho, autour de la star des westerns Clint Eastwood oppose Také et l’un des jeunes pêcheurs qui se moque de sa prononciation du nom américain, transformé en… « Clinton ».
Le Japon serait-il réfractaire à la culture de l’étranger ?
pensée bouddhiste
Tanino Kurô ne semble pas intéressé par une satire sociale de son pays. Il considère que des liens gouvernent notre rapport au monde, et que ces liens restent à imaginer : « On ne peut pas trouver de lien direct entre le riz qui cuit et un déménagement, mais on ne peut pas non plus juger qu’il n’y en ait aucun. Notre imagination doit être libre, il faut avoir cette curiosité intellectuelle. »
Ces liens relèvent selon lui de la pensée bouddhiste au sens large : « Je crois en l’effet papillon au sens où il est impossible d’éliminer toute hypothèse. Ne pas pouvoir définir la cause d’un événement ne signifie pas qu’il n’en n’existe pas. Le fait de considérer que tout ce qui advient possède une cause, que tous les phénomènes sont en lien est peut-être proche de la pensée bouddhiste. Je ne considère pas le bouddhisme comme une simple religion. Non. Cette pensée m’attire parce que j’y vois des points communs avec la biologie moléculaire et la mécanique quantique. Par exemple, l’état de Satory (éveil) tant recherché par des bouddhistes est souvent exprimé comme « vide », un « état où se mélange le plein et le vide ».
effet papillon
Le théâtre du quotidien et du trop plein de détails présents est incarné par des acteurs excellents : Susumu Ogata, Kazuya Inoue, Koichiro F.O. Pereira, Masato Nomura, Hatsune Sakai et Katsuya Tanabe.
L’effet papillon est provoqué chez… le spectateur. Car on ressort troublé de La Forteresse du sourire, non des attentes validées (l’étrange des pièces précédentes) mais troublé par le vide existentiel que le réalisme du théâtre de Tanino Kurô laisse infuser, entre l’installation de la famille Fujita au début de la pièce et son départ du bord de mer à la fin de la pièce. Elle laisse la maison vidée de ces existences à l’étroit.
Jusqu’au 28 novembre au Théâtre de Gennevilliers (Métro Gabriel Peri). À 20h du lundi au vendredi. Le samedi à 18h et le dimanche à 16h. Durée 1H50. En japonais, sur-titré en français.