Le pin, sa rumeur, son calme et son tourment

La lecture est une zone de convergences. Par exemple, entre la rumeur du pin, venue du Japon, de l’ère Edo, et son calme et son tourment, dans une œuvre de littérature contemporaine, écrite en français par Céline Minard.

Dans son roman Tovaangar (Rivages, 2025),  le lecteur accompagne son héroïne, Ama, qui découvre « le jardin-monde Huntington », et lit p. 520 : 

« Elle avançait éberluée, interpellée à chaque tournant. L’espace était saturé de silhouettes et de discours disparates. C’était joyeux. »

Puis, deux pages plus loin : 

« Une forêt de bambous coupait leur avancée d’ogres. Haute, martiale et frémissante, elle traçait vers un vallon herbeux au bord duquel elle s’arrêtait aussi net qu’elle avait pris son élan au milieu des Ficus.

Un Pin miniature occupait le terrain. L’eau coulait à son pied. Une pelouse rase l’encerclait. La figure épurée, le port complexe, étagé, il distribuait des dizaines de directions, et les rassemblait dans son tronc. Son calme et son tourment imposaient beaucoup de silence aux alentours. L’ombre de chacune de ses aiguilles se découpait noire sur la toile verte. Dans un creux plus profond, une Carpe tâtait l’eau d’une mare de sa bouche timide. »

Puis le lecteur avance encore dans un paysage qu’il dévore, enchanteur. Alors, il laisse venir, revenir la poésie de Bashô (Japon, 1644-1694), qui aimait apprendre du pin :

松のことは松に習え、

竹のことは竹に習え。

qui se dit : 

Matsu no koto wa matsu ni narae, 

take no koto wa take ni narae.

ce qui signifie : 

Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin. 

Ce que c’est que le bambou, apprends-le du bambou.

[Matsuo Bashô (1644-1694), Les Trois Livres.]

Alors, vient dans le même fil, un poète antérieur, Uejima Onitsura (Japon, 1661-1738), écrivant :

涼風や虚空に満ちて松の声

Suzukaze ya 

kokū ni michite 

matsu no koe

ce qui donne, dans une traduction de Roger Munier (Haïkus des quatre saisons, éditions du Seuil, 2010) :

La brise fraîche

emplit le vide du ciel

de la rumeur du pin 

alors, le lecteur avance encore dans le texte-paysage de Tovaangar et, page 525, tombe sur cette phrase qui émerveille tout ce qui précède :

« Ama donnait au monde une forme nouvelle. » 

甲骨文 – Calligraphie oraculaire

Paris, en face du Pont-Neuf, côté Rive gauche, une vitrine, celle de la galerie Mizen Fine Art Gallery, dont l’emplacement est exceptionnel au cœur de Paris, présente une écriture chinoise de 3 000 ans. Elle dessine la traduction japonaise d’un poème de Verlaine commençant par ces mots :

「愛せることどもを 我が心は鴎の羽となって 波の穂先に抱き続ける 何故なりや何故なりや。」

« Je ne sais pourquoi / Mon esprit amer / D’une aile inquiète et folle vole sur la mer. »

Cette écriture était utilisée en Chine sur des os et des carapaces de tortue 甲骨 (kôkotsu) par des oracles. Dans la calligraphie contemporaine, Shofu Yoshimoto est l’une des artistes qui l’utilise, sous cette forme 甲骨文 (kôkotsu-bun). 

[« Gravées après la divination, les inscriptions étaient des comptes rendus indiquant principalement le jour et le sujet de la demande d’oracle. On trouve également parfois le pronostic, généralement prononcé par le roi, et, plus rarement, une mention concernant la vérification du pronostic, qui confirme presque toujours l’exactitude de ce dernier. » Kouamé, Nathalie, et al., éditeurs. Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asies. Presses de l’Inalco, 2020.]

L’artiste calligraphe venue de Fukuoka reprend l’association poésie, calligraphie, art contemporain, dans deux cubes qui reposent sur une pointe, l’un en suspension :

Parmi les deux autres propositions de l’artiste, des bandes en gris et noir, bandages de l’ère Corona, et son besoin de consolation. À côté le mot Éclair est dessiné à l’encre de Chine, non avec un pinceau mais avec une tige de bois façon plumeau :

Enfin, troisième forme, la plus grande : 龍の月 (Le Dragon et la Lune), une encre sur papier et soie, où le satellite de la Terre parcourt l’arc d’une constellation, celle du Dragon :

« Je joue entre les lignes et le vide » explique Shofu aux visiteurs, cultivant l’hybridité entre les formes.

Voir le site officiel de Shofu YOSHIMOTO.

seul ce chemin

9 novembre 1930.

« Fa-yen [Maître ch’an (zen) chinois, fondateur de l’école ch’an portant son nom (885-958)] a dit : « chaque pas est une arrivée ». Oublions la marche passée, ne pensons pas à la marche à venir. Un pas, un autre pas, ni hier ni demain, ni est ni ouest, un pas équivaut à la totalité. Parvenu à ce stade vous comprendrez la signification de la marche zen. »

しぐる、や道はーすぢ

[Shiguru, ya michi wa — su dji]

il bruine

  seul ce chemin

à suivre

« Santoka, journal d’une moine zen. Zen, saké, haïku », traduction Cheng Wing fun et Hervé Collet, Moudarren, 2003, 2013, p. 20.

Vivant illettré (2)

« Comprendre le chant des oiseaux » 

Continuant ma réflexion sur le thème « Vivant illettré » (lire Papalagui, 02/05/2025), je tombe sur un texte, longtemps laissé de côté, de Kenzaburô ÔÉ, son Discours du prix Nobel, dont il a été lauréat, en 1994.

Kenzaburô Ôé, au Salon du livre de Paris, en 2012.

Voici un extrait de ce discours, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, traduit par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura pour les éditions Gallimard, en 2001, pp. 11, 12 :

« Il y a un demi-siècle, l’enfant de la forêt que j’étais lisait dans Nils Holgersson [Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède] deux prophéties. La première était que moi aussi, un jour, je comprendrais le langage des oiseaux. La seconde était que je me lierais d’amitié avec une oie sauvage, que je m’envolerais avec elle très loin, si possible jusqu’à la péninsule scandinave.

ニルスのふしぎな旅, édition japonaise des années 1980 de « Nils Holgersson »

Notre premier enfant présentait un handicap dans son développement intellectuel — je l’ai appelé Hikari, ce qui signifie « lumière ». Dans son enfance, il ne réagissait qu’au chant des oiseaux sauvages, restant indifférent à la voix et au langage humains. Durant l’été de ses six ans, dans un chalet de montagne, lorsqu’il entendit le chant de deux marouettes venant d’un lac au-delà d’un bosquet, il dit, en prenant l’accent du commentateur d’un disque d’enregistrements de chants d’oiseaux sauvages : « Voici le chant de la marouette. » C’était la première fois qu’il s’exprimait dans un langage humain. C’est à partir de là que la communication entre lui et nous s’est établie.

Aujourd’hui Hikari compose de la musique, tout en travaillant dans un atelier pour handicapés, conçu sur un modèle suédois. C’est en premier lieu le chant des oiseaux qui lui a servi de relais pour accéder à la musique des hommes. N’a-t-il pas ainsi accompli, à la place de son père, la prophétie concernant la faculté de comprendre le chant des oiseaux ? »

On peut lire en ligne l’intégralité du Discours du prix Nobel de Kenzaburô Ôé.

Il est publié avec trois autres textes courts sur la culture et la littérature japonaises dans Moi, d’un Japon ambigu, Gallimard, 2001.

Au Japon, le théâtre est gratuit pour les fantômes

« Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin » (matsu no koto wa matsu ni narahe 松のことは松に習へ), ce beau précepte de Bashô, je l’ai lu la première fois dans un article érudit d’Augustin Berque.

J’en ai retrouvé une version théâtrale dans la pièce de Simon Gauchet, L’Expérience de l’arbre, créée en 2019, hier à la MC93 de Bobigny. On peut voir des extraits dans ce film tourné au Théâtre national de Bretagne.

Trois personnages dialoguent autour de la question du théâtre, du public, de son art déclamatoire, une mise en abyme, elle-même truffée d’histoires et d’anecdotes : un acteur de nô, art sacré au Japon (interprété tantôt avec humour tantôt avec gravité par Hiroaki Ogasawara), un homme de théâtre français (Simon Gauchet, émouvant ou ironiquement docte, dans son propre rôle) et… un arbre, Matsu, le pin en japonais, personnage à part entière, qui progressivement envahira le plateau.

C’est jouissif et chatoyant, drôle et profond, en résonance au Théâtre et son double d’Antonin Artaud comme à la fable Le Chêne et le Roseau de Jean de La Fontaine. 

C’est une ode composite à la transmission entre les générations dans chacun des pays comme à l’échange entre l’Orient et l’Occident. Entre un théâtre hyper-codé (le nô) et un théâtre en quête incessante de formes nouvelles. C’est aussi du théâtre bilingue français japonais. Une forme de conférence croisée où l’on oublierait de s’ennuyer.

C’est un éventail où l’acteur de Nô range à la fin du spectacle tout un monde. 

On y entend la musique du vent dans les pins, les cerisiers, les saules, comme la musique de Joaquim Pavy qui, sur scène, enrichit le dialogue grâce à sa guitare.

C’est l’omniprésence de l’arbre rescapé puis finalement mort après la catastrophe de Fukushima et son tsunami, lorsque « là-bas, la vague avance avec une douceur sans pitié » : « Je suis le vestige d’un souvenir que tous veulent oublier. »

Un spectacle où l’on apprend, qu’au Japon, le théâtre est gratuit pour les fantômes. 

Décès de Shuntarô TANIKAWA

だがそれが夫婦喧嘩の悪口雑言よりも上等だという保
証はないのだ
詩は何ひとつ約束しないから
それはただ垣間見させるだけだから
世界とぼくらとのあり得ない和解の幻を

Rien ne prouve pourtant qu’il vaille mieux que
les injures échangées dans une dispute de couple
Car le poème ne promet rien
Car il laisse seulement entrevoir
la chimère d’une impossible réconciliation
entre nous et le monde

Shuntarô TANIKAWA (1931-2024), L’ignare, trad. Dominique Palmé, Cheyne éditeur

Le poète est mort dans un hôpital de Tokyo à l’âge de 92 ans. Lire nippon.com.

Un week-end à Hiroshima

Lune d’automne

Hiroshima cœur vibrant

des ruines de guerre

À Hiroshima,

j’ai vu une ruine atomisée

et plein de belles choses.

Sous la lune lasse,

je suis retourné voir

la même ruine atomisée.

J’ai écouté Kosei Mito, « survivant in-utero », au lendemain de l’attribution du prix Nobel de la paix à l’organisation japonaise Nihon Hidankyo pour son combat contre l’arme atomique.

Kosei Mito continue son travail d’information, chaque jour depuis 17 ans.

Il était dans le ventre de sa mère (hibakusha « in utero survivor ») quand la bombe a explosé causant entre 68 000 et 140 000 morts, sur le coup puis d’autres victimes irradiées qui se consumaient à petit feu.

Depuis 17 ans, il vient tous les jours en bicyclette dire « non aux armes » devant le Dôme de Genbaku, témoin dans ses ruines et sa charpente métallique de l’impact de la bombe au centre d’Hiroshima.

À côté, j’ai entendu la parole docte d’un militant contre la bombe parlant un anglais sonorisé à un public réduit, son discours était traduit en japonais,

j’ai vu des touristes photographes,

des centaines de touristes photographes,

le jour sous le soleil chaud d’automne,

la nuit sous la lune gibbeuse d’automne,

ils photographiaient tant et plus,

moi aussi j’ai photographié tant et plus,

à moins qu’ils aient été visiteurs, militants anti-bombe, voyageurs, latins, slaves, latinos, bantous, tamouls, germains, saxons, ils parlaient chacun leur langue, ça faisait Babel ;

à Hiroshima j’ai participé à un pèlerinage laïque autour d’un dôme unique, icône de béton et de fer ;

dans une exposition d’art contemporain j’ai vu sa réplique, c’était comme un modèle réduit du Dôme,

je me suis demandé pourquoi Isamu Wakabayashi avait créé une œuvre d’acier intitulée « Dôme » alors que la réalité était insurpassable ;

j’ai vu les carpes koï de Hiroshima qui semblaient lasses comme l’orbe de la lune,

j’ai mangé des huîtres panées de Hiroshima,

elles étaient délicieuses,

j’ai bu une bière Suntory,

j’ai mangé sans une once de culpabilité ou presque une brochette d’œufs de caille du Japon comme gourmandise,

j’ai dit à la serveuse qu’en France j’étais végétarien mais qu’au Japon j’adorais les brochettes, surtout après une journée de marche, de découvertes et d’émerveillement que le voyage procure à foison.

Avec la serveuse nous avons parlé calligraphie, qu’elle avait pratiquée à l’école, il y a longtemps,

la serveuse de l’izakaya (bar) Hachiya (à l’abeille) connaissait parfaitement, comme une grammaire intime, les trois types de traits de la calligraphie japonaise : tomé とめ (vertical), hané はね (trait arrivé en bas de son parcours qui remonte subitement d’un coup bref vers la droite) et haraï はらい (symétrie verticale, comme ハ [ha]).

À Hiroshima, j’ai photographié une façade très urbaine, couverte de plantes et de feuilles qu’un fleuriste au catogan arrosait à grand jet,

c’était comme une fontaine de fraîcheur verte, hélas le fleuriste arroseur a pris soin de se placer hors cadre si bien que la photo ne ressemble à rien sauf à une façade de végétation verticale, ce qui n’est pas rien quand même ;

j’ai vu un jeune lecteur de manga dans un train pour Kumano très absorbé par sa lecture,

j’ai essayé de lire par-dessus l’épaule d’un poète, d’un écrivain ou d’un simple humain, allez savoir, qui écrivait sur un banc public, rive droite de la rivière Kyobashi, c’était si paisible que je me suis cru un moment dans une scène du film « Paterson », de Jim Jarmush… où à la fin apparaît un personnage japonais.

À Hiroshima je me suis demandé comment aller à la rivière Ôta. Mais je n’y suis pas allé, laissant entier le mystère des « Sept branches de la rivière Ôta », du metteur en scène canadien Robert Lepage, dont l’ami Dominique m’avait souvent parlé,

À Hiroshima j’ai donc gardé intact l’énigme d’un personnage qui dans une première version de cette pièce fleuve [sic] de 7 heures était calligraphe puis dans une autre, chorégraphe ou danseur, selon le bon vouloir de l’auteur, metteur en scène,

À Hiroshima, j’ai songé à la danseuse calligraphe que l’ami Sébastien avait photographiée, et dont le nom comme la silhouette me sont inconnus.

À Hiroshima, je savais déjà que le corps du danseur et la main du calligraphe, c’était la même chose.

À Hiroshima, j’ai admiré les gardiennes d’un musée d’art contemporain si stoïquement et si intouchablement assises qu’on aurait pu penser à des œuvres d’art,

j’ai perdu mon billet d’entrée entre deux salles de musée

mais des hôtesses l’ont retrouvé et me l’ont rapporté en une prévenance si exquise qu’après je me sentais si léger-léger, léger comme un poème, a écrit Mahmoud Darwich, et bien c’était exactement ça,

à Hiroshima, j’ai vu des vidéos d’artistes indonésiens contemporains qui semblaient, vues à Hiroshima, prendre un sens plus affirmé.

[Nous ne notons pas les fleurs, 2011 (参考画像).]

Ainsi « Nous ne notons pas les fleurs. Jakarta », soit huit écrans, petits ou grands, qui montrent un planisphère aux pays fleurs, faits et défaits, en français dans le texte du titre, reprenant une parole du « Petit Prince », d’Antoine de Saint-Exupéry, où le géographe dit au prince que les géographes n’enregistrent pas les fleurs, car elles sont éphémères. En réponse à ce dialogue, l’artiste Tintin Wulia utilise des matériaux éphémères, comme des fleurs colorées pour créer une carte du monde et la présenter comme une installation éphémère. La performance, qui s’établit grâce à la participation du public, est documentée en vidéo et les participants impliqués dans la formation et la transformation du monde. La carte fait également partie du projet, signifiant par là une métaphore de la culture et de l’échange de marchandises. Le projet, qui a débuté à Patna, en Inde, a été réalisé à Singapour, Jakarta, Gwangju et Leiden. La carte du monde colorée et en constante évolution implique que les frontières nationales changent également constamment, elles présentent la dynamique du pouvoir politique, la guerre, le territoire, la migration et la nationalité qui se cachent derrière elles.

À Hiroshima, j’ai gravi une côte si pentue que mes pas s’allégeaient du simple fait d’échanger des « bonjours » avec les policiers en faction tout au long du chemin ;

j’ai vu dans un tramway d’avant guerre — mais quelle guerre ? — une fillette sourire à sa mère ;

à la gare de Yano un monsieur très âgé m’a renseigné très aimablement sur le bus à prendre,

à la gare de Yano nous avons pris le même bus avec ce vieux monsieur très âgé accompagné de son épouse très âgée. Ils sont descendus à un arrêt avant moi et lui m’a salué à travers la vitre d’un grand geste chaleureux. Il est peu probable que je le revois un jour ce vieux monsieur très âgé, mais il est très probable que je le garde en mémoire, la mémoire ça sert à ça, je crois,

dans le bus qui cheminait entre les collines verdoyantes, un autre homme très âgé avait demandé l’arrêt, il venait du fond du bus pour gagner la sortie devant, à côté du conducteur, courbé, il marchait très lentement sous l’effet du grand âge, traînant les pieds dans un effort empressé, il nous a plongé dans une scène de film au ralenti, il marchait à très petits pas, comme en pointillés, mais le bus attendait sans ronchonner et personne dans le bus ne ronchonnait, tout le monde savait que ce très très vieux monsieur qui marchait si lentement se pressait autant qu’il le pouvait,

je me souviens qu’à la gare de Yano un homme aveugle est monté dans le même bus que moi et qu’il est descendu au même arrêt à Kumano,

au retour j’ai vu un autre homme aveugle en grande discussion attendant comme moi le train pour la gare d’Hiroshima,

j’ai songé aux aveugles de Tokyo qui apprennent la calligraphie en relief sur des plaques de polystyrène,

je me suis souvenu du film d’Alain Resnais, « Hiroshima mon amour », vu jadis dans une salle de cinéma à Bruxelles et qui m’avait tellement ému.

J’ai pensé que le seul hôtel que j’avais dégotté et qui était hors de prix était un hôtel pour « adults only », donc un love hotel, qui cachait son genre sous des propos de loisirs. On n’y occupe la chambre que par tranches horaires.

À Hiroshima, j’ai poursuivi ma quête calligraphique, me demandant « où se trouvait la calligraphie à Hiroshima ? »,

j’ai posé la question aux hôtesses d’accueil d’un musée qui se sont dévouées en quatre pour me renseigner,

elles m’ont désigné une œuvre de Kazuo Shiraga aux noirs épais qui m’a laissé indifférent. L’artiste était connu pour se suspendre et glisser sur la toile les pieds enduits de peinture.

Dans son cas, l’expression « peindre avec ses pieds » est à prendre à la lettre, pourtant il était internationalement côté. Sachiko, elle, trouve l’œuvre « très puissante ». Serais-je passé à côté ?

En revanche, j’ai aimé un « Mont Fuji », de Yuki Ogura, une peinture à l’or sur soie de 1995. Dépouillé sauf de l’essentiel, une montagne sacrée comme un ハ (ha) majuscule.

À Hiroshima j’ai vu un Van Gogh, un Cézanne, un Signac, un Toulouse-Lautrec, alignés côté-à-côte.

Je suis passé en souriant devant l’enseigne du Caffè Veloce, une autre Bijou Croire, tant d’enseignes en français malaxé, biscornu, érigé, croit-on, en langue de standing du commerce international.

À Hiroshima, j’ai vu « promenade de la paix », gravé sur des plaques scellées sur le bitume, en japonais et en français, et le miroitement de la lumière du soleil à travers les feuillages, qu’on nomme partout au Japon d’un seul mot, le mot « komorebi », qui a pour moi la valeur d’un sésame, et d’une certaine façon d’habiter le monde, une recherche d’esthétique et de beauté.

À un carrefour de ruelles, je suis tombé en arrêt sur une plaque d’égout au motif de pêcheurs près d’un temple, si belle que je l’ai contournée, elle semblait comme échappée d’un musée d’estampes.

À Kumano, j’ai visité un musée dédié au pinceau, il y en avait des centaines, de tous poils et tous prix ; il y est exposé un pinceau fier comme une Tour Eiffel, un pinceau de 400 kg d’une taille considérable,

j’ai repensé à Akiko, calligraphe rencontrée à Tokyo qui a dessiné une œuvre avec un extrait du poème de Robert Desnos, « une fourmi de 18 m ».

À Hiroshima j’ai voulu écrire un haïku, du genre :

Au Japon extrême

une calligraphie de 18m

un pinceau de 400kg

mais visiblement ça n’a pas marché ;

À Hiroshima, je me suis arrêté deux jours seulement, le temps d’un week-end, venant de la mer de Seto, en vedette rapide, repartant en train encore plus rapide pour Fukuoka, dans cette vitesse insensée du voyageur pressé,

à Hiroshima, j’ai pensé que le temps n’était pas un temps unique, car ici coexistent plusieurs temps, celui qui travaille la mémoire collective ou la mémoire individuelle et le temps présent avec son ébullition permanente ; quant au temps du voyageur, espace-temps dilaté dans un infini personnel, c’est un sacré chamboulement où s’entremêlent souvenirs, traversées vécues, imaginaire, réalité, rencontres fugitives ou durables, émois ou sourires de connivence.

À Hiroshima, j’ai pensé que le secret de la ville était de rendre l’existence supportable, et la vie belle.

Japon, le lieu du poème

Ce 11 octobre, le voyageur eut de la chance.
Un sandwich de konbini contenta sa faim tant la beauté des eaux de la mer de Seto le ravissait.

Entre ce littoral et la dernière demeure de Santōka, il n’y avait que quelques kilomètres. L’un des plus grands poètes de haïku du XXe siècle était mort ici à Matsuyama, un 11-octobre 1940.

Des eaux limpides au pied du sanctuaire shinto Shiraishi Ryu, puis une bénévole du groupe Santōka de la ville accueillaient le voyageur en ce jour de célébration.

Comme si tout convergeait, au bon moment, autour d’un simple haïku, dépouillé même du mot de saison, contrairement à l’usage répandu depuis Bashô. Mais un haïku qui pouvait convenir comme simple bagage, tellement il était comme les eaux, limpide.

Alors le voyageur se fit la réflexion qu’il n’y avait pas de plus grand bonheur : trouver le lieu du poème, le trouver sans le chercher, le lieu qui incarne le poème comme si le poète l’avait écrit ici même. Et que le poète s’adressait au voyageur.

われいまここに
海の青さの 
かぎりなし

ware ima kokoni
umi no aosa no
kagirinashi

Me voici
là où le bleu de la mer
est sans limite

Santōka (1882 – 1940)
Cheng Wing Fun et Hervé Collet, Santōka, journal d’un moine zen, éditions Moundarren, 2003, 2013.

« ようこそ » Bienvenue à Matsuyama !

Le voyageur au pays de Chihiro, au moins dans ce que les songes et les films de Miyazaki ont laissé de traces, abordant l’île de Shikoku, après la ponctuation d’îles de la mer de Seto, se baigna dans un onsen millénaire, 道後温泉 Dōgo onsen, modèle pour le Palais des eaux du même Chihiro.

Un instant, dans ce monde flottant, il ne sut plus quel était son monde, le réel ou l’imaginaire…

les confiseries à l’enseigne de la Mère Megumi, 道後ハイカラ通り, rue Dōgo Haikara Dori, lui promettant rien de moins qu’un Poème….

C’était comme un écho à l’accueil de madame Rié ITÔ, directrice d’une école de calligraphie à Matsuyama, « ようこそ » (yōkoso) signifiant « Bienvenue »…