« Fa-yen [Maître ch’an (zen) chinois, fondateur de l’école ch’an portant son nom (885-958)] a dit : « chaque pas est une arrivée ». Oublions la marche passée, ne pensons pas à la marche à venir. Un pas, un autre pas, ni hier ni demain, ni est ni ouest, un pas équivaut à la totalité. Parvenu à ce stade vous comprendrez la signification de la marche zen. »
しぐる、や道はーすぢ
[Shiguru, ya michi wa — su dji]
il bruine
seul ce chemin
à suivre
« Santoka, journal d’une moine zen. Zen, saké, haïku », traduction Cheng Wing fun et Hervé Collet, Moudarren, 2003, 2013, p. 20.
Les grands poètes sont des visionnaires. Non qu’ils voient le monde qui leur survivra. Mais leur poésie est une vibration qui se propage à travers les années, un écho qui accompagnera les générations futures. Et parmi ces grands poètes, il en est de méconnus. Ainsi César Vallejo, né à la fin du XIXe siècle au Pérou, mort et enterré à Paris, en avril 1938. Plonger dans sa poésie c’est être happé par une langue souveraine, unique et plastique, faite de surprises comme le cahot du chemin, « le rare hoquet d’un ultime spasme délirant – vibre mot » (Aimé Césaire).
« On pourrait penser que depuis le rêve qui conduisit César Vallejo à Paris en juillet 1923, son œuvre trouva en France une terre d’accueil, comme ce fut le cas pour celle de Pablo Neruda ou celle d’Octavio Paz, écrivent les universitaires Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar. En effet, non seulement il fut l’un des poètes majeurs du XXe siècle en langue espagnole, mais il vécut à Paris jusqu’à sa mort, en avril 1938. Il y créa des liens artistiques et politiques très forts, et plaça au cœur de son écriture la vie dans le Paris de l’entre-deux-guerres, fait de misère et de lumière, entre espoir et agonie.
Or, à la différence de ces deux autres grandes figures de la poésie hispano-américaine, la portée de la poésie de César Vallejo en France n’est guère visible, son impact auprès des lecteurs et des poètes français est encore à explorer. »
[Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar, La réception de César Vallejo en France,Crimic (Centre de recherches interdisciplinaires sur les Mondes ibéro-américains), 24/01/2020.]
Grand poète méconnu, César Vallejo. Pourtant, à l’exemple du poème que l’on a choisi de citer ici, sa poésie ouvre des portes et des fenêtres, des mondes et des maisons. Une ouverture jusque dedans la tombe, en écho à la vie de souffrance que fut celle de César Vallejo. Cette lecture m’a rappelé des images d’univers différents, comme si la langue de Vallejo connaissait – par anticipation – ces images. C’est là le génie du poète, par-delà son style. Sa poésie comme légende de photos de tous ordres, serait-ce la puissance de cette langue ?
César Vallejo à Fontainebleau, France, 1926. Courtesy Nettie Lee Benson Latin American Collection
PERSONNE NE VIT PLUS DANS LA MAISON…
– Personne ne vit plus dans la maison, me dis-tu ; ils l’ont tous quittée. Le salon, la chambre, la cour, gisent, dépeuplés. Il ne reste personne, puisqu’ils sont tous partis.
Et moi je te dis : Quand quelqu’un s’en va, quelqu’un reste. Le point par où est passé un homme n’est plus seul. N’est seul, de solitude humaine, que le lieu où nul homme n’est passé. Les maisons neuves sont plus mortes que les anciennes, parce que leurs murs sont faits de pierre ou d’acier, mais pas d’hommes. Une maison vient au monde, non quand on a fini de la construire, mais quand on commence à l’habiter. Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. D’où cette irrésistible ressemblance qui existe entre une maison et une tombe. Sauf que la maison se nourrit de la vie de l’homme, tandis que la tombe se nourrit de la mort de l’homme. C’est pour cela que la première est debout, tandis que la seconde est couchée.
Ils sont tous partis de la maison, c’est la réalité, mais en vérité ils sont tous restés. Et ce n’est pas leur souvenir qui reste, mais eux-mêmes. Et ce n’est pas non plus qu’ils restent dans la maison, c’est qu’ils continuent avec la maison. Fonctions et actions s’en vont de la maison en train, en avion ou à cheval, à pied ou en rampant. Ce qui continue dans la maison est physique, l’agent au gérondif et en cercle. Les pas s’en sont allés, les baisers, les pardons, les crimes. Ce qui continue dans la maison ce sont le pied, les lèvres, les yeux, le cœur. Les négations et les affirmations, le bien et le mal, se sont dispersés. Ce qui continue dans la maison, c’est le sujet de l’action.
César Vallejo (Pérou, 1892 – Paris, 1938), Poèmes humains, Préface de Jorge Semprun, traduction de l’espagnol, notes et postface de François Maspero, édition bilingue, éditions du Seuil, 2014.
Lire d’autres poèmes de César Vallejo sur le blog Les vrais voyageurs. Consulter le site TexLibris, de l’Université du Texas.
Ce poème « Personne ne vit plus dans la maison… », et la relation étroite qu’il établit dans cette langue si puissante qu’est celle de César Vallejo, entre la maison, les hommes, la tombe, m’a suggéré une série d’images, que ma mémoire me rappelait. En voici quelques unes.
Gaza en 2010 [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Taysir Batniji, GH0809, série de 20 photographies, 2010, 30x38cm.
Traduction de la légende :
« Au nord du camp de réfugiés d’Al Shati, à 150 m de la plage.
Superficie : 320 m² sur un terrain de 1 250 m². Rez-de-chaussée : salle de réception, entrepôts. Cinq étages comprenant chacun 3 chambres, un salon, une salle à manger, une cuisine et 2 salles de bains/WC. Verger de 900 m² composé d’oliviers, de figuiers, de vignes et d’une fontaine. Garage dans le jardin. Vue imprenable sur la mer. Nombre d’habitants : 5 familles (23 personnes). »
Dans une interview en 2021, l’artiste palestinien expliquait sa démarche :
« Il s’agit de maisons qui ont été bombardées pendant l’opération « Plomb durci » menée fin 2008, début 2009 contre Gaza. Il y a eu à l’époque environ 1 500 morts dont 500 enfants. De nombreuses infrastructures et habitations ont également été détruites.
Face à ces destructions, qui ne sont pas sans rappeler les punitions politiques pratiquées durant le mandat britannique (l’occupation anglaise de la Palestine avant 1948) et perpétuées ensuite par le gouvernement israélien, mon travail consistait à rendre hommage à ces maisons et à leurs habitants. Faire mémoire. J’ai fait photographier les décombres par un ami sur place qui avait aussi pour mission de collecter des informations sur ces lieux. J’ai ensuite présenté ces images sous forme d’une agence immobilière fictive, afin de créer un décalage entre ce que le spectateur croit voir et ce qu’il voit.
Il est important pour moi que mon travail évite toute victimisation, tout pathos, tout discours strictement politique. À cette fin, tous les moyens sont bons: la fiction, le détournement… J’essaye d’avoir recours à des « filtres », de garder une distance. »
2. Khan Younis (Gaza), avant-après [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
3. Un kibboutz (Israël), avant-après [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Un kibboutz avant / après. Source Times of Israël, 11/12/2023 : « Les familles du kibboutz Nir Oz en photos, avant et après le 7 octobre. Des photographes créent des images montées de familles brisées par la mort et les kidnappings » Légende des deux photos par The Times of Israël : « Haim et Lior Peri, le père et le fils, assis devant leur habitation du kibboutz Noir Öz, avant le 7 octobre 2023 et Lior assis, seul, attendant la libération de son père, détenu par le Hamas à Gaza. (Autorisation : Sharon Derhy) » Par la suite, le journal publiera ces lignes : « Le 3 juin 2024, après avoir obtenu de nouveaux renseignements, l’armée israélienne a confirmé la mort de l’otage israélien Haïm Peri, 79 ans, tué en captivité par le Hamas. » Source : The Times of Israël.
4. Tokyo, la nuit, Mateusz Urbanowicz [« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Couverture du livre de Mateusz Urbanowicz.
5. Annonce de Rukan Gozukara sur Facebook, groupe Voyager au Japon, 10 avril 2025
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo] :
« Bonjour,
Nous serons à Tokyo en mai, et j’aimerais en profiter pour trouver des spots photo de maisons japonaises (ou magasins d’ailleurs), dans le style de la photo ci dessous. Par exemple : des maisons traditionnelles coincées entre deux immeubles, des habitations atypiques, rétro, ou au charme particulier.
Merci d’avance 🙏🏻 »
6. Randa Maddah (plateau du Golan), photo extraite d’une vidéo d’artiste : « Light Horizon », 2012
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Démarche présentée ainsi sur le site d’art contemporain Kadist : « Une femme met méticuleusement le ménage d’une maison en ruine dans le village d’Ain Fit dans le Golan syrien occupé. Les forces israéliennes ont détruit le village en 1967, comme ce fut le cas pour de nombreux autres villages. Les habitants ont été empêchés de rentrer chez eux, de fuir vers les camps de réfugiés syriens, séparés du reste de leur famille. Randa Maddah est née dans l’un des rares villages restants, Majdal Shams, situé sur la ligne de cessez-le-feu d’où elle pouvait contempler « l’autre côté » inaccessible. Une caméra fixe filme l’artiste faisant le ménage dans une maison en ruine, la rénovant avec des rideaux flottants, une table, une chaise et un objet étrange qui ressemble à une bombe. Après avoir terminé son travail, l’artiste s’assoit et contemple l’horizon vers la Syrie où, à cette époque, les réfugiés syriens de Golan souffraient des difficultés de la guerre. La performance vidéo Light Horizon relie les exilés des deux côtés de la frontière à travers le processus empathique de création d’une image miroir où la vie quotidienne résiste à l’oubli. En créant la familiarité au milieu de la tragédie et de la destruction, en maintenant la propriété des déracinés, en ritualisant leurs vies perdues, l’œuvre appelle à leur retour. »
7. Alex Webb, photographe américain (Haïti)
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
Port-au-Prince, Cité-Soleil, 1986.
8. Perfect Days, film de Wim Wenders, avec Kōji Yakusho
[« Une maison vit uniquement d’hommes, comme une tombe. » C. Vallejo]
« Il est possible de vivre avec sagesse sur la Terre, et d’y vivre bien. Il est loisible d’imaginer que, si nous considérons avec respect tout ce que porte la terre, nous nous débarrasserons de l’ignorance qui nous paralyse. »
Barry Lopez, écrivain naturaliste américain (1945 – 2020), Rêves arctiques, trad. Dominique Letellier (Albin Michel, 1987, Gallmeister, 2014)
Continuant ma réflexion sur le thème « Vivant illettré » (lire Papalagui, 02/05/2025), je tombe sur un texte, longtemps laissé de côté, de Kenzaburô ÔÉ, son Discours du prix Nobel, dont il a été lauréat, en 1994.
Kenzaburô Ôé, au Salon du livre de Paris, en 2012.
Voici un extrait de ce discours, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, traduit par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura pour les éditions Gallimard, en 2001, pp. 11, 12 :
« Il y a un demi-siècle, l’enfant de la forêt que j’étais lisait dans Nils Holgersson[Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède] deux prophéties. La première était que moi aussi, un jour, je comprendrais le langage des oiseaux. La seconde était que je me lierais d’amitié avec une oie sauvage, que je m’envolerais avec elle très loin, si possible jusqu’à la péninsule scandinave.
ニルスのふしぎな旅, édition japonaise des années 1980 de « Nils Holgersson »
Notre premier enfant présentait un handicap dans son développement intellectuel — je l’ai appelé Hikari, ce qui signifie « lumière ». Dans son enfance, il ne réagissait qu’au chant des oiseaux sauvages, restant indifférent à la voix et au langage humains. Durant l’été de ses six ans, dans un chalet de montagne, lorsqu’il entendit le chant de deux marouettes venant d’un lac au-delà d’un bosquet, il dit, en prenant l’accent du commentateur d’un disque d’enregistrements de chants d’oiseaux sauvages : « Voici le chant de la marouette. » C’était la première fois qu’il s’exprimait dans un langage humain. C’est à partir de là que la communication entre lui et nous s’est établie.
Aujourd’hui Hikari compose de la musique, tout en travaillant dans un atelier pour handicapés, conçu sur un modèle suédois. C’est en premier lieu le chant des oiseaux qui lui a servi de relais pour accéder à la musique des hommes. N’a-t-il pas ainsi accompli, à la place de son père, la prophétie concernant la faculté de comprendre le chant des oiseaux ? »
« Faire classe dehors est devenu un enjeu de santé publique », assure la Fabrique des communs pédagogiques à l’initiative des Rencontres internationales de la classe dehors, qui se dérouleront du 14 au 17 mai 2025, à Marseille.
Deux volets sont proposés : des rencontres professionnelles et « les enfants enchantent Marseille » destiné aux éducateurs, « invités à sortir dehors pour apprendre du 11 mai au 18 mai 2025, près de leur école, centre social, centre de loisir et dans des lieux-totem de Marseille parrainés (jardins pédagogiques, places, espaces naturels, lieux culturels, rues, etc.). »
Tant l’œuvre de la nature m’est impossible à lire entièrement.
C’est comme une bibliothèque infinie.
Or le vivant me rend vivant.
Alors comment habiter poétiquement le monde ? (voir le compte-rendu donné par Le Carnet de la MRSH Normandie, 30/09/2024, (Maison de la Recherche en sciences humaines) intitulé « journée d’étude sur le thème « Habiter poétiquement le monde. Croisements philosophiques et littéraires »
Dimanche dernier, j’étais en balade,
en balade-haïku
Balade-haïku, bois de Passy (Yonne), 23 mars 2025.
J’étais submergé
Un Premier ministre français
a parlé de « submersion » — la submersion, quelle question !
le haïku : « un acier trempé dans la rosée »
J’étais submergé par ce que je voyais, entendais, goûtais, sentais, touchais.
J’avais beau penser à la grenouille de Bashô
formule iconique sur un calendrier,
objet d’une centaine de traductions…
Vieille mare —
une grenouille plonge
bruit de l’eau
en V.O. : 古池や蛙飛こむ水のをと
[se prononce :
Furu ike ya
Kawazu tobikomu
Mizu no oto]
Cette grenouille ou une autre a laissé perplexe Richard Brautigan :
En feuilletant comme ça
mon dictionnaire anglais – japonais
je ne trouve pas le mot grenouille.
Il n’y est pas.
N’y a t-il donc pas de grenouilles au Japon.
Tokyo 4 juin 1976
Brautigan qui définissait ainsi le haïku : « un acier trempé dans la rosée ».
quelle merveille, ce mot de Brautigan !
…
Alors je me souviens
de Richard Gonzalez, fin mycologue, qui écrivait ce texte sur son mur Facebook en mai 2024 :
« Tôt ce matin, un couple de Martinets noirs inspectait les rebords du toit de la maison, en quête d’un lieu pour nicher. Je crois qu’ils ont finalement préféré la corniche du voisin, plus large, sous laquelle ils se sont longuement abrités.
La faune aviaire de mon village est étonnamment riche. En dix mois d’observations attentives, plus de 80 espèces d’oiseaux ont réjoui mes jumelles. Située dans un couloir de migration, la commune bénéficie d’une diversité de milieux naturels plutôt bien préservés, soumis à plusieurs influences climatiques, s’étageant entre 600 et 1900 mètres d’altitude. D’où la première liste ci-dessous, qui mêle espèces hivernantes, nicheuses et de passage. Les prochains printemps permettront de préciser le statut de certaines d’entre elles et de suivre les effectifs des plus sensibles.
1. Aigrette garzette (migration post-nuptiale)
2. Héron cendré
3. Grue cendrée (migration post-nuptiale)
4. Buse variable
5. Faucon crécerelle
6. Faucon pèlerin
7. Faucon hobereau (migration post-nuptiale)
8. Épervier d’Europe
9. Aigle royal
10. Circaète Jean-le-Blanc
11. Milan royal (espèce étonnamment fréquente ici mais statut nicheur très incertain)
12. Milan noir
13. Vautour fauve
14. Chouette hulotte
15. Petit-duc Scops
16. Chevêche d’Athéna
17. Tourterelle turque
18. Tourterelle des bois
19. Pigeon ramier
20. Pic vert
21. Pic épeiche
22. Pic noir
23. Torcol fourmilier
24. Sittelle torchepot
25. Hirondelle rustique
26. Hirondelle de fenêtre
27. Hirondelle de rochers
28. Martinet noir
29. Martinet à ventre blanc
30. Guêpier d’Europe (statut incertain)
31. Huppe fasciée
32. Loriot d’Europe
33. Pie-grièche écorcheur
34. Pie-grièche à tête rousse (très rare en Isère)
78. Bruant des roseaux (1 hivernant le 17 décembre 2022)
79. Niverolle alpine (une apparition le 18 janvier 2023)
80. Corneille noire
81. Grand Corbeau
82. Choucas des tours
83. Pie bavarde
84. Geai des chênes
85. Cassenoix moucheté
86. Crave à bec rouge
Il manque dans cette ébauche d’inventaire encore pas mal d’espèces susceptibles de nicher par ici (je pense à la Caille des blés, au Tarier des prés, à la Mésange boréale par exemple) ou enclines à traverser le ciel en automne. À noter aussi, pour souligner la richesse propre au Trièves, la présence remarquée, sur les communes voisines, du Vautour moine (2 vus le 7 août 2022), de la Chevêchette d’Europe (entendue en avril 2023), de l’Autour des palombes (vu le 15 avril 2023), de la Bondrée apivore (migration en octobre 2022), du Chocard à bec jaune (été 2022) et du Merle à plastron (1 le 2 avril 2023). Il va maintenant falloir ressortir le téléobjectif pour tenter de mettre des couleurs dans cette liste ! »
Plus d’oiseaux, plus d’insectes ?
un texte, un inventaire qui
ferait presqu’oublier qu’en 40 ans, en Europe, le nombre d’oiseaux a baissé de
28% en milieu urbain,
18% en forêt
et de 60% en milieu agricole.
Quant aux insectes, c’est pas mieux, même si on s’émeut quelque peu du mal qui touche les abeilles : « Plusieurs études suggèrent des réductions de populations d’insectes en Europe de l’ordre de 80 % au cours des deux décennies écoulées. Les dernières données britanniques indiquent une chute de 63 % entre 2021 et 2024. (Le Monde, 30/04/2025 : « On assiste à un effondrement silencieux des populations d’insectes, il est complètement fou que l’on n’en parle pas plus », selon l’écologue Philippe Grandcolas.)
« On saurait reconnaître les oiseaux à leur chant. »
L’inventaire de Richard Gonzalez me fait penser à « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », de George Perec, l’un à la campagne, l’autre à la ville, dans un même effet d’épuiser le réel.
Le même Perec écrivait dans Espèces d’espaces, une forme d’inventaire réel ou inventé d’espaces, au chapitre « L’utopie villageoise » :
« Pour commencer, on aurait été à l’école avec le facteur.
On irait avec les enfants cueillir des mûres le long des chemins creux ; on les accompagnerait aux champignons ; on les enverrait à la chasse aux escargots.
On serait attentif au passage du car de sept heures. On aimerait aller s’asseoir sur le banc du village, sous l’orme centenaire, en face de l’église.
On irait par les champs avec des chaussures montantes et une canne à bout ferré à l’aide de laquelle on décapiterait les folles graminées.
On jouerait à la manille avec le garde-champêtre.
On irait chercher son bois dans les bois communaux.
On saurait reconnaître les oiseaux à leur chant.
On connaîtrait chacun des arbres de son verger.
On attendrait le retour des saisons. »
« Ils emplissent l’espace poétique de l’homme »
Me vient aussi en mémoire Oiseaux, de Saint John-Perse, écrit à Washington en mars 1962 :
« Oiseaux sont-ils, de faune vraie. Leur vérité est l’inconnue de tout être créé. Leur loyauté, sous maints profils, fut d’incarner une constance de l’oiseau.
Ils n’en tirent point littérature. Ils n’ont fouillé nulles entrailles ni vengé nul blasphème. Et qu’avaient-ils à faire de « l’aigle jovien » dans la première Pythique de Pindare ? Ils n’auront point croisé « les grues frileuses » de Maldoror, ni le grand oiseau blanc d’Edgar Poe dans le ciel défaillant d’Arthur Gordon Pym. L’albatros de Baudelaire ni l’oiseau supplicié de Coleridge ne furent leurs familiers. Mais du réel qu’ils sont, non de la fable d’aucun conte, ils emplissent l’espace poétique de l’homme, portés d’un trait réel jusqu’aux abords du surréel.
Oiseaux de Braque, et de nul autre… Inallusifs et purs de toute mémoire, ils suivent leur destin propre, plus ombrageux que nulle montée de cygnes noirs à l’horizon des mers australes. L’innocence est leur âge. Ils courent leur chance près de l’homme. Et s’élèvent au songe dans la même nuit que l’homme.
Sur l’orbe du plus grand Songe qui nous a tous vus naître, ils passent, nous laissant à nos histoires de villes… Leur vol est connaissance, l’espace est leur aliénation. »
La disparition des oiseaux, la disparition des mots
Et si cette disparition des oiseaux allait de pair avec la disparition des mots pour dire le vivant. L’inflation des livres sur le sujet du vivant, symptôme d’une époque qui cherche à définir et redéfinir son lien au vivant.
La galaxie et le lichen
« Car les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages, écrit Romain Bertrand dans « Le détail de la nature, L’art perdu de la description de la nature ». Vite à court de phrases, nous sommes incapables de faire le portrait d’une orée. Un pré, déjà, nous met à la peine, que grêlent l’aigremoine, le cirse et l’ancolie. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une « histoire naturelle » attentive à tous les êtres, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever la « peinture de paysage » au rang d’un savoir crucial. La galaxie et le lichen, l’homme et le papillon voisinaient alors paisiblement dans un même récit. Aucune créature, aucun phénomène ne possédait sur les autres d’ascendant narratif. Comme les splendeurs les cruautés se valaient. Équitablement audibles, les douleurs appelaient d’unanimes compassions. Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment. »
Six solutions, parmi d’autres, pour sortir de l’illéttrisme :
1. Se mobiliser, manifester
2. Vivre en forêt
C’est ainsi que, pendant huit ans, Gabrielle Filteau-Chiba a vécu au cœur de la forêt québécoise. Seule dans une cabane, elle a dû apprendre à vivre dans ce nouvel environnement.
– Répartis en quatre saisons, ses poèmes témoignent de cette quête de sens.
« J’en viendrai
là c’est clair
à aimer la pénombre
à préférer au jour
mes nuits de veille
raconter le ruisseau gelé
la soif du lac abreuvoir
ce quelque part où enfin
étancher toutes les bêtes en moi »
Gabrielle Filteau-Chiba, La forêt barbelée.
[Gabrielle Filteau-Chiba est née à Montréal en 1987. En 2013, elle quitte le confort d’une vie citadine pour vivre isolée dans la région du Kamouraska. Elle est l’autrice d’une trilogie romanesque remarquée : Encabanée (Le Mot et le Reste / Folio), Sauvagines et Bivouac (Stock / Folio), en cours d’adaptation au cinéma.]
3. Écouter les fourmis marcher sur les feuilles mortes
Marc Namblard est audio-naturaliste. Il écoute les oiseaux autour de chez lui, les fourmis marcher sur les feuilles mortes ou les bruits produits par une plante en photosynthèse. Il dresse des paysages sonores. Écoutez et regardez ce portrait de Marc Namblard (durée : 5’36)
4. Écouter autrement avec 4’33 de John Cage, une performance de William Marx au McCallum Theatre, de Palm Desert en Californie, en 2010.
5. La visite dessinée en forêt : on y reviendra dans un article…
Une fois n’est pas coutume, un haïku traduit du grec moderne. L’original est signé Vasilis Koltoukis (Βασίλη Κολτούκη) [voir son site] qui a écrit :
Στα ταξίδια
μου σκορπάω τα σύνορα
μπερδεύω χώρες
Détail du contenu du recueil de haïkus de Vasilis Koltoukis. Source : site photographique iFocus.
Une traduction proposée par goût du… déséquilibre, comme dirait le traducteur de métier, Claro :
« À chaque fois, force est de reconnaître que si l’écrivain se met à la traduction, c’est parce qu’il veut faire l’expérience d’un déséquilibre… »
À ce jeu de miroirs formant déformant, ce lieu de passage de langue à langue, les traducteurs et traductrices littéraires osent un subtil déséquilibre où l’impossible est possible, l’intraduisible traduisible, le risque payant.
Il est des traducteurs qui poussent très loin le déséquilibre, sinon par goût du moins par nécessité.
Genre d’auteur traducteur omniscient, André Marcovicz s’est essayé à la figure du traducteur ignorant. Ce qui est une forme de déséquilibre extrême.
Avec « Ombres de Chine », récemment réédité (Actes Sud) il s’est risqué à traduire des poètes de l’époque Tang (entre les VIIe et IXe siècle) en lisant beaucoup beaucoup d’autres… traducteurs, sinisants patentés. Ignorant du chinois mais pas d’autres langues (russe, anglais, allemand, quelques langues latines, etc.), le traducteur ignorant est ici multi-traducteur.
S’inspirant d’authentiques écrivains traducteurs, pourquoi le débutant ne s’y risquerait-il pas ? Il n’est soumis qu’au risque du ridicule.
Après quelques cours de grec, par exemple, poussé par le goût du risque plutôt que du ridicule, essayons-nous à traduire ces deux haïkus de Vasilis Koltoukis, poète et photographe (qu’il nous pardonne !) (ou pas), extrait du recueil de haïkus « Mικρές σταγόνες » [Petites gouttes] aux éditions Eurasia Εκδόσεις Ευρασία, 2021) :
Στα ταξίδια
μου σκορπάω τα σύνορα
μπερδεύω χώρες
et :
Λευκό γιασεμί
δρόμο κρυφό βαδίζεις
μέσα στη νύχτα
Sollicitant plusieurs ressources, surtout amicales, sans toujours adopter intégralement leurs propositions (débutant mais têtu), les travaillant dans une forme de collectif improvisé (je pense aussi aux ateliers de traduction collective du polonais au français d’Agnieszka Zuk), j’ai cheminé avec Benakis Matsas et Nicole Parus-Albinet jusqu’à ces versions :
En voyage
je me joue des frontières
je confonds les pays
et :
Jasmin blanc
tu avances sur un chemin secret
dans la nuit
Dans la nuit, justement, sur un quai de métro, station Belleville, ligne 11, m’a attiré cette affiche du Printemps des poètes qui propose ces mots d’Anise Koltz (L’avaleur de feu, éditions Phi, au Luxembourg), qui écrivit sa poésie en allemand dans la première moitié de sa vie, puis en français dans la seconde moitié :
haïku écrit au restaurant Laolao, Paris XXe, inspiré de Takahama Seishi (高浜虚子), traduit par Maurice Coyaud :
水甕に
蟻の浮きたる
影もなし
[Mizume ni / ari no ukitaru / kage monashi]
Dans la jarre d’eau
flotte une fourmi
sans ombre
haïku éponyme du livre très recommandé de Maurice Coyaud, Fourmis sans ombre, le livre du haïku,éditions Libretto, 1999.
Le concombre n’avance pas toujours masqué. Cette rondelle rappelle aussi, Propos sur la racine des légumes, de Zicheng Hong [philosophe chinois (1572–1620)], 2011, chez Philippe Picquier, en 2011, réédité par Zulma en 2025, ouvrage présenté ainsi dans sa première édition : « Au carrefour de trois courants spirituels (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), ces propos développent une philosophie issue de la fin de la dynastie des Ming : adhésion à la nature et idéal de liberté, art de vivre et quête d’une maîtrise de soi. »