À tu et à toit, Koffi Kwahulé, Prix Édouard Glissant 2013

Qu’est-ce qu’un prix littéraire ? C’est un « toit », a répondu le dramaturge Koffi Kwahulé, heureux et fier de recevoir le Prix Édouard Glissant. L’auteur des pièces de théâtre Big Shoot, Misterioso-119, La Mélancolie des barbares, P’tite souillure, du roman Babyface a reçu cette récompense le 6 décembre à la Maison d’Amérique latine des mains de la présidente de l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, Danielle Tartakowsky.

Cette métaphore d’un Prix littéraire comme « toit »… voilà de quoi donner à penser. Ce n’est pas le toi du village planétaire où, à défaut de se connaître, on se fréquente en foule furieuse qui flue en mondialisation goulue. « Mondialité », préférait Glissant.

Non, ce « toit » est bien celui du partage, d’une famille de pensée, d’un « lieu commun » aimait à dire le poète, en une formule détournée à la fois provocante et littérale, car au pied de la lettre – citons-le ici avec Traité du Tout-monde (1997), p. 23 – : « une des traces de cette Poétique [de la Relation] passe par le lieu commun. Combien de personnes en même temps, sous des auspices contraires ou convergents, pensent les mêmes choses, posent les mêmes questions. Tout est dans tout, sans s’y confondre par force. Vous supposez une idée, ils la reprennent goulûment, elle est à eux. Ils la proclament. Ils s’en réclament. C’est ce qui désigne le lieu commun. Il rameute mieux qu’aucun système d’idées, nos imaginaires. »

Dans l’euphorie d’un discours improvisé, l’auteur de Jaz, à l’écriture travaillée par cette musique justement (Misterioso est un album du pianiste de jazz Thelonious Monk) l’a dit tout net, dans une parole qui donne justement à penser : « Les vrais penseurs sont des créateurs de marges ; avec la pensée de Coltrane, avec la pensée de Glissant, on peut essayer l’inédit. »
Cela fait longtemps que Glissant nourrit notre questionnement du monde et rameute les imaginaires. Voir son recueil La Terre le feu l’eau et les vents : une anthologie de la poésie du Tout-monde (Galaade, 2010)… où l’on écrit et parle en de nombreuses langues, 14 ans après son essai Introduction à une poétique du Divers. Et Kwahulé est un cas.
Au nom du jury du Prix Glissant, le philosophe François Noudelmann a rappelé à son propos : « Le jazz joue un rôle décisif dans ses pièces et ses récits, sous forme d’orchestres, de blues ou de scat, de rythmes qui définissent ses personnages. Les sujets de ses œuvres ne sont pourtant pas de simples divertissements : la guerre et la mise à mort, les viols et l’exil donnent le ton d’un déchirement intime et collectif. »
Après Vassilis Alexakis (Grèce/France), le premier lauréat du Prix Glissant en 2003, et jusqu’à Michaël Ferrier (France/Maurice/Japon) en 2012, associé à la photographe Anabell Guerrero (Vénézuela/France), et aujourd’hui  pour ce 11e Prix, Koffi Kwahulé (Côte d’Ivoire/France), l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis en partenariat avec l’Institut du Tout-Monde et la Maison de l’Amérique Latine donne écho une fois l’an à la pensée d’Édouard Glissant, et donne repère – et repaire – au Tout-Monde.
Une question de sens. Clin dœil ? (Danielle Tartakowsky a dirigé à Paris 8 l’Ecole doctorale « Pratique et théorie du sens »  jusqu’en 2010). Nous avons rencontré à plusieurs reprises Kwahulé au festival d’Avignon, souvent à La Chapelle du Verbe incarné (il en est le « cardinal » selon ses hôtes, premier auteur de la première pièce jouée dans ce lieu des théâtres d’outre-mer, avec Village fou ou Les Déconnards, créée en juillet 1998, voir présentation Africultures, mai 1999).
Dix ans plus tard, nous rencontrons Kwahulé à la Goutte d’Or, à Paris : « A l’origine, une rencontre entre un auteur et un théâtre. Un auteur dont la plume musicale confronte l’Homme à son animalité. Un théâtre animé par le souffle d’un quartier-monde. L’écriture respire alors au rythme de la Goutte d’Or : Koffi Kwahulé vit en résidence au Lavoir Moderne Parisien.» [Papalagui, 29/03/2008]
Kwahulé avait donné un Big Shoot de haute volée, avec un Denis Lavant magistral. [Papalagui, 06/04/2008] L’auteur évoquait ainsi son geste créateur : « L’ambition est celle-ci : faire se rencontrer dans l’écriture Coltrane et Monk. Deux sons, deux respirations. Big Shoot est née de ces deux respirations, bien qu’il n’y ait dans la pièce aucune référence directe au jazz. Monk disait aux musiciens qui voulaient l’accompagner :  » Non, non, jouez, moi je vous suis.  » Mes deux personnages ont ce rapport-là, l’un dit à l’autre :  » Joue, je t’accompagne.  » Tout est parti de cette phrase de Monk, qui est en principe le leader et qui dit à l’autre : « Je te suis. » »]
Autre clin d’œil ? pour Glissant le jazz était une marque de la mondialité : « Le jazz est un créole et c’est pour ça que cette musique est devenu valable universellement tandis que la chanson de mariage irlandaise aussi belle soit-elle ne l’est pas pour le monde entier. » [Mondomix, recueilli deux ans avant sa mort, le 03/02/2011]. [Quoique, là on n’est pas sûr d’être d’accord : dans Titanic, apparaît le groupe Gaelic Storm – né en Californie un an plus tôt – avec ce titre An Irish Party in Third Class, devenue une musique irlandaise mondialisée.]
Chez Kwahulé, la va-et-vient (Tours et détours d’Édouard Glissant, titre un article de Raphaël Lauro dans Esprit de juillet 2013) prend des allures formelles. Ainsi le précisait Virginie Soubrier, doctorante [Papalagui, 09/09/2009] : « L’écriture de Kwahulé est (…) une écriture déambulatoire qui contraint celui qui voudrait en témoigner à une reconstruction a posteriori. Mais, en dehors de ces extravagances de la fable, construites le plus souvent par les mises en abîme, qui brouillent sa linéarité, la font digresser et instaurent ainsi un ton d’écoute. »
Et Kwahulé, on l’écoute quand il lance : « Les vrais penseurs sont des créateurs de marges ; avec la pensée de Coltrane et de Glissant, on peut essayer l’inédit. »
Du coup, on a presque oublié les deux lauréats de la bourse Édouard Glissant. Anis Fariji pour son projet de thèse sur « la modernité dans la musique d’art arabe contemporain » et Gonzalo Yanez Quiroga qui envisage une thèse sur « le divers en exil, la relation et la rencontre confidentielle, l’oralité, les décolonisations poétiques et nouvelles articulations du commun » (tiens, tiens !). Quiroga est en cours de traduction en espagnol du Discours antillais, d’Édouard Glissant (Pour les traductions, voir Île en île).

LIENS :

Site personnel de Koffi Kwahulé.

Fiche K.K. sur le site des Francophonies en Limousin.

Chez Koffi, lors de sa résidence à Villepinte (Une forme de toit, non ?).

Site officiel d’Édouard Glissant.

Site Institut du Tout-Monde.

Anis Fariji, Esquisse d’une physionomie formelle de la période dite de « synthèse » chez Saed Haddad, Université Paris 8, Département de Musique.

Atelier de Gonzalo Yanes Quiroga : poésie et translation.

 

PROCHAINEMENT, on assistera au théâtre de Koffi Kwahulé :

– à Lausanne, Misterioso-119 ;

– à Toulouse, La Mélancolie des barbares, reprise en 2014.

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