Dans ce poème, le poète américain de langue yiddish, Jacob Glatstein (1896-1971) exalte l’invention d’une langue, le ladino, ou judéo-espagnol ou encore judezmo, parlée par les juifs sépharades. Par-delà, le poète célèbre l’inventivité de toute langue.
Jacob Glatstein fait référence dans ce poème écrit en 1937, « aux forces créatrices et authentiques cachées dans les langues parlées (yiddish, ladino et autres). Il rejette l’illusion de « pureté » des langues et célèbre le « jargon » comme une culture populaire inspirante pouvant même flirter avec le modernisme. », écrivent les auteurs et autrices d’une adaptation chantée en 2021.
Voici cette adaptation joyeuse, interprétée par Esti Nissim et Miri Ragendorfer :
Zing Ladino / זינג לאַדינאָ / Chante ladino
Paroles : Jacob Glatstein (extrait de « Yidishtaytshn », 1937), musique : Amnon Beham (2021), arrangement musical : Oren Sela, montage vidéo : Oren Sela, caméra : Yaad Biran.
Voici une version française, dans la remarquable traduction de Charles Dobzynski, extrait de l’ Anthologie de la poésie yiddish. Le Miroir d’un peuple, Gallimard, Poésie, 2000 :
CHANTE LADINO
Blond chanteur chante ladino (1),
Notre enchanté jargonino,
Parolerie d’alcoloris
Coucher de sol solo solo,
Orsolaire éclosion, explosion,
Versicolore pensation,
Tous les pains et tous les trépas
Toutes les pâtes et toundras
Émerveilleux alcoloris,
Tous les versets et liturgies
Tous les nœuds et toutes les peaux
Rouge jaune Falaschino (2)
Parlotino Palestino
Notre universel ladino
Blond chanteur de ladino chante.
Des profondeurs du plus profond
Slavique, Libavique, Ottomanique,
Polonique et Kazakhstanique,
Ionique et Teutonique
Caucasique et Ashkenazique,
Karpatique et Asiatique
Notre langue de brouhaha,
Triste bric-à-brac et fatras
Notre fracas, notre tracas
Notre Lettonique et Lituanique
Jargonino
Ô svelte enchanteur,
Blond chanteur,
Chante ladino.
(1) Vieux Castillan hébraïsé.
(2) De « falasha», juifs éthiopiens. [Notes du traducteur]
à lire, dans la « Revue Incise », n°10, août 2023, (en vente dans certaines librairies), l’entretien posthume avec Batia Baum, entretien intitulé « Celle qui porte en elle la traduction », une quarantaine de pages absolument formidables sur sa vie, son œuvre (de traductrice du yiddish). Décédée le 25 juin 2023, elle a contribué à faire découvrir de grands noms de la littérature yiddish, dont Yitskhok-Leybush Peretz ou Avrom Sutzkever ou encore, plus récemment, Dvoyre Fogel.
Dans cet entretien à plusieurs voix, elle revient sur ce qui fait la particularité du yiddish, sa musique faite du texte biblique, de ses répétitions (contrairement à l’hébreu, très concis), de « la pensée hébraïque dans la langue », de la décision soviétique de « déshébraïser le yiddish », du yiddish « langue de l’entre-deux », la « judéo-langue », de Rabbi Nahman, qui vivait en Ukraine avant 1800, et de son empreinte laissée dans la littérature yiddish, de son « conte des sept mendiants », de la « drasha », ce discours que chacun fait comme cadeau et « qui tord la langue », c’est-à-dire qui l’interprète, etc. etc.
Ce « drash », l’une des quatre règles d’interprétation tamuldique (avec le « pshat », le sens littéral, le « remez » ou allusion, et le « sod », le secret, le mystère ») : « le drash, qui veut dire interpréter, faire sortir le sens profond, pour moi, explique Batia Baum, ça correspond au dreschen allemand qui veut dire : battre le blé au fléau. On bat le blé, on fait sortir le grain. »
« Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie », titre long comme un jour sans pain azyme, pour un court roman de 152 pages et un récit en fragments qui raconte une mémoire fragmentée. Le premier livre d’Élise Goldberg est réussi : ces bouts de vies épars sont agrégés en une composition où la métaphore culinaire est filée de bout en bout.
« Premier roman » ont choisi les éditions Verdier, succombant à la tentation d’inscrire un livre hors-catégorie dans une catégorie phare.
Or il s’agit véritablement d’un « récit de reconstitution mémorielle », un « récit sans chair, dont ne subsisterait que la colonne, quelques arêtes » Qu’importe ! Ce livre accomplit la gageure de faire d’un puzzle une totalité humaine à partager.
L’héritage d’Élise Goldberg tient à un fil… le legs, apparemment anodin, du frigo du grand-père maternel, véritable boite à souvenirs gourmands.
« Gourmand », non plus ne serait pas le bon mot, tant la cuisine ashkénaze, qui est le sujet du livre, ou plutôt le souvenir transmis, le souvenir sans cesse questionné, tant cette cuisine se caractérise par son « goût pâle » et une « saveur chiche ».
Elle marche sur des œufs, Élise, avec cette nourriture qui « n’a pas peur du terne ». Pourtant, elle l’a choisie comme vecteur de mémoire. Pour reconstituer celle-ci, elle raconte celle-là.
Du frigo et de ses odeurs passées, elle fait une boîte aux trésors, une richesse qui prend la forme des graines de pavot de la pâtisserie ashkénaze ou de la carpe farcie, indissociable de son nom yiddish, gefilte fish, « morceau de bravoure », pour cette « gefilte fille ».
Ce pactole forme récit, méli-mélo où sont réunis un groupe Facebook des éplucheurs de boulbès [patates], des listes de plats ashkénazes « rarement élégants », des notes naturalistes disséminées ici et là sur la vie des carpes (qui ne sont pas à leur avantage) ou encore les incontournables histoires juives, comme celle du train où un Juif mangeur de hareng doit répondre à la question : « On dit que vous autres Juifs êtes plus intelligents que les autres. C’est vrai ça ? » Lire la suite – avec délice – page 52.
L’envie vous prend de goûter tous ces plats, ou au moins de dégoter un restaurant qui pratiquerait encore la carpe farcie, tellement est gouleyante cette écriture de l’antiphrase, de l’auto-dérision, de l’ironie et de l’humour, celle qui dit tout le contraire de ce qu’elle dit, disant « c’est du joli ! », pour dire vraiment « c’est joli ».
« Le yiddish, c’est le parler de l’autodérision, de l’antiphrase. Une langue qui se rit de l’ambition. Maxime yiddish quintessentielle entre toutes : L’homme fait des projets, Dieu rigole. »
Difficile de faire plus dans le désamour teinté de « flegme yiddish », « car en yiddish, rien n’est important, on peut se moquer de tout ».
« Si l’on peut accuser sa cuisine de l’être, le yiddish, lui, est loin d’être insipide. Il a l’accent ironique. »
La langue-qu’on-avait remplaçait la nourriture-qu’on-a-pas : « Chez mon père, manger tenait lieu de paroles échangées »
Élise Goldberg a dû se battre avec quelques mots du yiddish, cette « langue de personne », selon un titre célèbre de l’universitaire et traductrice Rachel Ertel : « Mon vocabulaire n’est qu’un maigre butin échappé de l’oubli », des bouts de « gru-mots » de mémoire… assemblés à la manière du kintsugi japonais, cet art de recoller les morceaux d’un bol brisé en le parant d’or.
On est bâti de mots, mots-briques de notre architecture intérieure. Parfois, on les a « sur le bout de la langue », selon le titre d’un spectacle à l’exubérance contagieuse où Élise Goldberg, en duo avec la musicienne et chanteuse Muriel Missirlou, donne de ses nouvelles d’exploratrice de la mémoire familiale.
Le lecteur pourrait prendre du poids rien qu’à l’évocation de tous ces plats (« mets » est un mot absent du lexique d’Élise), être gagné par l’écœurement, car la mémoire-armoire « déborde ». C’est le contraire : au fur et à mesure, à suivre ces termes du yiddish, termes non traduits, mais efficaces véhicules mémoriels et sonores, on se dilate, on s’allège, on s’évapore dans la cuisine ashkénaze.
Cette cuisine « sans couleurs » vous colorise, plus qu’elle ne vous colonise, agissant comme ces vieilles pellicules de film, passées après traitement minutieux du noir et blanc à la couleur, image par image. Elise vous colorise par l’écriture et le ressouvenir de ce fade qui devient film en couleurs. Comme des blancs en neige, elle monte son livre-film de plat en plat, d’image en image, de souvenir en souvenir. Le travail de la mémoire est une cartographie mentale dépliée, déployée en récit familial, un peu du notre aussi… Le lecteur gagne une mémoire collective. C’est précieux.
Quelquefois, à l’évocation de cette « cuisine de pauvres »,« dont mon palais a archivé le gout », le lecteur est cueilli à froid : « Ma mère soudain : Nous, les Juifs ashkénazes, on ne peut pas se recueillir sur la tombe de nos ancêtres. C’est comme si nous n’étions reliés à rien, des fleurs coupées. »
Pourtant le frigo vient d’un grand-père dont la vie a traversé la Pologne, l’URSS, sa Sibérie, le Kirghizistan… sa famille ne parlant pas l’ouzbek…
Malgré ses « doutes », elle a construit à force de questions posées à sa mère une forme d’essai-enquête et la cuisine est l’occasion de dresser des inventaires, « faire le constat que les connaissances sont limitées, qu’il reste peu de chose. Presque gournisht[mot yiddish que l’on traduira par « rien »] »
La liste de ses non-souvenirs permet à l’autrice de « débrouiller le brouillard », de « n’être plus tesson » et de transmettre une tendresse.
De quoi parle-t-on ?
« Le (ou la) gefilte fish [poisson farci] est un plat à base de carpe mélangée à de la farine de pain azyme et des oignons, le tout haché menu avec de l’œuf. On ajoute beaucoup de sucre ou peu de sucre, beaucoup de poivre ou peu de poivre, en fonction de l’origine familiale, chaque région ayant sa propre recette (qui bien sûr est la meilleure). On forme des boulettes allongées qui sont mises à cuire pendant presque deux heures dans une grande marmite, au fond de laquelle on aura pris soin de déposer de l’oignon, des carottes, et surtout, toutes les arêtes et la tête du poisson, ceci afin d’obtenir de la gelée. Vous êtes curieux de connaître le goût ? Vous avez raison, cela ne ressemble à rien de connu ! »
Annick Prime-Margules et Nadia Déhan-Rotschild, « Le Yiddish », éditions Assimil, 2010, p. 150
Histoires juives :« Rien ne révèle mieux la psychologie juive que les histoires juives. Le style de cet humour reflète une culture qui, je pense, tente de faire oublier ses sentiments de honte, de culpabilité et de servilité. » « Les Joies du Yiddish », de Leo Rosten, Le Livre de poche, 1995.
« Le yiddish est la principale langue utilisée au cours du dernier millénaire par les Juifs ashkénazes, c’est-à-dire les groupes juifs établis en Allemagne et en France depuis le temps de Charlemagne, en Bohême, en Pologne, en Lituanie, en Ukraine, et dans d’autres contrées de l’Europe orientale à partir du XIIIe siècle, ou en Hollande et en Italie du Nord au XVIe et au XVIIe siècle. C’est aussi la langue des nouvelles communautés ashkénazes dans le monde entier depuis que les migrations des Juifs d’Europe orientale les conduisirent notamment en Europe occidentale, en Amérique du Nord et du Sud, puis en Israël, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle (…) Le génocide perpétré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale a anéanti plus de la moitié des populations qui le parlaient, et bouleversé pour les survivants les conditions de la transmission. »Encyclopedia Universalis.
Pour aller plus loin :
À lire l’entretien d’Élise Goldberg : « Une sorte de portrait chinois – ou yiddish », Diacritik, 13/09/2023