La romancière libanaise Najwa Barakat puise dans le secret de la langue

Parmi les écrivains présents au Marathon des mots, à Toulouse (25-28/06/15), autour des capitales Beyrouth et Damas, lisons l’auteur libanaise Najwa Barakat, dont le roman La Langue du secret (Sindbad/Actes Sud) pose la question, au-delà de sa forme de polar ésotérique, du rôle de l’écrit comme symbole de liberté.

[À Toulouse, sont invités outre Najwa Barakat, sa soeur Hoda Barakat et Amin Maalouf, Vénus Khoury-Ghata, Salah Stétié, Myriam Antaki, Jabbour Douaihy, Fouad Khoury Helou, Hala Kodmani, Charif Majdalani, Georgia Makhlouf, Farouk Mardam-Bey, Diane Mazloum, Alexandre Najjar, Hyam Yared, Rosa Yassin Hassan].

« La Langue du secret » en deux mots :
Dans le monde ésotérique d’une confrérie, des soufis travaillent sur la science des lettres et gardent un sanctuaire avec un manuscrit « La table du destin » où tous les événements du monde sont inscrits depuis sa création jusqu’à sa fin. Un jour ce manuscrit est volé. C’est un cataclysme dans le village dont les affaires sont gérées par la confrérie. Un commissaire enquête.
L’enjeu : au-delà de la langue arabe, a-t-on le droit de fermer un texte ou doit-il rester ouvert pour qu’il soit réinterprété à chaque lecture ? Une question qui prend place avec panache dans les débats (ou non-débats) sur le rôle infligé à la langue par certains au nom de la religion ou dans les controverses sur les langues arabes des lettrés ou des gens de peu.

Une rencontre en abyme :
Nous rencontrons Najwa Barakat à l’Institut des cultures d’Islam à Paris lors de la promotion de son nouveau roman, devant une petite audience, dans une salle qui expose à cet étage (jusqu’au 26/07/15) les photos de l’Iranienne Gohar Dashti où sur un mode surréaliste un couple continue de vaquer à ses occupations (cuisiner, dormir, écrire, etc.) alors que son décor quotidien est un décor de guerre (champ, ruines, barbelés). C’est comme si l’expo photo était une mise en abyme du travail littéraire. Car comment continuer à créer, écrire, romancer la vie, alors qu’autour la guerre s’est installée ? Écrire dans un pays en guerre, ou écrire en exil pour cause de guerre, fait penser à la vie en cage d’un esprit bombardé par le flux guerrier du monde. Comment s’isoler pour trouver la sérénité pour écrire ? Ce qui était valable pour les auteurs libanais hier l’est aujourd’hui pour les auteurs syriens réfugiés dans le Golfe, en Égypte ou dans les pays d’Europe.

La prescience de la littérature :
À l’heure des romanciers qui font assaut de textes à chaque nouvelle rentrée littéraire, la Libanaise Najwa Barakat bénéficie immédiatement d’un capital sympathie. En publiant un roman par décennie, elle ne nous oblige à rien. Dans son cas, ce rien englobe néanmoins plusieurs dimensions de l’espace entre les langues, les cultures et les religions.
Mieux, la native de Bcharré (Liban) aborde des thèmes avant que l’actualité les impose, comme en 2002, lorsqu’elle avait attiré l’attention avec son roman Le bus des gens bien (Stock, traduction France Meyer), où chacun s’y révélait aux autres et à lui-même. Un bus qui traverse le Liban du nord au sud avec … une tête coupée sur le toit, préfiguration macabre des exhibitions vidéos des djihaïdistes dix ans après.

La réalité arabe est une mosaïque prise dans le reflet de la littérature :
Il a fallu attendre dix ans (2012) pour lire son roman suivant dans sa traduction française, Ya Salam, publié chez Sindbad/Actes Sud par son éditeur actuel, Farouk Mardam-Bey, un livre qu’il qualifie de « dur et courageux » où trois miliciens (un expert en explosifs, un sniper, un tortionnaire) essaient de se réinsérer après la guerre. « C’est une dénonciation de la guerre et des relations homme-femme », souligne Mardam-Bey.

La Langue du secret, écrit en arabe, traduit en français…11 ans après !
Vient aujourd’hui dans une superbe traduction de Philippe Vigreux La Langue du secret, « le plus travaillé du point de vue de la langue », selon l’éditeur. Le roman a été publié en version originale à Beyrouth il y a 11 ans ! Une fable sur la relation entre savoir et pouvoir, entre savoir utile, représenté par un libraire et savoir absolu, représenté par la parole divine. Ni les lieux ni les communautés ne sont nommés, comme une espèce de fiction surréelle, entraînant un effet de fiction augmenté, et les personnages d’aujourd’hui portent des noms de lettrés et de savants arabes classiques. Najwa Barakat nous offre ainsi un savant dispositif pour un roman à suspens façon Au Nom de la rose et une parabole sur la liberté de pensée et d’écrire.
« Mes personnages peuvent venir du XIIIe siècle sans que ce soit des personnages historiques alors qu’une voiture apparaît dans le champ de vision. Le temps arabe n’est pas compartimenté.
Si je ne nomme pas les lieux et les communautés, j’ouvre mon angle de vision et je parle d’une réalité arabe globale, la réalité libanaise ne me suffit pas.  
Je m’ennuie vite, d’où ces mondes différents. Plus que la psychologie des personnages c’est le groupe qui m’intéresse. La violence qui se répète, c’est le thème qui me taraude. Qu’est-ce qui fait que des gens normaux, bien éduqués, basculent dans la violence absolue et dévoilent un visage barbare. »

Un mot d’anecdote :
« Durant la guerre civile [1975-1990], les soldats syriens étaient associés à une langue violente [l’occupation syrienne dura jusqu’en 2005]. Les Libanais usent volontiers de l’insulte dans leur langage quotidien mais ce n’est pas aussi violent que le ولا (Oulâ !) assimilé à la violence verbale dans les barrages syriens pendant la guerre [Oulâ = connard !]. Prononcer cela à l’époque, c’était comme vous fracasser le crâne. Le langage porte des résidus de violence. »

Démultiplier ses livres par les ateliers d’écriture :
Au Liban, Najwa Barakat est autant connue pour ses titres qui se comptent sur les doigts d’une main que pour l’animation d’ateliers d’écriture conçus comme une véritable entreprise d’édition de fictions arabes.
« J’ai créé l’atelier « Comment écrire un roman ? » dans la cadre de Beyrouth Capitale mondiale du livre 2009, se souvient-elle dans L’Agenda culturel du 30/09/2011. L’idée était de lancer un projet comme je le rêvais : créer une maison qui accueillerait de jeunes auteurs, pas seulement libanais, mais des écrivains en herbe venus de tout le monde arabe, gratuitement. La première session s’est réalisée en 2009/2010. Pendant un an, j’ai créé un groupe avec trois Libanais, une Syrienne et un Yéménite. On travaillait de manière individuelle, et quatre fois par an je les réunissais une semaine à Beyrouth. À la fin de la session d’un an, trois ont été publiés par de prestigieuses maisons d’éditions libanaises, et je continue à suivre les autres. »

Si bien que Najwa Barakat publie peu de livres qu’elle signe elle-même mais beaucoup plus de titres signés par d’autres. En organisant des ateliers d’écriture où elle réussit à faire éditer de jeunes auteurs, elle assure : « J’écris à travers eux. Je ponds huit livres par an ! » Preuve de son influence : « Pour l’atelier de cette année Hachette Antoine prend tous les manuscrits des auteurs en atelier avant même de les lire ! [Installée à Beyrouth, Hachette Antoine est une société détenue à parts égales par Hachette Livre et La Librairie Antoine, éditeur et libraire libanais depuis 1933.] »

À l’Institut des cultures d’Islam, elle précise : « La guerre a produit un boom de romanciers et de romancières. Ils puisent leur force dans « une rupture tragique ». Il y a un fossé terrible entre ce qui a été et nous, comme si nous n’étions pas les enfants de nos parents. »

Extrait 1  « La Langue du secret » :
Dit d’ ‘Alâyilî, p 215-216 :
Les mots ont toujours eu sur moi un effet magique. Ils entrent dans ma tête et je les chasse comme des papillons de collection : le commun, le rare, le bizarre… Je m’endors en repassant tous ceux que mes yeux ont absorbés au cours de la journée et dont je suis imprégné à travers la lecture des dictionnaires anciens et modernes qui, pendant des années, ont été ma seule et unique passion, au point que les mots sont devenus des êtres vivants qui partagent ma vie, avec lesquels je converse et qui ont plaisir à converser avec moi. La langue est ma maison, je dirais même, mon monde et mon royaume où je suis à la fois le maître et l’esclave, que je construis et démembre pan par pan pour percer les secrets de son architecture à la fois simple et ardue, qui n’a rien de complexe et d’élaboré qui ne se résolve en simplicité et en clarté. J’ai poussé très loin la connaissance de la langue (…)
Et puis un beau matin, j’ai ouvert les yeux sur mon royaume qui m’est subitement apparu comme un musée poussiéreux et sans vie, riche de ses chefs d’œuvre sans aucun doute, mais lointain, froid et silencieux. Frappé par l’ennui, j’ai été pris d’une terrible sensation de vide…»

Extrait 2  « La Langue du secret » :
Dit d’ ‘Alâyilî, p 222-223 :
« Celui qui verrouille la langue commet le plus grand des péchés, car sortir de sa langue c’est sortir du monde. En effrayant les gens avec les lettres et en les terrorisant avec elles, en les asseyant dans le vide, en les dépossédant de leur langue, hors de leur corps et de leur âme, hors du temps et de la vie, bref, dans le néant, vous trahissez ceux-là même dont vous vous dîtes les héritiers et dont vous prétendez suivre les enseignements ! Je vous le dis : la langue est l’œuvre de l’homme qui en est le maître. »

La Langue du secret est sélectionné parmi sept titres pour le prix de la littérature arabe.

Lire la critique de Claire Mazaleyrat dans La Cause littéraire (18/06/15).

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