Au collège, il existe une hiérarchie sociale des langues. Latin, grec, allemand pour l’élite. L’arabe et le portugais pour les marges. Une réforme ministérielle du collège s’attire les foudres des latinistes, hellénistes, germanophiles, comme des Allemands outre-Rhin.
Une pétition circule du côté des arabisants, il faut dire qu’avec seulement quatre postes à l’agrégation et quatre au Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré), Avicenne n’est pas des mieux loti. Mektoub ? Quid des lusophones ? On espère une réaction depuis Lisbonne d’Antonio Lobo Antunes ou depuis Maputo de Mia Couto…
Tous seront-ils mis d’accord par les sinologues ? Le chinois étant langue jugée « prestigieuse » par les temps modernes… Le chinois qui a aussi un bel ambassadeur en la personne de l’académicien français François Cheng, lettré dans les deux langues : « Je suis devenu dialogue ».
On nous promet une carte des langues au collège pour simplifier la géographie mentale des parents et des élèves, question d’égalité pour que tous aient la même chance d’accès à l’éden de la meilleure langue pour soi.
Dans cette nouvelle lutte des classes on oublierait presque qu’une langue est aussi une vision du monde, une façon de l’appréhender. Ainsi dans telle langue aborigène disparue de la terre d’Arnhem, note Nicolas Evans, on ne disait pas « droite » ou « gauche » mais « est » et « ouest », ce qui ouvre d’autres perspectives. Ce linguiste australien qui a appris le français en faisant les vendanges en France a écrit ce livre magnifique : Ces mots qui meurent, Les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire, édité par La Découverte. Il remarque aussi : « Les verbes en navajo sont très précis : traduire le verbe « donner » dépend de l’objet du don. »
La tectonique des plaques de langues crée des failles dans la société des gens de lettres. Juliette Binoche joue Antigone en anglais au Théâtre de la Ville. Une vraie tragédie…
L’écrivain Gilles Leroy a exprimé sur son compte Facebook (mot intraduisible) sa « stupeur d’entendre l’actrice Binoche, qui joue « Antigone » en anglais à Paris, déclarer que la langue n’a aucune importance, que ce qui compte c’est de jouer dans une « langue commune à tous les Européens », i.e. l’anglais [« id est » est une expression latine qui signifie « c’est-à-dire »]. (…) Et si vraiment la compréhension du texte est sans importance, si ce qui compte c’est de jouer dans une langue commune aux cultures européennes, c’est dans le texte qu’il fallait jouer Sophocle, en grec ancien. Ce grec ancien qui a bien besoin qu’on le soutienne en ce moment. »
La lutte des classes a encore de beaux jours devant elle.