Au club jeunesse du théâtre de Magdebourg, que vous ayez 17 ans, comme Joris, qui débarque à l’esbroufe avec des talons de drag-queen et ongles peints, ou 73 ans comme Marlies, cheveux blancs, et Roswitha, cheveux teints, peu importe, ce qui compte c’est d’aimer le théâtre, d’en faire, d’écouter et de savoir écouter…
À deux pas de la cathédrale gothique la plus haute de l’est de l’Allemagne, parmi dix autres amateurs, Joris, Marlies et Roswitha vont faire leurs armes sur scène avec deux spectacles sur la Première Guerre mondiale. Des spectacles ? Plutôt des lectures, mais quelles lectures ! Lettres de soldats, carnets de guerre, journaux intimes, listes de recettes de survie, un extrait d’un livre de cuisine de guerre et son appel contre le gâchis, des textes dénichés au fond d’archives centenaires, dans les réserves du Musée d’histoire culturelle, dans le tréfonds de la mémoire de 14-18, tout un ensemble de mots qui constituent une forme d’histoire populaire. De la liste des récoltes par temps de crise au journal d’un soldat juif auteur d’une lettre testamentaire, on passe du rire de soi à l’émotion la plus crue.
Mots Écrits, conçu par la comédienne française Sophie Bourel, fait sa première ce 13 septembre 2014, dans le cadre de la première Nuit de la culture de Magdebourg, ici au pays de Luther, fondateur de la Réforme protestante mais aussi sur la fin de sa vie auteur d’écrits antisémites… Un électrochoc symbolique dans l’ancienne cité des usines Krupp, une entreprise qui s’est enrichie durant la Première Guerre mondiale en s’imposant comme l’une des principales entités du complexe militaro-industriel allemand. Une ville alors forte de ses aciéries et de ses usines mécaniques. La famille de la Grosse Bertha (un canon de 42 tonnes, figure guerrière de 14) s’est par la suite ralliée au camp nazi. Une histoire pesante comme une fonderie.
Dans son aventure, un projet labellisé Centenaire 14-18, Sophie Bourel est confortée par des appuis de taille, comme le poète Yves Bonnefoy, qui lui a assuré : « Mots écrits se situe entre les deux tranchées ennemies, sur cette terre dévastée. » Pourquoi choisir Magdebourg, qui n’a pas le cachet artistique de Berlin et de Leipzig, sa voisine ? « Parce qu’Élaine le voulait » répond la comédienne française. Elaine Schmidt, responsable du département pédagogique du théâtre de Magdebourg, est une femme au tempérament énergique qui s’apprête à ouvrir la saison prochaine du club jeunesse avec deux cents inscrits. Pas moins. Pour elle Mots Écrits préfigure un autre projet à venir en lien avec… la Seconde Guerre mondiale (la ville où l’on fabriquait des machines-outils a été à deux tiers détruite par les bombardements anglais avant la fin 1941).
Dans la salle de répétition du théâtre, Mots Écrits prend la forme de lectures avec ou sans pupitre, rythmées visuellement par des textes projetés. Les manuscrits sont en écriture Sütterlin, une graphie dérivée du gothique, anguleuse, qui n’est plus en vigueur aujourd’hui et qui rajoute force et vérité aux textes dits sur scène. « Elle vient de très loin, précise Sophie Bourel, comme si on était allé chercher les mots dans la terre, mélangés aux fils de fer barbelés.
Sur le fond d’écran les mots semblent traverser les corps blancs [les dix sont vêtus de blancs]. On peut y voir des visages mutilés ou des peintures de guerre. »
« La peur c’est une énergie, il faut s’en servir pour la mettre dans les textes », est le conseil insolite mais salutaire de Sophie Bourel pour rassurer les acteurs d’un soir. Certains semblent se cramponner à leur brochure sur laquelle deux images symbolisent ce projet culturel sur la mémoire.
D’abord, un dessin de Pef, célèbre créateur du personnage de Motordu et auteur d’un livre magnifique, Ma guerre de cent ans (Gallimard), véritable succès populaire, un dessin conçu par Pef pour Mots Écrits et devenu le logo du projet. Il représente un visage aux yeux écarquillés derrière des barreaux sous forme d’obus dressés alors qu’un quatrième barreau est un crayon. Un dessin pourrait-il tuer l’esprit de guerre ?
Seconde image : la reproduction d’une aquarelle signée Percy Rogge montrant le profil du soldat Johann Schuh, et appartenant au Musée d’histoire culturelle.
Étonnante la volonté du duo Sophie-Elaine, l’une en français, l’autre qui traduit en allemand. Remarquable, cette écoute qu’elles ont des voix et des corps. Après deux jours de répétitions intenses, c’est une véritable mise en scène qui est au travail. Lors de cet ultime filage, les amateurs font leur miel des formules de la comédienne : « Les mots, si tu leur donnes ta bouche, ils vont jouer eux-mêmes. »
À Magdebourg, les mots ne sont pas en guerre, ils racontent la guerre et sa souffrance. Et les bouches n’en font pas un vrac mais les délivrent.
Il y a le journal d’Ewald Schmengler, sa mobilisation, sa guerre dans la Somme (« Le temps passé dans les tranchées n’est comparable à rien : le silence est traître. Après une longue période de silence, l’artillerie ennemie tire pendant 7 jours et 7 nuits sans interruption, et de plus en plus. Le paysage est plein de blessés graves, de corps déchiquetés, de morts – on ne voit plus comment sortir vivant de cet enfer. Et en même temps, on tire soi-même, machinalement, sans imaginer le résultat, comme on exécute un travail. »)
Il y a la mort du brancardier Mädlow, la mort précoce des jumeaux Ziegler, la mort du professeur Hermann Glenewinkel, qui était parti au front transfiguré de bonheur.
Il y a cette scène d’anthologie, à la mise en scène efficace, où les lecteurs se déplacent et réagissent comme des pros, avec cette liste de tout ce qu’on peut ramasser, récupérer, réunir, des restes de cuisine, du marc de café, des fruits et des légumes sauvages, noix, graines, des cheveux de femmes, des os, du verre… une longue liste de survie.
Dans sa lettre de 1965, Otto Rohkohl se souvient du Front de l’est, des soldats des armées ennemies qui se font face, qui font connaissance et fraternisent à l’insu des chefs des guerres. Ils se rencontrent souvent, pendant des mois, et vont jusqu’à échanger des cadeaux, des vivres.
Ces textes sont une matière humaine bouleversante, des témoignages directs que la lecture va rendre avec haute intensité.
L’écoute est le grand secret de Sophie Bourel. Ne connaissant pas l’allemand, elle a suivi une formation Tomatis, initialement une méthode de thérapie sensorielle, pour développer ses capacités de perception des fréquences de la langue d’outre-Rhin. Elle sait comment l’autre doit placer sa voix, comment attaquer une phrase, comment le souffle doit circuler pour ne pas s’épuiser… Elle demande à l’une d’ar-ti-culer les mots, à une autre d’éclairer son visage, à l’autre encore de ne pas « jouer ». En retour, on l’écoute. Un travail que sa compagnie, La Minutieuse, a développé en France au contact des élèves migrants, qui eux-mêmes se situent entre plusieurs langues [Papalagui, 27/05/14]. Cette expérience a confirmé la primauté d’un théâtre du corps. Quand le corps s’installe dans l’acte de dire en public, la parole passe et incarne le texte. Le corps devient parlant, quelle que soit la langue.
Et quand la matière première est explosive ? Ainsi la lettre d’adieux de Friedel Müller, datée du 25 août 1918, à ses parents. La traductrice, Heinke Wagner, le détaille en français : « Il remercie ses parents pour tous les dons, pour tout l’amour qu’ils lui ont prodigué, pour tout le temps merveilleux qu’il a passé avec eux. Il va mourir pour la patrie. Après la mort de son frère, il s’efforce de consoler ainsi ses parents de sa mort prochaine, leur second et dernier enfant. Tous les deux ont été officiers, combattants loyaux, ce dont ils devraient être fiers. Les parents peuvent demander que la dépouille soit transférée. Sinon, Friedel Müller leur conseille d’aller à Stade [au nord du pays], près d’autres parents, pour ne pas rester seuls, et s’ils veulent, d’ériger une pierre tombale pour les enfants avec une épitaphe. Il se prépare aux derniers combats contre l’Angleterre. Adieux! »
« Un soldat juif écrit à ses parents. J’ai pleuré la première fois que j’ai lu la lettre, nous confie Sarah Drechsel, étudiante. Quand je la lisais, je ne pouvais plus parler. Ce garçon était réel. Il disait ‘je vais mourir’. » Sarah ne va pas trembler pendant les deux représentations du soir. En octobre, elle continuera le théâtre avec des textes de Dostoïevski.
« Sarah a pleuré, précise Elaine, car la lettre a été envoyée après sa mort à ses parents, qui avaient déjà perdu un fils. Elle était chargée de tout ce qu’il avait à leur dire dans la conscience de sa disparition prochaine. »
Premier rendez-vous avec le public dans l’immense salle Kaiser-Otto du Musée d’histoire culturelle. Les dix lecteurs entourent le public placé au centre. Un choix de mise en espace audacieux et risqué. Par son gigantisme, le hall est très impressionnant. Certains s’en sortent mieux que d’autres sous le regard d’une immense fresque et de la statue de l’empereur Otto Ier dit Otto le Grand, empereur du Saint-Empire romain germanique à partir de 962.
Pour Violaine Varin, directrice de l’Institut français de Saxe-Anhalt, « Même bilingue, il faut s’accrocher, mais c’est une proposition intéressante qui mériterait d’être présentée dans d’autres villes d’Allemagne. Il n’y a pas d’autre pays où les échanges culturels avec la France sont aussi forts. »
Avec elle, on revoit l’exposition à l’étage dans le même musée, consacrée à une famille allemande dans la Première Guerre mondiale : « Education à la Guerre. Société, système scolaire et famille entre 1900 et 1918 » Karine Grünwald, commissaire de l’exposition, Elaine Schmidt et Sophie Bourel ont sélectionné ensemble écrits, cartes postales, images, extraits de journaux intimes et lettres de front, listes, recettes, protocoles et souvenirs qui « de mots écrits sont devenus mots dits », comme Violaine l’écrit sur le site de l’Institut français de Saxe-Anhalt.
Dans son prolongement, une petite exposition sur l’engagement des soldats juifs dans le conflit. « C’est connu par les habitants de Magdebourg, explique Freya Paschen, attachée de presse du musée, mais ici ils apprennent les détails et l’étendue de cet engagement. Nous aimerions faire voyager cette exposition dans toute l’Allemagne. »
Le théâtre amateur réussit à mettre du liant dans cet ensemble muséal et réussit sur ses deux versants. Le fond d’abord avec ce nécessaire travail de mise en bouche de la mémoire et une réminiscence collective où se croisent les destins d’hier et les générations d’aujourd’hui. L’autre réussite est dans cette possibilité de rechercher la meilleure forme théâtrale possible.
« Lors de ces trois journées, j’ai beaucoup appris, résume Sophie Bourel. Sur le développement de l’imaginaire, le travail du vivant, la mise en scène, le pouvoir d’être écouté. »
Son bilan est concret : « Il faut se saisir des propositions inconscientes, comme si les gens savaient d’instinct ce qu’il faut faire. Donc prolonger et articuler cela. Être sur le plateau c’est comme dessiner quelque chose, presque une déclaration parallèle au texte. Cet espace est totalement libre. Je découvre un nouveau territoire de créativité. »
Et le fond ? « Les textes sont à la fois puissants et vierges. Il faut juste les faire entendre. Mais il n’est pas nécessaire d’être inventif, les textes le sont. Il faut juste se débarrasser de ses fantômes. Comment on en arrive là… à se tuer. Mon grand-père qui était dans l’infanterie disait que c’était un corps-à-corps. Je voudrais juste comprendre pourquoi ça existe dans la nature humaine, pourquoi ce recours à la destruction, comme si la patrie devenait à l’image de Médée une mère-patrie qui tue ses enfants…
Les dix lecteurs n’ont qu’une heure de battement avant la seconde représentation, à quelques dizaines de mètres, au théâtre de Magdebourg, Schauspielhaus. On travaille placements et enchaînements.
Lors de cette représentation, Joris, qui, à 17 ans, a déjà du talent, sera moins convaincant. Il n’a pas éclairé son pupitre et du coup il s’est renfermé sur son texte.
Marlies et Roswitha, policière à la retraite, quant à elles, n’ont pas tremblé. Du moins, cela ne s’est pas vu. Elles sont heureuses de leur prestation. À raison. Après trois jours de travail intense, Marlies Koprmeier est libérée : « J’ai fait personnellement l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, alors cette fois c’était un voyage dans le passé. On raconte même comment on faisait la cuisine avec les moyens du bord. »
Après la représentation, une question du public : « Comment intéresser les jeunes à l’histoire ? » La réponse est tout entière dans la réussite de cette expérience théâtrale où des amateurs s’emparent de textes d’anonymes, exhument une histoire méconnue, incarnent une mémoire. Elaine se prépare déjà à ouvrir une nouvelle saison jeunesse où avec 300 euros un groupe écrit et monte une pièce. « En 2015, nous allons travailler sur le thème de l’Entnazifizierung [dénazification destinée à éradiquer le nazisme dans les institutions et la vie publique allemandes après la Seconde Guerre mondiale]. »
Lors du débat, les comédiens témoignent. Denis Neumann, entrepreneur : « Handicapé par ma dyslexie, j’ai réussi à me dépasser moi-même. » Sophie Handschuh : « La guerre a affecté plusieurs générations, alors le mélange des générations sur scène est intéressant. »
« Soixante personnes, en tout, ont vu Mots Écrits, récapitule Elaine Schmidt. Ce n’est pas rien sur l’ensemble de la Nuit de la culture, où il y avait une trentaine d’événements. »
Avant de s’embarquer pour d’autres Mots Écrits (dans le département du Nord, le 18 octobre à Marcq-en-Barœul, le 15 novembre à Lille), Sophie Bourel conclut ainsi cette belle expérience de théâtre mémoriel :
« Les mots sont presque des sculptures vivantes qui ne sont pas tout à fait les mêmes pour chaque corps, chaque lieu. Mais quand quelqu’un parle, s’il prend soin de la langue, il sera forcément entendu. »
Prolongements :
Roman graphique bilingue français-allemand, Des lignes du front, de David Möhring (scénariste) et Philip Rieseberg (illustrateur), éditions Warum (Berlin), inspiré de lettres réelles de soldats de la Première Guerre mondiale, dessine un magnifique testament d’un père adressé à son fils. Il a été réalisé d’après photo, le dessin noir et blanc parfois rehaussé de quelques aplats de gris. Il rappelle l’esthétique développée par Frank Miller pour la série Sin City.