Je reçois par la poste un petit bonheur d’édition, Merveille de la guerre, poème de Guillaume Apollinaire, extrait d’« Obus couleur de lune », lui-même inclus dans Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), édité à Rochefort par Les Petites allées, éditions typographiques artisanales. Le titre est de couleur rouge sang. Le reste est imprimé au plomb sur 12 pages (oui un livre de douze pages !). Du plomb pour la guerre… Mais point de calembour, Dieu gît dans les détails, c’est bien connu. Qu’on range nos émotions avec précision comme en typographie on range les casses bien alignées dans un casier en bois.
Le livre – livret conviendrait mieux – se présente sous la forme d’un petit format posté. Vous l’achetez avec son enveloppe en beau papier vergé. Le tout sous cellophane. Nathalie Rodriguez, éditeur-imprimeur, a écrit sur un marque-page (eh oui !) : « … une enveloppe assortie permet de le conserver ou de l’envoyer à qui vous voudrez. Le tout pèse 28 grammes et coûte 7,50 €. »
[Première précision de contexte (première digression) : j’étais à peine revenu de la première édition du Salon du livre océanien de Rochefort, de cette entreprise qui réunit il y a quelques jours quelques figures des lettres du Pacifique, de l’Australien Philipp McLaren au Néo-Zélandais Witi Ihimaera, en passant par les amis français de Calédonie et de Polynésie. Le trait d’union entre Rochefort et Océanie a du sens. D’ailleurs Les Petites allées, qui ne sont pas que fondues du plomb, en avait profité pour publier le livre éponyme de ce jumelage littéraire, Rochefort-Océanie justement. Sans parler (digression dans la digression) du seul poème en bichelamar qui ait jamais été édité en France, mais ça c’est une autre histoire.
Donc, j’étais à peine revenu de Rochefort et d’une soirée de poésie inouïe dans la bibliothèque du Musée de la Marine, enveloppés que nous étions par 25 000 volumes traitant qui de la pharmacopée qui des mœurs insulaires des peuples du Pacifique fréquentés au XVIIIe siècle par les explorateurs Lesson, natifs rochefortais. À Paris, je vais visiter l’exposition formidable de Jean-Pierre Guéno, Entre les lignes et les tranchées au Musée des lettres et manuscrits (deuxième digression, mais quelle digression tant l’expo remue tripes et méninges avec la lecture des lettres de deux prêtres-fantassins, Joseph et Loys Roux et leurs photographies (voir l’affiche ci-dessous), de deux généraux, Duplessis et Galliéni, d’un soldat amoureux, de peintres, d’écrivains, des rapports de tranchées du capitaine Charles de Gaulle). Et de quelques belles trouvailles iconoclastes, comme ces ordres de mobilisation pour les hommes d’une part, pour les chevaux et mulets d’autre part, imprimés en… 1904, soit dix ans avant le début officiel de la Grande Guerre.]
Dans ce contexte, que peut représenter Merveille de la guerre ? Un concentré dense comme un trou noir : la Grande guerre en micro-format. C’est vrai que dans le genre, les éditions Bruno Doucey nous ont gratifié il y a peu du recueil En pleine figure, Haïkus de la guerre de 14-18, une anthologie établie par Dominique Chipot, que l’éditeur présentait comme « la fulgurance du fragment face au désastre de la guerre » [Papalagui, 11/11/13].
Merveille de la guerre est un poème d’Apollinaire, figure majeure qui n’est pas absente de l’exposition Entre les lignes et les tranchées. Mais l’édition par Les Petites allées réussit à apporter sa pierre à l’édifice. D’abord, le coup de cœur de l’éditeur est dit en quelques mots simples : « Guillaume Apollinaire est mort de la grippe espagnole comme beaucoup des combattants de la Grande Guerre : le virus, comme l’armée, aimait les hommes jeunes et forts. Nous aimons Apollinaire et les millions d’hommes broyés entre 1914 et 1918, mais détestons la guerre, la mort, et la grippe espagnole. »
Voici le début de Merveille de la guerre :
Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit
Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs
J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité
C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes
Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races
Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir
etc.
Le reste vous prend crescendo dans cette tenaille de beauté et d’effroi, alliant l’éphémère de la grâce et la certitude de la fin. Inutile de publier l’intégralité du texte ici. Il est sur Internet, par exemple sur le site Un jour un poème. Mais sur le web, on peut glaner ce reportage des confrères de France 3 Atlantique, qui dit tout le savoir-faire d’une édition artisanale au plomb. Diffusé en octobre 2013, et qui prend justement pour exemple la composition et l’impression de Merveille de la guerre :
Merveille de la guerre : titre par antiphrase, que le TLF définit ainsi : « Figure par laquelle, par crainte, scrupule ou ironie, on emploie un mot, un nom propre, une phrase, une locution, avec l’intention d’exprimer le contraire de ce que l’on a dit. »
[On se souvient (troisième digression), toujours dans Calligrammes, de cette métaphore exemplaire de la démarche poétique, de la démarche surréaliste : « Ta langue, le poisson rouge dans le bocal de ta voix. »]
Monique Jutrin a consacré une belle étude à Apollinaire (Que Vlo-Ve ? Série 1 No 5 janvier 1975 pages 27-42 Calligrammes : Une Poésie « engagée »?) Extrait :
« Fondé en poésie », Apollinaire a pour tâche de célébrer tout ce qui existe, il a charge de réalité. Même si la guerre est horrible, il se doit de la réciter, donc de la créer. Et, chantée, la guerre devient « belle », parce qu’écrite, « calligraphiée », devenue calligramme, bel écrit et beau chant : Calligrammes est le récit de cette transmutation réciproque des valeurs de la guerre et de la poésie. C’est un art poétique qui se redéfinit à tout instant. Art poétique fait de mouvements antithétiques, synthèse entre passé et avenir, mort et renaissance, lyrisme et ironie.
Elle cite l’essayiste Pierre-Marcel Adéma, qui dans Guillaume Apollinaire 1e mal-aimé. (La Table ronde, 1968) souligne : « L’aspect essentiel des Calligrammes, mise à part l’utilisation des dessins-poèmes, c’est l’expression lyrique de la guerre. Chanter les « merveilles de la guerre » sans tomber dans le poncif cocardier, est une gageure que seul a su réussir Apollinaire. […] Dans sa pitié de l’homme qu’il exprime de façon si poignante […] jaillit le cri fraternel du poète au soldat. «
Ailleurs, certains se demandent si la guerre est une fête. Cette question pour un examen de BTS inclut le poème Merveille de la guerre à côté du parallèle établi par Roger Caillois entre L’Homme et le sacréet le théâtre de la guerre dans Candide, de Voltaire.
Sur Apollinaire, on lira avec profit le passage que lui consacre François Bon dans Voleurs de feu, une anthologie, Hatier, 1996, épuisée, mais repris dans remue.net.
Encore ce mot d’Apollinaire, sur la nécessité du poème, cité Par Monique Jutrin : « Rien ne vient donc sur terre, n’apparaît aux yeux des hommes s’il n’a d’abord été imaginé par un poète. L’amour même, c’est la poésie naturelle de la vie, l’instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à reproduire. Je te dis cela pour te montrer que je n’exerce pas le métier de poète pour avoir l’air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d’essentiel, de primordial, de nécessaire avant toute chose, quelque chose enfin de divin, » (Lettre à Lou du 18 janvier 1915.)
Et bien sûr, on enverra soi-même le poème dans la version des Petites allées, une merveille d’édition, tout simplement. Imaginez… Au lieu d’envoyer une lettre d’amour (qui écrit encore des lettres d’amour ?), au lieu d’envoyer un courriel, de textoter quelques mots (les SMS sans émoticônes supportent mal la métaphore ou le second degré), envoyer un livre de 28 grammes…
Car l’amour est léger même en poste restante.