Le voyageur au pays de Chihiro, au moins dans ce que les songes et les films de Miyazaki ont laissé de traces, abordant l’île de Shikoku, après la ponctuation d’îles de la mer de Seto, se baigna dans un onsen millénaire, 道後温泉 Dōgo onsen, modèle pour le Palais des eaux du même Chihiro.
Un instant, dans ce monde flottant, il ne sut plus quel était son monde, le réel ou l’imaginaire…
les confiseries à l’enseigne de la Mère Megumi, 道後ハイカラ通り, rue Dōgo Haikara Dori, lui promettant rien de moins qu’un Poème….
C’était comme un écho à l’accueil de madame Rié ITÔ, directrice d’une école de calligraphie à Matsuyama, « ようこそ » (yōkoso) signifiant « Bienvenue »…
À Kobe, un atelier de calligraphie fréquenté par des retraités, le matin, des enfants, en fin d’après-midi. La qualité est impressionnante.
Tracé, équilibre, relief, tout sera passé à l’œil acéré de la professeure, qui elle-même a été élève d’un maître dont il reste les pinceaux majuscules.
[Le caractère du « rêve », 夢 (yumè)]
Tout ici respire la quête du beau geste ou du geste parfait, selon les cas, la concentration 集中 (shūchū), la transmission que le temps a porté comme un rêve 夢 (yumè), vers un Chasseur de nuages 雲追人 (kumo-oï-bito) :
[雲追人 (kumo-oï-bito), soit « Chasseur de nuages ».]
À Kobe (Japon), une autre calligraphie géante s’affiche dans l’espace public. Commande de la ville à l’artiste Aya Wada, « BEyond KOBE » s’étale sur 10 m de large du centre culturel Chuo-ku, quartier Sannomiya.
Calligraphie géante pour un restaurant de ramen qui promet « le goût authentique de Tokushima » (le bœuf de Kobe est réputé pour sa tendreté sans égale).
Plus loin, on se demande bien ce que signifie ce « あの » (ano), pour « hum », à moins qu’il s’agisse d’un « おの » (ono), tout aussi mystérieux.
Une exposition de calligraphie aux genres très divers… elle se termine à 15h. Alors à 15h pile on décroche les œuvres.
Pendant ce temps on s’abandonne dans un bruit dément au pachinko.
Des émotions qui traversent le voyageur au pays des calligraphes, l’une des plus saisissantes jusqu’à présent est celle des aveugles en atelier de calligraphie. Comment illustrer mieux ce phénomène : au pays des écrans, petits ou géants, personnels ou publics, la lettre est partout, dans une proximité intime, et tout Japonais n’est-il pas d’abord et avant tout un lettré ? Pendant six ans l’enfant apprend les caractères chinois, au minimum deux mille.
[photo Bob Leenears]
Un jour, l’un d’entre eux, ou l’une comme cette femme élégante, ne voit plus. Ici dans un groupe de malvoyants en atelier de calligraphie, elle apprend à dessiner sur une plaque de polystyrène des caractères chinois à l’aide de pâte à modeler. Le relief du caractère guide ses deux mains et son geste devient majestueux.
Un geste qui rappelle celui d’un Trésor national vivant, le portrait d’un calligraphe aveugle, narré par Michael Ferrier dans « Tokyo, Petits portraits de l’aube », Gallimard, 2004, Arléa, 2010 :
« Soudain il se lève et, avec une célérité étonnante pour son âge, il s’empare d’un pinceau et d’un halo de couleur crème. Très vite, il inscrit quelque chose de noir sur le papier blanc, sa main zèbre l’espace et le fait exister. Il trace à une vitesse folle : je vois les caractères s’élancer dans la pièce en volutes déliées. Il trace comme on abat un grand arbre, comme on désarme un adversaire, comme on engloutit une poire, comme on dénoue le cordon d’un sac. »
La calligraphe Akiko Yamaguchi me montre son travail corrigé par sa professeure. Elle vient d’être classée au 17e dan (grade) sur une échelle de 24.
Pour calligraphier les 17 syllabes d’un haïku, elle a choisi le style 新書芸 (shinshogei), littéralement « nouvelle calligraphie artistique », caractérisé par sa lisibilité.
Enfin, une performance de la jeune calligraphe Misaco.
Tokyo, à Takinogawa, le temple bouddhiste des enfants, morts ou vivants, viennent prier des parents. On croise une mère devant des doudous kawais aux couleurs vives dans un lieu patiné par le temps. Merci à Bob Leenaers de m’avoir guidé dans ce lieu de méditation, mon premier temple visité au Japon. Et merci à Sebastien Lebègue d’avoir permis cela.
Hâte de rencontrer Akiko Yamaguchi, artiste qui réunit calligraphie japonaise et poésie française, que Bob a exposé au printemps dernier dans sa galerie de poche redたんぽぽ (Red Tampopo), lieu de partage des langues.
Calligraphie de Akoko YAMAGUCHI
À Ginza, dans le quartier du luxe, la librairie Tsutaya books expose l’illustrateur Akira Kusaka. Avec « Nuit lointaine », il imagine que « la nuit est née quelque part comme un œuf, la nuit est le moment où commencent les histoires. »
Ailleurs, un quartier calme. Dans un ryokan (auberge) au goût sûr, au savoir-vivre délicat, une coupelle va recevoir un sachet de thé. Pendant l’infusion, l’œil plonge sur un poème minuscule écrit au creux de l’objet de céramique bleu cobalt. Il est question de 白雲 (shira kumo), de nuages blancs.
Dans un univers hyperconsumériste, la beauté se niche dans les détails. Et la curiosité appelle les détails. Au pays du monde flottant et des haïkus la beauté est partout. Le voyageur est saturé de beauté. Atteint du syndrome de Stendhal, il est pris au piège.
En atelier de calligraphie, le moment le plus intéressant est le moment du silence.
Le but de l’atelier est d’initier et au mieux de faire sien un kanji choisi. Il a été choisi par l’élève pour diverses raisons. Prenons par exemple le duo de kanji formé par 書道 (shodō), soit « la voie de l’écriture », autrement dit la « calligraphie ». Simplement parce qu’il est jugé « beau » ou qu’il correspond à votre humeur du moment.
Vous avez commencé par examiner les modèles proposés par le sensei ou maître, ici Miki_la_calligraphe. Des styles classés par chronologie. Certains ont une allure de caractère d’imprimerie, d’autres, très cursifs, peu reconnaissables, même par un lecteur japonais. Dans ces caractères, le geste semble une danse sur le papier ou le tracé d’une danse, bien éloigné de la symétrie apparente des autres styles.
Et quand vous l’avez choisi, vous vous appliquez. Inutile de dire que vous répétez le geste jusqu’à la maîtrise complète. Ce n’est absolument pas ça. Il ne s’agit pas d’imiter un geste parfait et de reproduire un geste parfait. D’abord c’est impossible, ensuite ce n’est pas souhaitable.
équilibre
Le but est de faire sien le caractère. Quand vous réalisez un tracé, vous le montrez au calligraphe-sensei. Et son œil fait mouche. Le diagnostic est sans appel : geste pas assez anguleux ou dans la mauvaise direction, lever du pinceau trop tardif et surtout l’équilibre des formes internes au kanji n’est pas assuré, avec des traits trop courts ou trop longs, disproportionnés, ou à la direction incertaine, vers le bas quand ils devraient aller vers le haut ou mieux parcourir son espace en une courbe légère.
Dans 書道 (shodō) par exemple, le premier kanji, 書 (sho) présente un trait horizontal dans sa partie supérieure plus long que les autres. Il sert véritablement de stabilisateur à l’ensemble un peu comme un fildeferiste en plein exercice au-dessus du vide tenant sa perche comme si c’était une plume, mais il lui doit aussi sa survie. Dans le second caractère 道 (dō), l’équilibre doit se réaliser entre une forme apparemment symétrique, dessinée en premier, et une forme avec un enroulé à la base du caractère.
méditation
Alors s’impose le silence.
C’est un moment qui vient sans prévenir. Jusqu’alors la pression du pinceau sur le papier, la juste application de la touffe de poils de belette 鼬 (itachi), à moins qu’elle ne soit de marte, la tenue du manche, bien droite, l’inclinaison du pinceau, la longueur des traits, leur proportion, l’alternance des traits longs et courts, l’apparence générale d’équilibre – la calligraphie est une recherche constante de l’équilibre, ici des dix plus douze, soit vingt-deux traits, la graduelle progression du tracé de l’encre de haut en bas du papier 紙 (kami), la pression du pinceau dans la courbe à angle droit de certains traits, finalement l’équilibre général de l’ensemble 書道 (shodō), composé des parties suivantes : 聿 (ichi : brosse) + 日 (nichi : jour, soleil) + 首 (dju : cou) + 自 (ji : soi) + 込 (komu : bondé) + 并 (hei : mettre ensemble), et que cet équilibre tienne comme celui d’un ensemble de pièces d’horlogerie empilées, distribuées, agencées, tracées en harmonie dynamique.
Dans cette exécution vous avez senti ce moment de silence, où toute l’attention, toutes les attentions au détail essayaient de composer une harmonie. La calligraphie est un art de la méditation.
Dans ce moment suspendu règne le silence sous l’effet du souffle distribué dans la main et son pinceau. Dans cette suspension du temps fait de silence, équilibre et harmonie, peut-être avez atteint une étape sur la voie ?
Dans Maître obscur, Kurō Tanino, a écrit et mis en scène un huis-clos de cinq personnages et leur relation à l’Intelligence artificielle qui épouse leurs désirs avec plus ou moins de facilité, d’erreurs et de confusion. Une pièce présentée au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne 2024.
Dans un décor, ils apparaissent depuis un long couloir invisible, marqués par le son de leur pas. Serait-ce l’influence de Jacques Tati, apprécié par le metteur en scène ?
Une voix dans un casque porté par chacun d’entre nous, spectateurs, nous incite à estimer le profil, l’âge, la taille de l’arrivant. Comme si la pièce était elle-même un lieu expérimental. Chaque pensionnaire est dans l’attente du suivant, comme si une mystérieuse convocation les réunissait.
« RIONS »
L’expérience semble se confirmer lorsque, une fois dans la pièce, ils répondent aux instructions d’une voix neutre, enveloppante comme celle d’un instructeur qui s’efforcerait de paraître bienveillant. La voix leur dit comment préparer un repas, boire un café, danser… jusqu’au summum à la fin de la pièce lors d’un repas fait d’une soupe aux composés improbables, organiques ou matériels, quand s’affichera sur l’écran géant de la pièce : « RIONS ».
Les questions posées par Kurō Tanino reflètent les inquiétudes de l’époque sur l’emprise, son thème de prédilection, la voix mystérieuse incarnant l’Intelligence Artificelle, selon les termes aux initiales majuscules du dossier de presse (DP).
numériser l’inconscient ?
Cet ancien psychiatre a ainsi repris avec le Théâtre de Gennevilliers, dont il est artiste associé (les acteurs de Maître obscur sont francophones) ce qui travaillait sa pièce Dark Master, la domination entre humains, le lavage des cerveaux au cœur de l’activité économique « menée par des hommes dépendant du travail ».
Avec Maître obscur, Kurō Tanino annonce une belle ambition : « Mon but n’est pas de montrer comment les IA vont remplacer les humains sur des tâches relativement simples, puisque c’est déjà en train d’arriver. Ce qui m’intéresse, pour aller plus loin, c’est comment les IA vont avoir une influence à un niveau psychologique, sur des aspects plus profonds de nos âmes. Il est probable que la prochaine frontière que franchira la technologie sera celle de l’inconscient. Qu’est-ce que cela signifierait concrètement que de numériser l’inconscient ? » (DP).
La forteresse du sourire, en 2021, un autre huis-clos, s’intéressait aux liens entre les occupants de deux appartements voisins. C’était une réussite. Lire « L’effet papillon du théâtre de Tanino », Papalagui, 25/11/2021 :
Maître obscur est moins convaincant. Tanino nous avait prévenu : « C’est une œuvre dans laquelle il y aura beaucoup de grands malentendus, de confusion, je vais créer de la confusion chez les acteurs, c’est tout cela qui fera l’œuvre. » Une pièce où l’IA n’est pas l’ennemie, elle est « neutre ».
Hélas, la confusion voulue entre les personnages nous a gagné. Et ce n’est pas un trouble stimulant.
Rien à voir avec le trouble véritable ressenti à la projection du film dystopique japonais, Sayonara, de Koji Fukada (2015), par exemple, où une survivante à la bombe dialogue avec sa seule « compagne »… un robot féminin.
Dans Maître obscur, l’ennui vient d’un dispositif lourd et de dialogues au burlesque faux. On reste au bord du plateau, comme s’il manquait l’étourdissement propre aux questions métaphysiques posées par Tanino.
Maître obscur, (durée : 1h30), écrit et mis en scène par Kurō Tanino (traduction du japonais par Miyako Slocombe), est à l’affiche du Festival d’Automne 2024, joué au Théâtre de Gennevilliers jusqu’au 7 octobre.
[Lors des préparatifs d’un voyage, je surfe sur la vague d’Hokusai et sur cette parole superbe : « Quand j’atteindrai 110 ans, je poserai un point – un seul – sur une toile blanche, et ce point sera vivant. »]
Une parole à placer dans son contexte, ainsi que l’avait écrit l’artiste : « Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers l’âge de cinquante, j’ai publié une infinité de dessins ; mais je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans.
[Hokusai. Autoportrait à l’âge de 83 ans, 1843, Leiden, Rijksmuseum Voor Volkenkunde.]
C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons, des plantes, etc. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses ; à cent, je serai décidément parvenu à un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de cent-dix, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant.
Kaijo no fuji, estampe tirée du second volume des Cent vues du mont Fuji.
Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole. Écrit, à l’âge de soixante-quinze ans, par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Gakyo Rojin, le vieillard fou de dessin. » (Katsushika Hokusai, Postface aux Cent vues du mont Fuji, 1831-1833).
[Les Cent vues du mont Fuji (Fugaku-hyakkei) est une série d’estampes réalisées par Katsushika Hokusai (1760-1849), alors âgé de 74 ans, et dont les dates d’édition s’étendent entre 1834 et 18401. Ce livre illustré (E-hon (絵本) fait suite à la célèbre série des Trente-six Vues du mont Fuji (Fugaku-sanjûrokkei), publiée entre 1830-31 et 1833. Source : Wikipedia.]
Parmi les Trente-six vues du Mont Fuji, « La Grande Vague de Kanagawa » (1830-1832) de Hokusai est une des images les plus reproduites de l’histoire de l’art. Une image passe-partout. Plusieurs musées en conservent un exemplaire original, tel le musée Guimet à Paris, le British Museum et le Metropolitan Museum of Art de New York.
Dans ce grand magasin parisien, le rayon papeterie et images présente une reproduction géante de La Grande Vague comme objet iconique.
La marque qui l’utilise dans ce rayon de reproduction d’estampes japonaises, One Art, a pour slogan publicitaire « Emotion dealer », dont la traduction française serait « Revendeur d’émotion », ce qui est significatif a plus d’un titre.
En français le mot « dealer » est souvent associé à un trafic occulte. Ici le dealer d’émotion s’affiche (oui !) au grand jour. Plus même : il joue avec une image iconique, vecteur d’émotion universelle.
Il serait intéressant de demander à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ce qu’ils en pensent. Auteurs de L’esthétisation du monde, « Vivre à l’âge du capitalisme artiste » (Gallimard, 2013, Folio, 2016), ils soutiennent que « le style, la beauté, la mobilisation des goûts et des sensibilités s’imposent chaque jour davantage comme des impératifs stratégiques des marques : le capitalisme d’hyperconsommation est un mode de production esthétique (…)
Partout le réel se construit comme une image en y intégrant une dimension esthétique-émotionnelle devenue centrale dans la compétition que ce livrent les marques.
Tel est le capitalisme artiste, lequel se caractérise par le poids grandissant des marchés de la sensibilité, par un travail systématique de stylisation des biens et des lieux marchands, par l’intégration généralisée de l’art, du « look » et de l’affect dans l’univers consumériste. »
Gilles Lipovetsky, philosophe (80 ans, ce 24 septembre) et Jean Serroy, essayistes, professeurs de français émérites, sont aussi les auteurs de L’Ecran global (Seuil, 2007).
En France, qui dit Japon, dit – bien souvent – Corinne Atlan, tant la traductrice du japonais s’est fait connaître par des romans célèbres, dont ceux de Haruki Murakami, de 1992 (La fin des Temps, Seuil) à 2006 (Kafka sur le rivage, Belfond) ou de ceux de son quasi-homonyme Ryû Murakami, avec notamment Les Bébés de la consigne automatique (Picquier).
Mais Corinne Atlan est aussi la médiatrice, l’intercesseuse des poètes classiques du haïku ou de figures du théâtre contemporain. Exemples ici :
Sur sa production littéraire en propre, je m’arrêterai ici sur Un automne à Kyôto qui est de saison. Il ouvre des portes dont Corinne Atlan est une des rares porteuses de clés, à savoir une culture sensible, à hauteur humaine, du Japon.
Celle qui vit « Entre deux mondes », selon le titre de son essai publié par Inventaire/Invention en 2005, a « appris à penser depuis l’ailleurs », explique-t-elle dans Un automne à Kyôto (Albin Michel, 2018).
L’ouvrage est riche en notations sensibles sur ses liens au pays et à ses habitants (des courts chapitres publiés en italique) et des réflexions personnelles, fruit de cet entre-deux, propre à sa vie de traductrice et de poète, notations qui font penser à un journal, écrit et lu au fil flottant des rencontres, découvertes de temples, évocations des langues, liens noués au gré des souvenirs.
Ce « Journal de Kyôto » aime débusquer la face cachée des choses, à rebours des clichés instagrammables, ce que ses amis japonais apprécient. A Kyôto comme dans la capitale du Japon contemporain, elle note : « Le Tokyo qui exhibe ses lumières et sa puissance est une ville de « façade » (omote), mais n’oublions pas qu’au Japon, dans l’art, la mode, le langage, ou tout autre domaine, on considère « l’envers » (ura), le caché, comme plus intéressant que ce qui s’affiche. » (Japon : l’empire de l’harmonie, éditions Nevicata (2015).
Dans Un automne à Kyôto, Corinne Atlan tisse une toile d’impressions-réflexions, rencontres-évocations, sensations-histoires où elle rapproche les mondes.
« J’ai un « lien » (en) de longue date avec le Japon. Et avec Kyôto, première ville japonaise qu’il m’a été donné de visiter, à l’âge de vingt ans, sous la neige, un lointain Jour de l’an qui reste inscrit dans ma mémoire comme un moment d’intense féerie. »
Elle a expliqué quelques lignes plus haut : « Il y a un mot en japonais : 縁(en), le « lien ». Ce lien-là est bouddhique, il résulte de la loi dite « des causes et des conséquences », qui, par exemple, réunit deux êtres en cette vie en vertu de précédentes rencontres dans des existences passées. Le en rassemble les êtres qui s’aiment, amants, amis ou membres d’une même famille, et nous relie aussi à certains lieux. »
Ses liens l’amènent jusqu’ « Au sanctuaire de Himukai, [où elle fait] halte devant l’autel du « Dieu-qui-noue-les-liens » pour lire les souhaits tracés d’une écriture sage à l’encre noire sur les plaquettes votives »
Ses impressions personnelles, « choses touchantes », comme « choses lues », ses réflexions, ses visites des nombreux temples se superposent en un camaïeu de notations et de réflexions.
[Kōyō (紅葉, littéralement « feuille rouge ») est l’appellation japonaise du changement de couleur des feuilles en automne, en particulier celles de l’érable japonais (紅葉/椛, momiji) ou du ginkgo. Kōyō est l’objet d’une coutume traditionnelle d’apprécier la beauté de ces feuilles, que l’on appelle momijigari (紅葉狩), lit. « chasse aux feuilles rouges »).
Cette coutume est à l’automne ce que hanami est au printemps : pendant quelques semaines, l’érable prend des couleurs allant du jaune au rouge vif, et les ginkgos se parent de jaune. À cette occasion, les endroits réputés (en particulier de nombreux temples de la région de Kyoto) sont envahis par la foule, notamment le deuxième dimanche de novembre lors du matsuri d’Arashiyama, créé en 1947. (source : Wikipedia)]
Autre exemple, d’Un automne à Kyôto : « Arrivez à l’heure à un rendez-vous formel : vous êtes déjà en retard (il convient de se présenter cinq minutes à l’avance). Arrivez cinq minutes à l’avance : quelqu’un sera déjà là à vous attendre. Invitez des amis à dîner à sept heures, ils viendront au plus tard à six heures quarante-cinq. Ici le « quart d’heure de politesse » s’entend : sonner à la porte quinze minutes plus tôt que prévu.
Mais, s’il s’agit d’une excursion ou d’un événement festif, on savoure le flou, on le cultive. On vous demande d’être prêt à huit heures trente, dimanche matin. À huit heures vingt-cinq, on vous appelle : finalement le départ aura lieu à neuf heures. On vous a vaguement dit où on allait, mais pas avec qui. Ou l’inverse. Remettez-vous-en à vos amis. Vous n’avez pas le choix, ils s’occupent de tout. Totalement pris en charge, vous voilà redevenu enfant : au bout d’un moment, dans la voiture, vous demandez dans combien de temps on arrive. On vous répond : « D’ici une petite heure. » Dix minutes plus tard, vous y êtes.
Vous ne saurez pas exactement à quoi vous attendre. Mais ce sera toujours un lieu magnifique, une fête rare, correspondant à un intérêt que vous aviez exprimé, un souhait que vous aviez émis sans y penser. Ici on n’aime rien tant que faire plaisir à ses amis étrangers. »
Apprécions ses notations éclairantes sur la langue, comme ce passage parmi beaucoup d’autres :
« Au marché aux puces de Kitano, je discute avec un marchand les qualités d’un objet qui concentre notre attention à tous deux. Il ne semble pas remarquer que je ne suis pas japonaise. Une fois que nous nous sommes mis d’accord sur le prix, il relève la tête et, surpris, me lance sur un ton familier : « Anta, mukô no hito ? » « Vous êtes quelqu’un de là-bas, vous ? » Je hoche la tête et nous nous sourions comme deux lointains cousins se retrouvant inopinément.
L’emploi de mukô, « là-bas », l’« autre côté », fait de nous des habitants d’un même village planétaire, alors que le terme gaijin, « personne de l’extérieur », utilisé couramment mais assez discriminant, renvoie au statut d’étranger définitivement en dehors de la société japonaise. »
Ce qui me renvoie à l’arabe, par une heureuse coïncidence, une sorte d’écho des langues sans parenté apparente.
Car ce « anta » est la forme orale du vous formel et scolaire japonais ‘anata’. Il me fait penser à l’identique « anta » arabe, qui signifie ‘toi’… Ainsi, l’espace d’un cours dialogue, sur un mot et un seul, les deux langues, japonais et arabe, se confondent en une équivoque complice.
Cette voie qu’emprunte la langue est à prolonger avec Le Pont flottant des rêves, joli titre pour un essai sur la traduction de Corinne Atlan, entre théorie (un peu) et vécu (beaucoup), édité par La Contre Allée en 2022.