Pas de célébration officielle pour le centenaire de la mort de Victor Segalen, disparu le 21 mai 1919. Il y a bien un colloque à Brest, ville où le poète, médecin et voyageur, féru de Polynésie et de Chine, est né en 1878, où les universitaires explorent sa correspondance. Et surtout, lors du week-end de l’Ascension, du 30 mai au 2 juin, quatre journées à Huelgoat (Bretagne) autour des « Amis de Victor Segalen ». Pourtant le poète du « Divers » vaut le détour…

Huelgoat, dans les Mont d’Arée au Centre Bretagne… Il vint s’y reposer après ses périples polynésien et chinois, las de poursuivre des fantômes. Il trouva la mort dans des conditions mystérieuses à l’âge de 41 ans, un Hamlet à la main, une plaie au talon, .

Ses fantômes, sources d’inspiration… qu’ils soient les anciens Maori du vaste océan Pacifique, dédicataires de son magnifique roman, écrit en 1907, Les Immémoriaux, ou qu’ils se nomment Paul Gauguin, Arthur Rimbaud ou Houo K’iu-ping, général chinois de la dynastie Han (140 – 117 avant JC) dont il découvre en archéologue averti le tombeau le 6 mars 1914, peu avant le déclenchement du premier conflit mondial.
« Ce n’est pas après la Chine que je cours mais après une vision de la Chine, celle-là je la tiens et j’y mords à pleines dents. »

L’académicien d’origine chinoise François Cheng, « toute sa vie habité par l’errance orientale de Segalen, symétrique de son propre exil occidental », écrit son éditeur, lui rend hommage dans la préface inédite d’un petit livre qu’il avait écrit pour le centenaire de sa paissance, en 1978, et qui est réédité ces jours-ci : « … cet être qui n’a eu de cesse de se dégager de soi, en quête effrénée d’exode… N’est-il pas allé chercher l’altérité la plus étrangère, jusqu’à cette Chine à la fois immémoriale et mortellement charnelle, au point de la transformer en son propre espace intérieur ? »
[François Cheng, L’un vers l’autre, En voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, rééd. 2019, 1ère éd. 2008.]

Lisons ou relisons donc ces trois titres, pour trois périodes, polynésienne, chinoise et… bretonne : « Les Immémoriaux » dédié « aux Maoris des temps oubliés » donne la parole aux Polynésiens ; « Stèles », un recueil de poésie « chinois » tant il est près d’une culture dont il avait appris la langue à l’Ecole des Langues orientales, un recueil conçu comme un jeu allégorique pour passer de « l’Empire de Chine à l’empire de soi-même » ; « Essai sur l’exotisme », petit ouvrage sur l’altérité : « Le pouvoir d’exotisme n’est que le pouvoir de concevoir Autre ».
Qu’on juge son intuition d’avant-garde, lorsqu’il écrivait, en 1878 : « Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté. »

Ajoutons sur les conseils de sa petite fille, Dominique Lelong, qui publiera fin 2019 chez Gallimard une synthèse de sa correspondance, ce quatrième : Équipée, Voyage au pays du réel, long poème en prose en quête d’origine… sur « l’opposition entre ces deux mondes : celui que l’on pense et celui que l’on heurte, ce qu’on rêve et ce que l’on fait, entre ce qu’on désire et cela que l’on obtient… »

Un Divers qu’il magnifie :
« Je conviens d’appeler « Divers » tout ce qui jusqu’à aujourd’hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre… »
Un éloge du Divers, que l’écrivain et poète martiniquais Édouard Glissant appréciait au point de lui consacrer ce titre avec ce mot majuscule : « Introduction à une poétique du Divers », publié en 1996.
Quand il n’était pas en voyage, la dépression le guettait. Ce fils d’instituteurs, élevé par une mère rigoriste s’est évadé de son Brest natal très tôt pour Bordeaux et l’Ecole de médecine maritime.
Il lisait Salambô, de Flaubert et Cyrano, de Rostand… en cachette.
Son titre de médecin de Marine en poche, il embarque pour Tahiti.
Il y sera doublement baptisé. Comme médecin, il portera secours aux sinistrés d’un cyclone dans l’archipel des Tuamotu. Cela lui fera écrire, lorsqu’il découvre les ravages de la tuberculose, parlant du peuple originel : « Nous les avons décimés ».
Comme poète, il se portera acquéreur, peu après la mort de Gauguin, en 1903, de quelqu’uns de ses croquis et d’une toile « Village breton sous la neige », à l’exotisme inattendu.

L’exotisme… la grande affaire d’un Segalen, aux antipodes de Pierre Loti qui aimait se parer des costumes des cultures découvertes alors que Segalen s’y plongeait pour mieux se découvrir et « n’être dupe ni du pays ni du quotidien pittoresque ni de soi ».

« Dans l’esprit de Victor Segalen, le voyage est un mode d’accès privilégié à l’altérité et au Divers, écrit Régis Poulet dans sa préface de L’Equipée. Il y eut, avant et après lui, de plus grands voyageurs : Ibn Battûta et Paul Morand, pour être éclectique. Mais il a tiré de ses voyages un « usage du monde » (comme dira Nicolas Bouvier) ainsi que des raisons pour nous encourager à aller voir Dehors. »
Segalen écrivant dans cet ouvrage – c’était il y a plus d’un siècle :
« On fit comme toujours un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi. »
LIENS :
A Brest (Finistère) :
Colloque : Les « traces alternées » de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)
Au Huelgoat (Finistère) :
Commémorations du centenaire de la mort de Victor Segalen, au Huelgoat, du 30 mai au 2 juin 2019. Victor Segalen dans son dernier décor, Espace d’art l’Ecole des filles.
http://francoiselivinec.com/fr/actualites/article/242/centenaire-victor-segalen-ecole-des-filles
Sur la toile :
Documentaire, dans la collection « Un siècle d’écrivains », Victor Segalen un poète aventurier dans l’empire du ciel, Olivier Horn (1995), coproduction France 3 Lyon, Les Films d’Ici
Segalen, reviens ! on a besoin de toi…
Papalagui, Littératures en fusion, 25/04/19
https://papalagui.org/2019/04/25/segalen-meconnu-mais-celebre/