Adapter au théâtre le roman Anguille sous roche, de l’écrivain comorien Ali Zamir, est un beau défi : comment faire tenir en une pièce de théâtre d’une heure trente minutes ce monologue qui, sur le papier est une phrase unique de 318 pages ? Question qui nous taraude lors de cette répétition au Théâtre Gérard Philipe, de Saint-Denis (93), la première ayant lieu jeudi 10 janvier 2019.
Anguille est une jeune femme de 17 ans qui se noie entre deux iles de l’archipel des Comores, Anjouan et Mayotte. En une vingtaine d’années, 10 000 personnes se sont noyées entre ces deux îles, l’une faisant partie de la République des Comores, territoire indépendant depuis 1975, et l’autre étant un département français. Le trajet est fait de nuit clandestinement à bord d’un kwassa-kwassa, embarcation traditionnelle des pêcheurs.
Ali Zamir en avait fait un roman remarqué. Anguille sous roche a été récompensé en 2016 par plusieurs prix littéraires dont le Prix Senghor du premier roman francophone et francophile et la mention spéciale du jury du Prix Wepler.
Ce roman a la particularité d’être un fil tendu d’une phrase unique comme le souffle – le dernier ? – d’Anguille en train de se noyer. Ce moment est étiré par la grâce littéraire pour raconter en un ultime ressaut, sa vie jusqu’alors. Un récit testamentaire en quelque sorte, à l’âge où Rimbaud composait Voyelles.
Voici ce que nous en écrivions (Papalagui, 16/08/2016) lors de sa sortie : « Anguille… est un roman ambitieux à la glose précieuse mais coulante comme une houle, travaillée à l’ombre des badamiers, mi-jactance intérieure mi-suavité des dictionnaires les plus fins. Un roman à l’unique phrase de 318 pages à la langue singulière, aérienne et captivante.»
Le défi de l’adaptation théâtre était donc immense. Il a fallu en passer par quelques étapes clés dont l’une à laquelle on aurait aimé assister : la lecture intégrale du roman à voix haute, quinze heures de lecture par l’interprète d’Anguille, unique personnage de la pièce de Guillaume Barbot. La performance a permis au tandem metteur en scène/comédienne de choisir les extraits pour le théâtre. « J’ai cru que je n’y arriverai pas », nous a confié Déborah Lukumuena, 24 ans, qui joue Anguille. Or, elle y arrive [Déborah Lukumuena a reçu en 2017 le César de la meilleure actrice dans un second rôle pour son premier film, Divines, de Houda Benyamina.]
Lors des répétitions, elle a dû trouver son rythme, son souffle, dans cette longue phrase, même réduite à une heure trente de théâtre, comme le lecteur doit, lui, trouver sa respiration dans sa lecture du roman, alors qu’Anguille se noie et raconte sa vie passée.
Le metteur en scène Guillaume Barbot, 36 ans le jour où l’on assiste aux répétitions, a reçu carte blanche pour adapter le roman par Frédéric Martin, l’éditeur, et par Ali Zamir, l’auteur :
« Pour moi, ce qui était le plus important c’était le parcours initiatique de cette jeune fille. Il fallait donc raconter son histoire d’amour et le fait qu’elle se fasse chasser par son amant et par son père, et comment elle décide de partir, et comment garder cette sensation d’asphyxie, alors que le roman et le théâtre ne sont pas dans la même logique.»
Pour avoir une adresse directe au spectateur les temps ont été placés au présent.
« Quand j’ai lu le roman, j’ai été dérouté au début, raconte le metteur en scène (assisté par Patrick Blandin). J’ai failli arrêté mais j’ai fait l’effort de continuer et ça ne m’a plus lâcher. Le livre a une force orale très puissante. Ce n’est pas ma langue et en même temps, elle est très intime.
Comme le roman, le théâtre accepte les formes multiples d’écriture, les registres différents. La musique est présente « 98% du temps », interprétée par Pierre-Marie Braye-Weppe (au violon électrique, côté jardin) et Yvan Talbot (bolon mandingue et longa burkinabé, côté cour).
Nous reviendrons sur la pièce quand nous l’aurons vue, lors de la première le 10 janvier. Mais sachez d’ores et déjà que le décor est magnifique : dans le recoin d’un cube, de l’eau au sol, son reflet au ciel et deux murs comme les cases d’un espace mental. Scénographie Justine Bougerol, Lumière Kelig Le Bars, création sonore : Nicolas Barillot.
À noter la double actualité d’Ali Zamir, qui sera présent pour une rencontre avec le public au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, dimanche 13 janvier 17h30 : il publie en ce mois de janvier un troisième roman (le deuxième avait pour titre Mon Étincelle) : Dérangé que je suis (éditions Le Tripode).
À noter aussi la double actualité de Déborah Lukumuena : outre son rôle d’Anguille au théâtre, elle joue dans le film Invisibles, de Louis-Julien Petit (sortie 9 janvier 2019).