Le spectateur de la place D16

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Dans la salle du Théâtre des Abbesses, sur la butte Montmartre, le public clairsemé de ce week-end de Noël applaudit à tout rompre. Les quatre comédiens-musiciens-bruiteurs sont rappelés à n’en plus finir. Des applaudissements en écho au spectacle musical vécu un peu plus d’une heure. Un spectacle où le son est roi.
Donc, au premier plan de ce Blanche-Neige ou La chute du mur de Berlin, les sons. Bruitages assurés par les comédiens eux-mêmes, dialogues (bien entendu), et musique avec orchestre sur scène. Les deux musiciens sont remarquables. Ils assurent un fond sonore comme un concert tantôt joyeux tantôt profond. Au piano et claviers : Timothée Jolly, qui a assuré la composition originale, et Florie Perroud à la batterie et aux percussions.

Une triple présence sonore
Au premier plan donc, une triple présence sonore (dialogues, bruitages, musique), frontale, déployée sur toute la largeur du plateau.
En arrière-plan, le film des événements, muet. Un film que les comédiens bruiteurs accompagnent de la voix et des bruitages.
Été 1989, Blanche, 15 ans, est élevée par sa belle-mère – sa « marâtre », dit-on dans le conte des frères Grimm – au 32e étage d’une tour d’une cité périphérique, une tour baptisée « Le Royaume » – quelle grandiloquence ! – à l’orée d’un bois, un appartement avec en son cœur et son ego palpitant ce qui fait la magie et l’effroi du conte, le miroir de la salle de bain où chaque soir, la mère demande : « Suis-je la plus belle ? », et où, invariablement, le miroir répond : « Tu es la plus belle ! ». Jusqu’au jour où tout bascule…

« Ciné spectacle »
Ce n’est pas la première fois qu’un conte classique est rhabillé des clichés du contemporain (cité forcément à la marge, jeunesse rebelle, melting-pot ethnico-culturel). Ce qui est surprenant et réussi est le dispositif scénique.
Avec cette scénographie, la troupe de La Cordonnerie, basée à Lyon, impose sa marque sous l’appellation « ciné spectacle ».
Après ses créations Hansel et Gretel, Ali Baba et les 40 voleurs, cette marque est en passe de devenir une véritable appellation contrôlée. Métilde Weyergans et Samuel Hercule sont sur scène et signent l’adaptation, le scénario, la réalisation du film et la mise en scène de la pièce. Sons devant, images vidéo derrière, muettes, telle est la signature de la compagnie.

Est-on pour autant revenus au temps des ciné-concerts des années 1910, au temps où le cinéma muet était accompagné par un orchestre ? C’est sans doute le même plaisir que d’assister à l’œuvre en train de se faire, sortie du fournil avec des comédiens hommes et femmes-orchestres. Et c’est bien du théâtre : les personnages sont incarnés par des comédiens. Et les sons sont incarnés eux aussi comme matière vivante. Le film muet qui passe en arrière-plan joue comme image mentale commune au public réuni dans la salle. D’autant que le conte est un classique dont le référence est elle aussi commune à tous. A chacun d’entrer comme il veut. Le public n’est pas seulement estampillé « jeunesse » mais réuni dans la diversité de ses âges et de ses expériences.
On est bien loin de la question théorique : « La video sur scène : l’image peut-elle tuer le théâtre ? » qu’elle parte dans la direction de l’utopie (« Il y a l’image qui domine et qui sert le propos, l’amène ailleurs, lui confère un volume stupéfiant. Une ambiance futuriste, une scène ultra moderne. Le théâtre en route pour le 21ème siècle »), ou quelle parte dans la direction de la performance, ainsi définie par exemple par le Collectif MXM : « Nous écrivons au fil de nos laboratoires une charte de création qui consiste à identifier ce qu’est une performance filmique. »

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Le relief du son
Avec La Cordonnerie, on est dans le travail fait main, le travail à façon, artisanal.
La mécanique scénique renverse toute préméditation théorique ; les sons sont détachés ostensiblement de l’image ; ce qui vient de loin – les souvenirs, la mémoire – est renforcé, comme ce qui apeure, angoisse, affole ; cela rappelle un traitement différencié déjà mis en œuvre au théâtre, par exemple dans Le Petit chaperon rouge de Joël Pommerat, où les escarpins de la mère claquaient terriblement (dans cet extrait, les sons sont redoublés par la sonorisation pour souligner l’effet) :

Cela confère un côté chambre d’enregistrement, émission de radio culturelle à laquelle on assiste en direct, on se surprend à surveiller les décalages éventuels entre son et image, c’est toujours synchrone, parfait, preuve d’un sens du détail, du travail bien fait ; les accessoires servant aux bruitages son amenés pour chacun des sons sur un plateau puis après la production de l’effet sonore voulu soigneusement rangés sur l’étagère d’un meuble disposé là pour les accueillir, quelle collection de sons ! (Décors : Marine Gatellier).
Le dispositif n’est plus expérimental mais rôdé depuis la résidence de la compagnie au Théâtre de Vénissieux entre 2002 et 2007 : « Nous avons entrepris un travail de réécriture et d’appropriation de contes, matériaux d’une profondeur et d’une richesse inépuisable (…), comme détaillé sur leur site. Ce travail d’adaptation se poursuit par la réalisation d’un film muet. Ce dernier est ensuite projeté et accompagné par des musiciens, comédiens et bruiteurs qui créent en direct sur scène l’univers sonore du film grâce notamment à une multitude d’instruments et d’objets hétéroclites. Cinéma et Théâtre se font alors écho pour donner naissance à cet objet scénique totalement hybride où se côtoient recherche d’innovation technique (en matière de son, d’image, d’immersion du spectateur…) et esprit profondément artisanal. »

Peu importe l’intrigue ?
Des thématiques du conte – l’absence du père, la jalousie belle-mère/fille – rien de surprenant. Ce qui étonne est la kyrielle de sons qui s’en détachent comme autant de ponctuations savantes et nécessaires, du froissé, du craquant, du zippé, du piétinement, de la brisure, du vocal multiplié, de la voix masquée comme de la voix policière, etc.
Car le fond n’épate pas quand, depuis une barque sur un étang calme, le couple Blanche/Abdel s’adresse face caméra au public en désignant « le spectateur de la place D16 vers qui tous les regards convergent »… ou – métaphore assez téléphonée – lorsque la belle-mère et la jeune gothique en appellent finalement à faire tomber les murs au sein de la famille. Deux péripéties de l’intrigue factices et fabriquées, comme si l’histoire et ses tentatives de renouvellement restaient secondaires. Ce qui prime, c’est le son, ostensiblement. Et une certaine manière de faire du théâtre, effets au vu et au su de tous, le public devenant plus que nécessaire, la condition élémentaire mais réaffirmée avec panache de la réussite même du spectacle.

Blanche Neige ou La chute du mur de Berlin jusqu’au 8 janvier au Théâtre des Abbesses, à Paris. Puis au Théâtre Am Stram Gram de Genève, du 18 au 24 janvier 2016, au Nouveau théâtre de Montreuil, du 28 janvier au 16 février 2016, à la Maison des Arts de Créteil, du 10 au 12 février, au Manège de Reims, les 25 et 26 février…

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