Entre le regard du spectateur et le tableau, le cinéma documentaire a-t-il sa place ? Quand le regardeur est transporté par l’œuvre, dans ce transport contemplatif, voire amoureux, le cinéaste vient-il se surajouter ? Peut-il trouver sa juste place ? À quelles conditions le triangle film-tableau-spectateur peut-il prendre sens ? Quelle est la place du spectateur entre le travail du cinéaste, le travail du peintre et le travail à l’œuvre entre ces trois ? Autant de questions que les Dimanches de Varan ont décidé de prendre en compte. Se faire une toile n’a jamais eu autant de sens.
Dans la famille « Peinture et cinéma », la palette est large, Rembrandt et Van Gogh en têtes d’affiche. Pour L’Homme à l’oreille coupée par exemple, on peut choisir sa star, entre Kirk Douglas (1956) et Jacques Dutronc (1991). Côté documentaire, Clouzot et son « Mystère Picasso » sont au sommet (Papalagui, 9/09/13), Resnais et son Guernica, semble une gageure confite dans son époque survitaminée de grandiloquence : deux films vus ce matin aux Ateliers Varan.
Oui, les Dimanches de Varan ont entamé un cycle de trois séances consécutives « Peinture et cinéma » avec Alain Jaubert en son atelier, connu ses cinquante numéros télévisés de la série « Palettes » (La Sept puis Arte de 1988-2003). (Il vient de publier un roman « Casanova, l’aventure » chez Gallimard, il est l’auteur de « Val Paradis », prix Goncourt du premier roman en 2004.)
À Varan, ce dimanche matin, Jaubert a eu la trop grande modestie de ne nous montrer qu’une petite minute de son film consacré à Pierre Bonnard, « L’Atelier au mimosa ». Une minute magnifique dans la salle de bain du peintre où l’artiste a peint son épouse, Marthe, qui aimait y passer des journées entières (La baignoire, 1937). Selon les différents moments, la lumière de la salle de bain change, comme sa couleur ou son orientation, une hypothèse qui lui est venue en allant filmer sa maison du Cannet (Alpes-Maritimes).
Dans son Bonnard, Alain Cavalier et son commentaire en sympathie balade sa caméra en un plan séquence long et superbe au plus près de cette baignoire et de son contenu, une femme alanguie, figée, pourtant baignée de couleurs vibrantes et ondoyantes. Voir le film.
Une fois de plus les Dimanches de Varan ont tenu leur promesse, celle de faire de quelques échanges sur le cinéma documentaire une fête de l’esprit. Cela vaut bien une messe.
Alain Jaubert a tenté de dresser une typologie des rapports « Peinture et cinéma ». « Est-il légitime de comparer peinture et cinéma ? se damande-t-il. Oui, sans doute,. Quatre obsessions des peintres au cours de l’Histoire se retrouvent chez les cinéastes : cadre, scénario, lumière, mouvement. »
Sur le cadre, il y aurait beaucoup à citer… Lire Bazin, Godard, Comolli ici même il y a deux ans qui nous régalait de sa causerie. (Papalagui, 3/11/12)
Hors cadre, Alain Rennais a réalisé en 1950 un Guernica qui surajoute un texte de Paul Eluard dit par Maria Casarès. Il prend appui sur d’autres œuvres du maître pour sources explicatives. C’est d’une grandiloquence… Il vise les dimensions impossibles de la toile (3,5 m x 7,8 m) pour un format 4/3 et sa grandeur, mais échoue, forcément. Le film n’a jamais excédé le tableau qui le dépasse de trop. Comment faire un film sur une toile géante et gigantesque ?
En revanche, la justesse est dans le regard d’Alain Cavalier sur Bonnard, artiste au plus près d’un autre artiste, artiste filmeur auprès d’un artiste peintre, regard d’auteur et regard d’amateur de peinture mêlées.
Puis vint le film « Rembrandt, le retour du fils prodigue », un documentaire de Marcel Teulade dans collection la « Les enthousiastes », une série proposée par Jean Frapat (France, 1982, 26mn).
Découvrant pour la première fois en mai 1981 l’original du « Retour du fils prodigue de Rembrandt », un aumônier, Paul Baudiquey, pose un regard à la fois ému et passionné sur une œuvre au musée de l’Ermitage de l’ex-Leningrad dont une reproduction l’avait bouleversé vingt ans plus tôt, à tel point qu’il en projetait des diapositives. Aujourd’hui, avec l’original, il est subjugué par « la chair de l’œuvre », qu’aucune reproduction n’était parvenue à lui révéler.
Entre deux notations, il dit simplement « c’est beau… » et parmi ses remarques cette parole : « Chacun a le droit de délirer sur ce qu’il aime » Faut-il être prêtre pour parler ainsi de cet amour d’un père pour un fils déchu ?
Dans cet échange entre le regard de l’amateur éclairé et du tableau, le cinéaste occupe lui aussi une juste place. Il respecte l’émotion et les silences. Il ne souligne rien, il accompagne. Cet échange sur la toile de Varan prend sa juste place dans un lieu où l’échange est une ligne de vie du dimanche matin entre cinéphiles du documentaire.
Dans le film, le spectateur du film est transporté par le regard plein d’empathie de Paul Baudiquey pour la scène et pour le tableau tout à la fois, par sa parole émue et vibrante. Il glisse sur le tableau comme une larme d’émotion. Il s’attache aux personnages puis aux détails. A la matière, à la « chair » dit-il dont il sait l’importance, lui fils d’ébéniste. Dans cette relation père-fils, l’aumônier évoque la « miséricorde ». Disons compassion.
Ce film s’inscrit dans une série produite par l’INA pour Antenne 2 alors que François Mitterrand accédait au pouvoir en mai 1981.
Le documentaire comptait dans les 30 heures que la chaîne de télévision publiques devaient acheter à la direction de la production et de la création de l’INA dirigée par Claude Guisard, aujourd’hui responsable des Dimanches de Varan.
A l’issue de la projection chacun est convaincu que Rembrandt a trouvé son spectateur, Paul Baudiquey, qui incarne tous ceux qui sont passés devant la toile. Et donc nous-mêmes aujourd’hui en dialogue avec le maître du XVIIe siècle par l’entremise d’un regard juste.
Ce film qui fait l’éloge de « l’admirable tremblement du temps » est un appel à la beauté.
Prochaines séances :
Après « Pourquoi filmer l’art ? » (29/11/15), « Les artistes deviennent cinéastes » (6/12) et « Quand l’artiste devient héros de fiction » (13/12), aux Ateliers Varan.
Liens :
Vincent Amiel, Unité et fragmentation dans Van Gogh et Guernica d’Alain Resnais, in Dominique Bluher, François Thomas, Le Court-métrage français de 1945 à 1968, p. 111-117, Presses universitaires de Rennes, 2005
L’Art en Question 5 : Le Retour du fils prodigue de Rembrandt.