Au casse-pipes, des haïkus inouïs et sublimes

En ce jour de commémoration de l’Armistice, de fin de Grande Guerre avec ses 9 millions de morts et ses 20 millions de blessés, ses 60 millions de soldats engagés, il est littéralement inouï de tomber sur des poèmes minuscules réunis dans ce petit livre, En pleine figure, Haïkus de la guerre de 14-18, une anthologie de 176 pages établie par Dominique Chipot, aux éditions Bruno Doucey, dont certains sont inédits.


Inouïe et émouvante cette rencontre à fragmentation entre la Grande Boucherie et le petit poème par excellence, le haïku (en trois lignes de 17 pieds pour la forme standard), poème à bout touchant dans « la fulgurance du fragment face au désastre de la guerre », résume avec justesse l’éditeur Bruno Doucey, qui nous offre une anthologie aussi belle qu’inédite. Des haïkus introduits en France par Paul-Louis Couchoud, médecin et philosophe, dont la Fondation Kahn a financé un voyage au Japon entre septembre 1902 et mai 1904. Qui l’eut cru ?

« La photographie alors était lourde, malcommode avec ses plaques de verre, et ne permettait pas le reportage de guerre. Ces micro-poèmes sont ainsi des clic-clac, des petits faits que le cerveau enregistre et plie en quelques mots, souligne Jean Rouaud dans la préface. Ils nous livrent des instantanés sur lesquels auraient glissé des projets épiques, préoccupés de se mettre au diapason de l’Histoire. Ces instantanés, ce qu’ils relatent, on n’en trouve mention nulle part ailleurs.  Ceci, par exemple [cité par l’auteur des Champs d’honneur, Prix Goncourt en 1990] :
Au seuil des banques
On remplace les nègres
Par des poilus. »

[Ce haïku signé Jean-Paul Vaillant est un signe de « reconnaissance » des poilus en 1923… au détriment d’autres humains, qui rappelle ce mot de Balzac, exactement un siècle auparavant : « Les pauvres ne sont-ils pas les nègres de l’Europe ? »]

Et l’on feuillette ce livre comme on va sur les traces d’une mémoire intime… mais sur la pointe des pieds.

Avec les haïkus célestes de Maurice Betz :

À un nuage qui bougeait au fond d’une mare
J’ai crié : Qui va là ?
Il était déjà loin.

ou encore, du même auteur :

Un trou d’obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel.

Avec ce haïku à l’ironie cinglante de René Druart, au lieu-dit Ferme du choléra :

Cul en l’air,
Sept ou huit tanks
Répètent leur numéro clownesque.

qui côtoie ce haïku nature de Maurice Gobin :

Les rafales crépitent.
Brusque silence.
L’appel de la perdrix !

Mais il ne s’agit pas de masquer l’essentiel, comme l’écrit Marc-Adolphe Guégan (on pense à ce titre de Marie Depussé, Dieu gît dans les détails – encore faut-il savoir les voir et les mettre en poème, les détails) :

Une œuvre d’art, la poignée
De ce sabre fier.
Comme on embellit le crime.

Ce crime où le rapprochement agit comme une loupe :

L’homme s’ouvre et perd ses entrailles.
Le bidon crève et perd son vin.
Jusqu’au bout ce compagnonnage.

Une loupe que le ciel décuple :

Le canon
Télescope qui déchiffre
Le sort, dans les astres,
De ces prochaines victimes.

Guégan souligne par un trait d’humour funeste la danse macabre d’un animalcule :

Survie
Est-ce une pensée ultime
Qui, dans son œil, bouge ?
Non. C’est la première larve.

C’est un haïku de René Maublanc qui donne le titre au recueil :

En pleine figure,
La balle mortelle.
On a dit : au cœur – à sa mère.

auquel suit de peu cette plainte lugubre d’Albert de Neuville :

C’est trop de cadavres d’hommes,
Croassent les corbeaux,
Nous sommes lourds, nous sommes
Lourds comme des tombeaux.

Finalement, pas de haine haineuse dans ces haïkus entre hommes,
tel celui d’Albert de Neuville :

L’ennemi
Sur sa couche funéraire
Pour toujours endormi,
Je regarde mon ennemi
Et je reconnais un frère.

tels ceux de Julien Vocance, poète de grand talent :

Avec la terre
Leurs corps célèbrent des noces
Sanglantes.

Dans la postface, Dominique Chipot [voir son blog Le temps d’un instant] rend justice à Julien Vocance, dont les haïkus sont les plus nombreux de l’anthologie :
« Grâce à Vocance, le haïku français n’est pas cantonné à devenir un pâle pastiche du haïku japonais, et il n’est plus le poème des seules saisons, mais celui de tous les instants. En s’écartant des cerisiers en fleurs, Vocance s’est rapproché des hommes. En toute simplicité, avec l’humilité de celui qui revient de loin (il pensait mourir des suites de sa blessure), il a su dire la souffrance du front et l’horreur des tranchées, la peur et le désespoir, l’atrocité et la futilité de la guerre, et il n’a pas présenté les combattants comme des super-héros, mais comme des êtres humains, téméraires et faibles à la fois.

Dans un trou du sol, la nuit,
En face d’une armée immense,
Deux hommes.

Haïku qui est la marque même de la fraternité et du sublime.

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