Avez-vous lu « Oui » de Thomas Bernhard ?

En Autriche, un homme déprimé se confie à son ami, l’agent immobilier Moritz, qu’il « agresse sans ménagement » de sa parole divagante, profuse et emportée comme une avalanche de mots. La phrase de Thomas Bernard est ample comme cette cavalcade dans un esprit inapaisé. Et la lecture est aussi emportée que cette phrase, sans arrêt possible, jusqu’au terme des 168 pages de ce roman, publié en 1978, traduit par Jean-Claude Hémery.

Après trois mois de réclusion, cet homme déprimé, scientifique spécialiste des anticorps, se sent sauvé, non par cette confession, mais pour avoir rencontré par hasard chez Moritz, un couple qui vient de lui acheter un terrain pour bâtir une maison.

Ce couple est constitué d’un Suisse et d’une Persane – le lecteur ne saura jamais d’autres noms d’eux – et le narrateur va s’enticher de la compagnie de ladite Persane, avec qui, dit-il, mieux « qu’avec aucun être au monde je n’ai jamais pu parler sur tous les sujets possibles avec plus d’intensité et de disponibilité intellectuelle ».

Au cœur de leurs conversations : la musique de Schumann et la philosophie de Schopenhauer et Le monde comme volonté et comme représentation.

Mais l’objet de ce « Oui » au titre radical n’est pas seulement contenu dans cet amour platonique. Ce qui le traverse comme ce qui nous traverse, nous lecteurs captifs, c’est la grande force, le grand sillon de ces longues phrases tourmentées, aux thèmes ressassés comme une obsession, dans une langue limpide et pourtant profondément travaillée comme le tourment d’une âme ravagée. Et Thomas Bernhard ne s’arrête pas au trouble d’une confession poignante. Il dévide une intrigue surprenante où se déploie la vision d’un monde insensé qui pulvérise toute espérance.

Et ce « Oui » nous subjugue comme toute œuvre qui fait grand cas d’un destin où chacun peut reconnaître sa propre humanité, comme dans un miroir grossissant. Les diatribes du narrateur contre « les assassins de l’esprit » sont bien entendu celle de l’auteur. Comment ne pas s’affliger avec lui de la situation d’un pays où « on exige la tête de celui qui pense », où « la campagne est totalement désertée par l’esprit ».

Vision profondément mélancolique : « Nous avons pris notre parti du fait qu’il nous faut bien, même si c’est la plupart du temps contre notre gré, exister, parce qu’il ne nous restait rien d’autre à faire, et c’est seulement parce que sans cesse et toujours, chaque jour et à chaque instant, nous en avons à nouveau pris notre parti, que nous pouvons aller de l’avant. »

À Jérôme Ferrari, à qui Le Monde demandait (24/08/12) quel était son premier souvenir de lecture, voici ce que l’auteur du Sermon sur la chute de Rome, prix Goncourt 2012, répondait :
« Il ne s’agit pas réellement d’un premier souvenir, mais c’était la première fois que je faisais une telle expérience de la beauté : Les Dialogues de Platon que j’ai lus en terminale. Et puis, peu de temps après, Oui, de Thomas Bernhard (Gallimard). J’étais stupéfait de découvrir ce qu’on pouvait faire avec le langage. »

Longues phrases, répétitions d’un mot-thème, projection temporelle pour tendre une intrigue-prétexte et finalement désarçonner le lecteur, Thomas Bernhard a écrit le thriller de l’âme humaine, Oui.

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