Primo Levi, Si c’est un homme (1947). Extrait
« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.
Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au plus, le critère d’utilité.
On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond ».
Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174 517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »
Primo Levi, né à Turin le 31 juillet 1919 est mort le 11 avril 1987 dans la même ville : « Son premier livre, Si c’est un homme, paru en 1947, le journal de sa déportation, est l’un des tout premiers témoignages sur l’horreur d’Auschwitz. Publié à l’origine dans une petite maison d’édition italienne, ce n’est que dix ans plus tard qu’il est mondialement reconnu comme un chef-d’œuvre. » (extrait de l’édition française, Julliard, 1987)