Rhapsodie des oubliés, premier roman de Sofia Aouine (Editions de La Martinière), prix de Flore 2019, raconte un ghetto parisien par la voix d’un héros de 13 ans au nom princeps d’Abad, consumé par la nostalgie de Beyrouth, résident de la rue Léon, à la Goutte d’or au plus près du bitume (« Ici la mort infeste le bitume ») et des désirs naissants pleins d’hormones foutraques d’ados en manque d’amour. Et pourtant, de l’amour il y a des tonnes, sous toutes les formes.
Une langue à soi, de haute précision dans l’évocation des sentiments, une rue de Paris d’un quartier métèque, pas le pittoresque de la marge, pas la joyeuseté des Malaussène du quartier Belleville chez Pennac, dans les années 80-90, mais la vérité des mots crus, peu de dialogues, beaucoup de monologues intérieurs savamment orchestrés selon les personnages…
Certains souvenirs vous consument…
Des parents cabossés, un père violent, une mère à ménages ; une psy juive, petite fille de déportée pour « ouvrir dedans » le corps, l’âme ; des vieux immigrés qui rasent les murs ; Odette, une voisine mélomane, hospitalière mais l’EHPAD aura sa peau de « vieille qui pue » ; Gervaise, une pute au grand cœur et… « la fille d’en face », voilée, cloîtrée mais rattrapée par la tribu de petits caïds salafistes (son journal intime nous est donné à lire, et c’est poignant ; le journal d’Ida, aussi, Ida, la petite juive placée en famille d’accueil pendant l’Occupation, dont le petit carnet noir survivra jusqu’à parvenir dans les mains d’Abad : « Ida le savait : certains souvenirs vous consument, si vous les laissez entrer. Ils sont miel et poison à la fois »).
Les rares refuges sont aussitôt engloutis par le mauvais sort, un appartement qui donne sur une volée de nichons des Femen ou un café, amer triste du ghetto : « Sur Terre, il y a des endroits où tous les maudits se donnent rendez-vous. Ils se baignent dans leur malédiction comme dans une grande baignoire de merde. Le Titanic est un de cela, classé trois étoiles au Michelin de la cassosserie, la vraie, celle des damnés de la terre. »
Damnés de la terre…
Frantz Fanon revit à travers la plume de Sofia Aouine, dont la vie d’ancienne enfant placée à la DDASS est beaucoup dans son premier roman. Fanon mais aussi le Truffaut des Quatre-Cents Coups (le film a 60 ans), façon laissés-pour-compte.
Des destinées sur la crête des possibles où tout peut basculer dans l’espoir ou l’inverse, le plus souvent.
Dans sa playlist, en fin de roman, l’auteure, autrice, écrivaine née avec ce livre, cite Little Ghetto Boy, la chanson (1972) de l’artiste soul américain Donny Hathaway (1945-1979) :
« All your young life
You’ve seen such misery and pain
The world is a cruel place to live
And it ain’t gonna change »
[Toute ta jeune vie
Vous avez vu tant de misère et de douleur
Le monde est un endroit cruel pour vivre
Et ça ne va pas changer]

Mais la langue de Sofia Aouine n’est pas faite que de punchlines en concession au parler du ghetto (« Tati… Le magasin préféré des daronnes et des blédards, notre tour Eiffel à nous »). Cette langue est un oral très écrit qui avance vite, vous fait plonger dans le quartier comme dans la psychologie des « oubliés ».
Abad, adab, enfant lettré du quartier
Son héros porte le nom d’Abad dont l’une des significations en arabe est éternité. Au lieu de le rapprocher d’abd (esclave), rapprochons-le de l’une des formes anagrammées, adab, qui renvoie à la haute tradition culturelle arabe, désignant tout à la fois un esprit cultivé, la noblesse des sentiments, la politesse. Aujourd’hui, adab s’emploie pour littérature.
Dans Rhapsodie des oubliés, Abad est le héros, le narrateur principal, le scribe, le passeur de récits, oraux, écrits, toujours intimes, cachés voire enfouis dans la terre d’un square servant à d’accueil précaire des réfugiés de partout. Abad, l’observateur :
« Tous les jours depuis une semaine, je reste à regarder le bar qui se remplit et se désemplit, au rythme des verres qu’on n’y sert. Du premier café d’éboueur au dernier ballon de piquette d’alcoolo rentré pour battre sa femme et ses gosses. J’imprime tout au fond de ma rétine parce que je sais que je vais peut-être partir moi aussi et que ça me servira un jour pour me souvenir. J’écris tout ensuite dans le petit carnet noir. Je commence à aimer ça. Les pages se noircissent très vite sans que je m’en aperçoive. »
Cette façon d’imprimer permet au narrateur et à l’auteur de tisser des correspondances à la seule force du récit : le petit carnet noir, seule trace de la vie devant pour Ida, petite-fille de deportés sera récupéré par sa fille devenue psy qui le donnera à Abad.
D’autres liens se fondent sur le nom d’un personnage.
Ainsi Gervaise, métisse tellement belle que sa beauté la condamnera au trottoir, d’abord au Cameroun puis à Barbès. On se souvient qu’il y avait une Gervaise chez Pennac comme dans L’Assommoir de Zola. Même espoir de blanchisserie. Mêmes désillusions.
« Gervaise avait tout de suite affiché complet. Blancs, Noirs, Arabes, Chinois, faisait la queue pour toucher sa peau. Son malheur est d’être belle et la jalousie des autres empoisonnait les affaires du bordel. Au tapin, dehors : même scénario. Et à cause des contrôles de police, elle devenait moins rentable. Mama lui avait alors dévolu une pièce rien qu’à elle au dernière étage de l’immeuble. Gervaise avait fini par avoir son royaume. Elle n’en serait jamais la reine, mais l’esclave jusqu’à sa mort. »