Ici on accouche des êtres de parole

La poésie nous aide à nous tenir debout. La poésie dans les lycées de Paris ou du 9-3 aide les adolescents à se tenir debout. La poésie se dit et « se propage comme une onde » dans le Tout-Monde comme à la ronde, quand elle est prise au sérieux, pas comme exercice, aérobic plastique pour l’épate ou effets de style pour soirées bourgeoises. C’est du sérieux comme on le voit ici dans ce reportage mis en ligne ce jour par Africultures.

Des bribes de poèmes dans la bouche, c’est un oxygène, un sens ressenti, sans doute approché. L’important n’est pas de comprendre d’emblée. On est loin de l’explication de texte. Il ne s’agit pas d’expliquer. On sent bien que l’essentiel est ailleurs : dans la quête d’un « moi disant ». Oui c’est ce « je » en phase avec le monde qui naît dans ces ateliers mis en place par Sylvie Glissant, la veuve du poète, sous la bannière de l’Institut du Tout-monde. Ici on accouche des êtres de parole. Du moins, c’est une gestation. On imagine qu’il faudrait plus de temps, plus de comédiens de la trempe de Sophie Bourel dans les classes, plus d’artistes engagés comme Federica Matta.
Car celui qui dit au profond du texte est dans le monde, pas à côté. Il se sent à sa place. Il l’a trouvée sa place. Pas besoin de démonstration, explication, détours didactiques, pédagogiques, explicatifs.

le geste en classe(c) Africultures

Dans leurs tâtonnements, les élèves sont aux prises avec une langue, de Glissant, de Césaire, prise directe sans l’explication suffocante, sans « l’asphyxiante culture », selon le titre de l’essai de Jean Dubuffet. Prise directe comme les doigts dans la prise. Ça les électrifie cette poésie. Elle n’est pas infuse mais prise d’assaut. Comme butin de l’esprit. Tout est là dans ces séquences tournées par Anne Bocandé avec son équipe d’Africultures, dont Glissant est l’un des viatiques porteurs, comme on dit d’un gros porteur, celui dont on peut s’échapper mais auquel on revient comme source et nourriture.
Suivre ces ateliers, avec toute la volonté tenace d’une comédienne pour qui c’est essentiel, c’est forcément un gros enjeu. Voir cette scène où elle mime un O géant. À moins que ce soit une grenade ou un fruit ?
On le devine cet enjeu : se déployer à l’âge où existe la tendance au repli. À l’identitaire repli. Ici tout est ouverture, comme ce O qu’elle mime avec résolution. Elle leur dit : « Le son ouvre l’imaginaire, le son ouvre le sens. » Les poèmes qu’elle leur met en bouche ne sont pas à goûter comme friandises. Ils sont plats de résistance. Ils sont aussi des « armes miraculeuses » pour plus tard, comme disait Césaire de la poésie.

Sophie Bourel est capable de leur faire dire du Frantz Fanon comme du Friedrich Hölderlin. Que leur apporte-t-elle ? Adultes, ils le diront. Ici c’est le corps qui parle. Le corps travaille. Comme c’est la langue des poètes qui passe par le corps. Le corps langue. La bouche, le souffle. Ça respire, transpire. Ça dit haut le mot. Car on se tient droit les deux pieds enracinés, ce qui n’est pas rien pour ces fils et filles de migrants, pour beaucoup. On le devine. Ils sont ici et d’ailleurs. Dans ce mêlement du monde. Ils sont cette créolisation du monde en marche.

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