« Bien sûr chacun voit son XXIe siècle comme il veut… j’y perçois, quant à moi, ce risque que, en se mondialisant, la culture finisse par perdre toute possibilité d’écart. C’est la raison de fond de mon travail : faire barrage à cette sorte de basic de la pensée, de Habermas infini, qui est en train de se répandre et de rendre impossible _ ou ce qui retourne au même, j’en reviens à ce terme : inintéressante. Car qu’est-ce qui féconde la pensée sinon ses écarts – écarts de langue, d’histoire, de position ? C’est seulement à partir d’écarts, en effet, qu’on peut penser. Or, voilà que cette civilisation, qui avait acquis une telle originalité en se développant si loin de la nôtre, se couche aujourd’hui sous la nôtre, adoptant nos catégories « d’esthétique », nos catégories logiques, etc. Jusqu’à se rendre méconnaissable à elle-même et cela à son insu. »
François Jullien, Thierry Marchaisse, Penser d’un dehors (la Chine), Entretiens d’Extrême-Orient, Seuil, 2000