Un premier roman façon-façon franco-bassaphone de Max Loeb
[Critique]
Max Lobe est une nouvelle voix en littérature. Une voix portée par une langue des langues. Il aime jouer avec les mots du bassa, parlé au Cameroun, et sa langue maternelle, le français. Sa langue d’écriture est faite d’un lexique ludique de mots redoublés ou de mots traduits qui lui donne un parler en prise direct avec la Suisse africaine, son pays d’adoption, à qui il donne une langue, rien de moins… façon façon écrivain de marque, et qui vous marque.
Arrivé en Suisse, à l’âge de 18 ans pour faire des études de management et d’administration publique, puis de journalisme et de communication, Max Lobe n’aurait pas tort de continuer en littérature. Il sait où placer son ambition. Il sait que l’immigration est un thème connu, rebattu. Depuis le film de Franco Brusati (1972) Pain et chocolat, et l’histoire d’un immigré italien en Suisse ou depuis Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome (2003), l’exil des gens de peu, leurs rêves comme leur errance impriment forcément une tension tragique au récit. Mais depuis Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye, comment mieux raconter les tourments intérieurs des candidats à l’exil ? Seule la voie transnationale, empruntée par exemple par Mathias Enard dans Rue des voleurs permet de s’en tirer sans rabâcher. Ou celle des « vaincus » eux-mêmes, tel le superbe Dans la mer il y a des crocodiles, L’histoire vraie d’Enaiatollah Akbari par Fabio Geda (Liana Levi)
Max Lobe franchit l’écueil en situant son intrigue au-delà : l’étranger est en Suisse, et la question ne se pose pas de savoir s’il est intégré ou non. La question est plutôt de savoir quelle est sa vie d’aujourd’hui quand sa vie d’avant l’imprègne encore. Et quelle est sa langue, sa famille ici, son héritage. Et de quoi il est chargé symboliquement.
Le livre de Max Lobe se démarque aussi d’un autre premier roman, celui de Ryad Assani-Razaki, La main d’Iman (Liana Lévi) qui ne réussit pas à sortir d’une écriture en boucle sur le destin de jeunes Africains dans le sordide du quotidien : « Je vis dans un monde où les rêves déplacés peuvent être fatals ». Contrairement à Assani-Razaki, Lobe réussit à faire de l’homosexualité noire une thématique littéraire ambitieuse. Et à dépasser ses rêves, malgré l’emprise d’un quotidien glauque.
Max Lobe ne se situe pas dans le rêve mais une réalité qui ne l’apitoie pas, la prostitution de la rue de Berne, à Genève, précisément, où logent les tantes du narrateur, et le jeune Dipita, fils de la prostituée Mbila. On verra dans le roman et dans l’interview qui suit tout le profit que la mère sait tirer du « coming-out » de son fils.
Le rêve occupe bien un petite place – faut bien partir d’Afrique – mais ce n’est pas l’essentiel. C’est plutôt un lieu commun. Sans rêve, pas d’avenir : « Oncle Démoney cherchait de l’espoir dans un pays où rêver d’une vie meilleure était désormais un affront, presque un péché. » Au passage, l’oncle, ancien fonctionnaire, ne cesse d’aligner quelques railleries sur le régime de Paul Biya, octogénaire au pouvoir depuis 1982 : fraude électorale, villes mortes, etc.
Mais Lobe sait nous faire entrer dans le vif du sujet : quand Dipita commence à raconter son histoire, il est en prison. Et la prison traverse le livre de part en part. Néanmoins, ce n’est pas un livre sur la prison. C’est bien un livre sur comment être homosexuel et noir en Suisse africaine. Et c’est à lire, pas seulement parce que le Bantou des lettres suisses a du bagou…
[Résumé par l’éditeur, Zoé]
A 16 ans, la mère de Dipita atterrit du Cameroun en Europe, où elle est brutalement plongée dans le monde de la prostitution. Depuis, elle se débrouille. Sa naïveté, sa générosité et sa beauté lui permettent de survivre, malgré un « camion de haine dans son ventre ».
Elle raconte sa vie à Dipita, qui aime autant l’écouter que lui couper la parole pour continuer l’histoire lui-même. Dipita aime aussi son oncle et sa manière de vitupérer à longueur de journée les huiles de son pays, même si c’est lui qui a jeté sa mère dans les filets des « Philantropes-Bienfaiteurs ». Dipita aime encore celles qu’il appelle « ses mères » ; elles participent à son éducation, aux commérages et aux réunions de l’AFP (association des filles des Pâquis) et elles accepteront de manière déconcertante que leur petit Dipita devienne comme ça.
Dans une langue haute en couleurs et inventive, le narrateur décrit avec finesse aussi bien la réalité des Africains sans papier que les paradoxes et les souffrances d’un tout jeune homme noir et homosexuel.
[Interview de l’auteur, Max Lobe]
39 rue de Berne est le premier roman de Max Lobe, que l’on rencontre dans un café du quartier des Halles à Paris, dans premier étage bardé d’étagères de livres défraîchis. Il porte dreadlocks et accent suisse. Une hybridité que l’on retrouve dans son roman. Et jusque dans le titre de son blog, Les Cahiers bantous, sous-titré : « Un regard bantou sur la Suisse ».
Max Lobe est votre vrai nom, pas un pseudonyme ?
[La question le fait rire aux éclats]
« Loeb » est un nom courant en Suisse, avec l’inversion de o et du e [on pense au champion automobile Sébastien Loeb qui réside dans le canton de Vaud]. « Loeb » c’est très germanique, comme le nom d’un enfant de la terre, du terroir. « Lobe » veut dire « louange » en allemand. [Son premier roman mérite des louanges sans pourtant le porter aux nues, même si de nu il est bien question ici…] Des amis m’ont dit : « Tu ne devrais pas t’appeler Max Lobe mais Mamadou Sissoko. » En bassa, en douala, on me dit « lobè », en Suisse « lobe ».
[Son premier livre était un récit, L’enfant du miracle, publié en février 2011 aux éditions des Sauvages. Pas de lien entre les deux titres.]
Sur la 4e de couverture du livre, on lit : « Max Lobe, né en 1986 à Douala au Cameroun, vit en Suisse depuis 8 ans, où il a fait des études de communication et de management. Il travaille à Genève. » C’est bien exact ?
[Nouveaux rires, ce qui est toujours bon signe pour un début d’entretien. L’homme ne se prend pas au sérieux. ]
Comment est née l’idée du livre ?
D’une rupture amoureuse. J’ai commencé à écrire le livre par la fin et pour un roman, je me suis dis : il faut que je trouve d’autres éléments. La porte d’entrée.
Le Cameroun s’est rajouté ?
Il fallait qu’on comprenne. Faire du mal, ce n’est pas quelque chose de simple [sic]. Montrer comment on arrive à un certain niveau de détestation. Il faut entrer dans la peau du narrateur, savoir ce qu’il a traversé, connaître les choses sensibles pour lui. On est obligé de remonter aux origines. J’avais un petit texte qui parlait de cet oncle révolté contre la politique du gouvernement. Cet oncle à moi est décédé aujourd’hui.
Qui est Dipita ?
Le héros, avec sa mère Mbila et son oncle Démoney. Dipita, c’est un nom pas un prénom. Moi, je lui ai donné comme prénom. Dipita renvoie à l’esprit, la spiritualité.
39 rue de Berne est écrit en français avec des expressions en bassa et des néologismes… Les critiques aiment. Comme Anne Pitteloud du quotidien genevois, Le Courrier : « Le style imagé et teinté d’expressions camerounaises. Les « vite-vite », « chaud-chaud » et autres adjectifs doublés, les « camions de haine dans le ventre », « mettre un caleçon sur la bouche » (se taire), mais aussi les mots en bassa, contribuent à colorer une prose fluide et expressive, qui sonne juste. »
Le français est ma langue maternelle. Pour une expression que je ne peux pas dire en français, je vais le chercher en bassa. Je passe ainsi du français au bassa et je reviens au bassa. Exemple : » les hontes « , p. 75 :
« Non, Mbila ne voulait pas croire que tonton lui avait fait une chose pareille. Ses yeux commençaient à fondre et des larmes lui mouillaient les joues. Son visage était peint de désarroi et de tristesse. Elle cherchait dans sa langue bassa, un mot qui pouvait caractériser tout ce qui lui arrivait. Hou nson, les hontes. C’est tout ce qu’elle avait trouvé. »
[L’idée est intéressante. Emprunter, traduire, importer, ce va-et-vient entre les langues. Mais la typographie est un peu acrobatique, cette façon d’écrire l’article les moitié droit, moitié italique pour souligner le pluriel. Disons que le ferment d’une littérature à venir est là.]
Autre exemple, le « mariageur », fait de « marieur » et « arrangeur » [Qu’on ne dise pas que les mots-valises sont réservés au roman de l’immigration]. Ou catardise, de cotas, amis…
Ou pour dire très tôt, je redouble le mot : « elle s’est levée tôt tôt le matin ». Je pense à ma grand-même, aujourd’hui décédée, qui disait non pas très tôt, mais tôt tôt, ou poulé-poulé pour vite vite. Et les italophones le font aussi : « bella bella », pour très belle…
Les langues entremêlées, les éditions Zoé en ont fait une marque de fabrique. On a souvenir d’excellentes découvertes en lettres anglophones, tels Harare Nord de Brian Chikwava (Zimbabwe) ou Éclairs de chaleur et autres nouvelles d’Olive Senior (Canada/Jamaïque).
Certains types d’histoire imposent une langue. Les histoires sont parlées comme ça, comme mes tantes parlent. Pour dire l’histoire, je prends l’accent de ma tante [il imite un accent pincé, haut perché, il parle vite vite, une histoire de femme vendeuse de piment qui est tuée par son mari…]
Quels sont vos écrivains préférés ?
Kourouma, Calixthe Beyala. Dans une certaine mesure Alain Mabanckou. Henri Lopez : quand on lit Le pleurer-rire, on rigole pour des choses dramatiques. Dans Allah n’est pas obligé de Kourouma, un petit enfant parle d’atrocités pas si lointaines. On pense aussi à « Foforo » pour « Le cul de mon père ». En bassa, on dit très souvent « Le cul de ta mère ».
L’expression n’est pas dans votre roman.
Elle aurait pu y être.
Il faut dire qu’en la matière, le lecteur est servi… Quand la mère de Dipita, le prend pour une « mule », comme on dit en Amérique latine pour les femmes trafiquantes de drogue, elle le rassure à sa manière avant de partir dans la nuit livrer la marchandise (p. 126) :
« Ce n’est pas si compliqué. Pour toi, débutant, tu devras simplement avaler cinq de ces boulettes. Tu les avales comme tu le ferais avec des comprimés normaux. Mais attention, il ne faut pas boire beaucoup d’eau sinon tu risques d’exploser. Tu en prendras cinq dans ton estomac, et les cinq autres, tu les mettras dans ton cul. Au moins en ceci un fils pédé est une bonne chose.
Le dégoût. Je n’en revins pas. C’était si pénible d’écouter ces mots dans la bouche de ma mère. Le dégoût. » Et p. 128 : « J’agonisais de rage. Plus la colère montait, et plus je me sentais faible. Faible, violé. Voilà, c’était le mot. Je me sentais violé par ma mère. »
[La posologie là n’est pas de sa meilleure littérature… même si le lecteur peut lui reconnaître d’oser.]
Ce sont des réalités qu’on ne peut pas ignorer. Pour écrire, je m’inspire des histoires que me racontent mes tantes. Tout n’est pas rose. Quand il fait son coming out, elles applaudissent.
L’oncle est détesté par sa sœur Mbila, pas par son neveu Dipita. Pourtant l’oncle les a vendus à des trafiquants de chair humaine, qui répondent au joli nom de « Philantropes-Bienfaiteurs »…
Dipita a promis a son oncle qu’il serait banquier. C’est pas important de savoir pourquoi il est en prison. Il reste fidèle, loyal à son oncle, qui a commis des atrocités. C’est le respect, l’humilité, la solidarité africaine. Dans ma famille, il y a des histoires. On se dit, c’est pas possible mais on reste ensemble. Ce qui contraste avec certaines réalités. Il y a une forte solidarité en Afrique. On tourne facilement la page quand il y a des problèmes. On oublie facilement le mal qu’Untel a fait.
Que représente ce livre pour vous ?
Le précédent n’était distribué qu’en Suisse. C’est bien sûr une reconnaissance qui m’appelle à travailler davantage. J’ai toujours des histoires, des trucs qui m’énervent, des sacrés coups de gueule quelquefois. J’essaie de me soigner et la littérature, c’est une façon de se soigner. On peut dire qu’on n’aime pas certaines choses, de manière très calme, posée, pas agressive. De le faire avec [les éditions] Zoé, c’est juste énorme, parce qu’il y a une discussion, une collaboration : « Tel passage, est-ce que tu trouves que c’est important ? », etc.
C’est surtout un apprentissage de l’écriture même… comment on fait pour retrouver sa voix, pour dire « ça c’est ce qui me convient le mieux ». Avec mon blog, Les Cahiers bantous, j’écris des nouvelles… c’est un exercice régulier de l’écriture. C’est dans cette gamme que je vais chanter. Je ne vais pas aller plus haut ou lus bas. On va travailler les aigres, les graves.
Lire une interview antérieure, Le regard du Bantou