L’Ordre et la Morale : censure ou pas censure ? Raisons et réactions

[dernier développement : Papalagui, 27/10/11]

Alors que les hommes politiques locaux ont été les premiers à réagir, pour quelles raisons le film de Mathieu Kassovitz, L’Ordre et la Morale, s’est vu refuser une diffusion en Nouvelle-Calédonie (Papalagui, 21/10/11) ?

Les réponses de l’exploitant de l’unique complexe de salles de cinéma de Nouméa et du Président du Congrès se rejoignent.

Douglas Hickson, directeur du complexe de salles Cinécity :

« Nous sommes une entreprise de divertissement alors que ce film est un film polémique qui a été construit comme tel, et donc il nous est apparu que nos salles n’étaient pas le lieu approprié pour le présenter. Ce film est trop polémique pour être diffusé dans une salle commerciale qui sont les nôtres. Le film peut totalement sortir dans d’autres lieux mais nous ne sommes pas le lieu adapté à ce type de film.

Il est très caricatural et je pense qu’il réouvre des plaies qui s’étaient cicatrisées. Je pense que c’est toujours difficile de sortir un film qui touche des individus qui sont encore présents et 20 ans ça peut paraître beaucoup et en fait dans la mémoire calédonienne je pense que c’est très proche.

Là on met des images de fiction sur une réalité douloureuse. Le montrer de cette manière là, ça nous paraît difficile. On est dans une période de paix, une période de construction où chacun construit cette paix. Il nous semble que ce film n’apporte pas cette paix qui est nécessaire.

Le film est clairement un film  provocant qui critique assez fortement pour pas dire très violemment toutes les parties prenantes de cet événement que ce soit le FLNKS entre autres ou aussi l’État français. Je trouve que vraiment c’est présenté de manière caricaturale. »

(Propos diffusés par Radio rythme bleu, le 21/10/11 au journal Info Soir de 18h (les cinq derniers journaux sont en postcast).

Alors que « protestations et soupçons de «pressions politiques» se multiplient en Nouvelle-Calédonie après cette décision » (Libération, 21/10/11), Rock Wamytan, président du Congrès de Nouvelle-Calédonie, membre de l’Union calédonienne, composante majoritaire du Front de Libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) justifie cette interdiction dans une déclaration à Nouvelle-Calédonie 1ère : « C’est un film qui développe un certain nombre de thèses qui peuvent raviver les tensions. »

Les premiers à réagir ont été les hommes politiques, qu’ils soient indépendantistes ou non-indépendantistes :

Paul Néaoutyine, président de la province nord (indépendantiste), s’est indigné de cette décision « incompréhensible voire scandaleuse », jugeant les Calédoniens « assez mûrs pour s’approprier leur propre histoire ». (Le Monde)

Ainsi, la position du président du Congrès n’est pas partagée par toute la classe politique. Selon l’AFP, « En proie à des divisions internes, le FLNKS n’a pas officiellement réagi vendredi ».  « On souhaite que le film soit vu, même si c’est douloureux. Bien sûr, on peut craindre la réaction de jeunes, qui se sentent marginalisés, il faut expliquer », a déclaré à l’AFP un responsable de l’Union calédonienne (FLNKS). »

Dans la classe politique, l’un des plus virulent pour dénoncer cette interdiction est Philippe Gomès, leader de Calédonie ensemble (non-indépendantiste), membre du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Extraits de sa position à lire sur Facebook :

« Le film de Mathieu Kassovitz sur Ouvéa est donc interdit aux Calédoniens. (…) C’est comme pour les radios : on est condamné au gel du paysage radiophonique. (…) Ce sont les deux facettes d’un même totalitarisme porté par les mêmes mouvements politiques, le RUMP de Pierre Frogier d’un côté, l’UC de Roch Wamytan de l’autre.
(…)  C’est en Nouvelle-Calédonie. C’est en 2011. Et c’est la liberté d’opinion, d’information, d’expression, qui est ainsi soumise aux fourches caudines de ceux qui, comme par hasard, se sont alliés pour gouverner le pays.
(…) La question est : quel est le pays que nous voulons construire ? (…) Si nous voulons bâtir ce destin commun auquel l’Accord de Nouméa nous appelle, il nous faut regarder en face notre histoire, accepter d’en débattre, accepter de la partager, accepter de la porter ensemble, avec ses « ombres et ses lumières ».
Parce que nous sommes attachés à la liberté d’expression, parce que nous voulons un pays où la liberté de création artistique et culturelle soit respectée, parce que nous sommes contre tous les totalitarismes de la pensée. »

Malgré le premier communiqué des auteurs du film, Christophe Rossignon, le producteur ne veut pas parler de censure, dans une interview à Première.fr :

« Tout ce que je peux vous dire c’est que le dialogue est ouvert avec les interlocuteurs locaux. L’exploitant a peur de troubler l’ordre public avec le film. Je l’ai eu au téléphone et il s’en explique. Il n’a évidemment pas peur de la réaction des kanaks, mais du petit 1% qui pourrait avoir là-bas des réactions vives, voire violentes. Ce même petit 1% qui nous a empêchés de tourner le film sur place. Donc on discute. C’est pour ça que je crois qu’il ne faut absolument pas parler de censure, ça serait alimenter des rumeurs qui n’ont  pas lieu d’être, de mettre de l’huile du feu. Mathieu a dégainé médiatiquement, avec le ton qui est le sien, mais c’est parce que Douglas Hickson, le patron de Ciné city, nous a annoncé sa décision tel quel, sans arguments. Depuis les choses ont pris une autre tournure, on a fini par pouvoir lui parler. Et oui, c’est encore utile le dialogue, se mettre autour d’une table, chercher un terrain d’entente. C’est ce qu’on fait à l’heure qu’il est. Et croyez-moi on va finir par trouver une solution ».

(voir également la page Facebook du film.)

Pour Pascal Hébert, vice-président de la Ligue des droits de l’homme : « C’est un scandale que ce film ne soit pas diffusé ici. S’il y a eu censure, il s’agit de pratiques d’un autre temps. Si c’est un choix commercial, se pose alors la question du monopole de ce support de diffusion. Ce film va être vu par des milliers de personnes en dehors de la Calédonie, mais pas ici ! Il faudra attendre la sortie DVD, cela n’a aucun sens que les Calédoniens n’aient pas la possibilité de voir ce film ! » Les Nouvelles Calédoniennes, du 21/10/11

Pour Maki Wéa, acteur dans le film, membre du Parti travailliste, figure du village de Gossanah sur l’île d’Ouvéa, « C’est hypocrite de la part de ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique. » Dans une interview aux Nouvelles Calédoniennes, le frère de Djubelly Wéa, auteur de l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou le 4 mai 1989, a réagi par « un sentiment de colère. Le film fait suite à un long travail de réconciliation. Nous nous sommes engagés parce que c’est l’histoire du pays. Hickson a acheté les droits pour ici, Tahiti et La Réunion, il va le diffuser à Tahiti et pas le diffuser ici ! J’avais dit à Mathieu et Christophe (Rossignon, le producteur) qu’on avait vécu un précédent ici avec Les Médiateurs du Pacifique (Charless Belmont, 1997). Le film de Canal + n’avait pas été diffusé en salle, mais à la FOL [Fédération des œuvres laïques, centre de loisirs]. Les gens qui détiennent le pouvoir politique et économique n’ont pas changé. »

Le Centre culturel Tjibaou qui devait projeter le film en avant-première a réagi par un communiqué à la presse :

« La Médiathèque de l’ADCK – centre culturel Tjibaou dispose de nombreux ouvrages, fonds, articles, et vidéos concernant le drame d’Ouvéa dont vous pouvez trouver les références ici. Ces documents sont consultables dans les cases Ngan Vhalik et Mwà Véé au centre culturel Tjibaou, ouvertes en continu du mardi au dimanche de 9h à 17h. »

 

À consulter en ligne, Le Dictionnaire de la censure au cinéma. Et ce livre tout récent, L’art face à la censure, de Thomas Schlesser (éditions Beaux-Arts magazine) :

 

Laisser un commentaire