Chamoiseau, entretien (1)

Un dimanche au cachot 

Patrick Chamoiseau répond à la question de la genèse de son dernier roman, Un dimanche au cachot.

– Quelle était l’intention au départ du roman ?

– Il y a plusieurs intentions.

La première : il y a quelques années de cela, j’étais allé au foyer de la Sainte Famille [au Nord de la Martinique]. C’est un foyer qui recueille des enfants en difficulté qui ont subi des maltraitances. Donc, j’avançais dans le jardin. Brusquement, un petit édifice de pierre avec un figuier maudit qui sort des pierres. Les pierres sont complètement tordues, les racines s’entremêlent et le figuier maudit (un tout jeune) commence à fleurir au-dessus de ces pierres. Je m’approche, et comme je m’intéresse beaucoup à l’histoire de l’esclavage, je comprends qu’il s’agit d’un cachot.

J’ai reçu un choc absolument incroyable. Il y a tellement de mémoire absente, de mémoire obscure, de mémoire refoulée en matière d’esclavage que lorsque je me retrouve en face des pierres comme celles-là, je sens monter comme des rumeurs, des cris, des hurlements.

J’avais gardé ça en moi avec l’idée, un jour, d’essayer de traiter la question de ce que nous a laissé l’esclavage en terme de pierres et surtout en terme de cachots. Il y a énormément de cachots répartis sur toute la Martinique mais que tout le monde a oublié, tout le monde s’en fout.

Il y avait cette première idée. L’autre idée est que le dimanche est toujours un moment particulier. Dans nos sociétés de consommation on est pris par plein d’agitations, plein de choses pendant toute la semaine. Mais le dimanche, on se retrouve en face de soi, avec une relative vacuité mais aussi avec une relative disponibilité pour toutes les personnes qui nous habitent et qu’on retrouve brusquement…

Donc j’avais envie de traiter la question du dimanche. D’autant plus que pendant la période esclavagiste, le dimanche les esclaves ne travaillaient pas. Et le dimanche c’étaient des moments où ils se retrouvaient, bien sûr après la messe. Ils pouvaient danser, rencontrer le tambour et surtout avoir des activités. L’activité principale c’était ce qui allait devenir le jardin créole. Ils faisaient leur petit jardin dans les bois pour se nourrir parce que l’alimentation était insuffisante. Quand on rassemble tout cela, on arrive à une construction de roman.

Alors qu’elle était l’intention ?

Une journée d'Ivan Denissovitch 

On a toujours dit, on s’est beaucoup appesanti, ou en tout cas on a beaucoup exploré la réalité psychique des camps d’extermination. Lorsqu’on lit les romans comme Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, ou tout ce qu’a pu écrire Primo Levi, ou tous ceux qui ont témoigné sur la réalité des camps d’extermination où on voit un petit peu l’effondrement de l’humain, la douleur psychique qui se constitue, et très rapidement il me semble qu’on a pu évacuer, on a trop rapidement évacué la question de la plantation esclavagiste.

 

On disait que la plantation esclavagiste n’était pas un camp d’extermination. D’ailleurs, les nègres dansent, il y a le jazz, il y a eu le blues, il y a eu les tambours, etc. Donc, ils ont une relative joie. Donc une plantation esclavagiste n’est pas un camp d’extermination. Donc l’horreur n’est pas aussi terrible.

L’autre argument des historiens occidentaux est que de dire que le maître achète ses esclaves. Comme il les achète, il ne va pas les dilapider, c’est-à-dire qu’il préserve son capital. Je dis que c’est une vue un peu courte.

Lorsque je raconte l’histoire de cette jeune fille esclave, cette petite L’Oubliée que l’on met dans un cachot et qui va passer plusieurs jours, je vais m’intéresser à la journée du dimanche qu’elle va passer dans ce cachot.

Je veux montrer déjà que l’on souffre d’un déni d’humanité, la souffrance psychique est terrible. elle est aussi terrible que n’importe quel goulag ou n’importe quel camp d’extermination. Et ce qui se produit chez un être humain à qui on dénie son humanité c’est ça qui m’intéressait.

La jeune fille se retrouve dans un cachot et elle affronte l’obscurité, elle affronte la puissance des murs (parce que les cachots d’esclaves ont des murs très épais, on peut crier là-dedans, on n’entend pas à l’extérieur). Elle affronte une réalité qui se transforme en une sorte d’exploration d’elle-même. Et c’est là que commence la question de l’identité.

Il m’est toujours paru intéressant de prendre la période esclavagiste (indépendamment du pathos, des récriminations), essayer de comprendre ce qui se produit dans la tête d’un être humain, mais surtout essayer de comprendre que ce lieu d’effondrement de l’humain était aussi un lieu d’émergence d’identités nouvelles, d’émergence d’une humanité nouvelle.

Biblique des derniers gestes 

Donc la petite L’Oubliée… Qu’est-ce qui va se produire ? Tous ces moi qu’elle a déployés pour survivre dans la plantation, toutes ces postures, serviles, hypocrites, voleuses, etc., tout ce qui caractérise les esclaves, qui avaient plusieurs personnalités et que les maîtres-békés ne pouvaient pas comprendre, tous ces moi vont commencer par exploser et, progressivement, vont se reconstituer pour donner une personne nouvelle qui va devenir l’ancêtre de Man L’Oubliée, la Man L’Oubliée que l’on retrouve dans Biblique des derniers gestes.

Donc c’est une aventure humaine dans l’obscurité.

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