Japon 道 9. 縁 (en), le « lien »

En France, qui dit Japon, dit – bien souvent – Corinne Atlan, tant la traductrice du japonais s’est fait connaître par des romans célèbres, dont ceux de Haruki Murakami, de 1992 (La fin des Temps, Seuil) à 2006 (Kafka sur le rivage, Belfond) ou de ceux de son quasi-homonyme Ryû Murakami, avec notamment Les Bébés de la consigne automatique (Picquier).

Mais Corinne Atlan est aussi la médiatrice, l’intercesseuse des poètes classiques du haïku ou de figures du théâtre contemporain. Exemples ici :

et là :

Pour les détails, on consultera avec profit le site corinne-atlan.fr

Sur sa production littéraire en propre, je m’arrêterai ici sur Un automne à Kyôto qui est de saison. Il ouvre des portes dont Corinne Atlan est une des rares porteuses de clés, à savoir une culture sensible, à hauteur humaine, du Japon. 

Celle qui vit « Entre deux mondes », selon le titre de son essai publié par Inventaire/Invention en 2005,  a « appris à penser depuis l’ailleurs », explique-t-elle dans Un automne à Kyôto (Albin Michel, 2018).

L’ouvrage est riche en notations sensibles sur ses liens au pays et à ses habitants (des courts chapitres publiés en italique) et des réflexions personnelles, fruit de cet entre-deux, propre à sa vie de traductrice et de poète, notations qui font penser à un journal, écrit et lu au fil flottant des rencontres, découvertes de temples, évocations des langues, liens noués au gré des souvenirs. 

Ce « Journal de Kyôto » aime débusquer la face cachée des choses, à rebours des clichés instagrammables, ce que ses amis japonais apprécient. A Kyôto comme dans la capitale du Japon contemporain, elle note : « Le Tokyo qui exhibe ses lumières et sa puissance est une ville de « façade » (omote), mais n’oublions pas qu’au Japon, dans l’art, la mode, le langage, ou tout autre domaine, on considère « l’envers » (ura), le caché, comme plus intéressant que ce qui s’affiche. » (Japon : l’empire de l’harmonie, éditions Nevicata (2015).

Dans Un automne à Kyôto, Corinne Atlan tisse une toile d’impressions-réflexions, rencontres-évocations, sensations-histoires où elle rapproche les mondes.

« J’ai un « lien » (en) de longue date avec le Japon. Et avec Kyôto, première ville japonaise qu’il m’a été donné de visiter, à l’âge de vingt ans, sous la neige, un lointain Jour de l’an qui reste inscrit dans ma mémoire comme un moment d’intense féerie. »

Elle a expliqué quelques lignes plus haut : « Il y a un mot en japonais :  (en), le « lien ». Ce lien-là est bouddhique, il résulte de la loi dite « des causes et des conséquences », qui, par exemple, réunit deux êtres en cette vie en vertu de précédentes rencontres dans des existences passées. Le en rassemble les êtres qui s’aiment, amants, amis ou membres d’une même famille, et nous relie aussi à certains lieux. »

Ses liens l’amènent jusqu’ « Au sanctuaire de Himukai, [où elle fait] halte devant l’autel du « Dieu-qui-noue-les-liens » pour lire les souhaits tracés d’une écriture sage à l’encre noire sur les plaquettes votives »

Ses impressions personnelles, « choses touchantes », comme « choses lues », ses réflexions, ses visites des nombreux temples se superposent en un camaïeu de notations et de réflexions.

[Kōyō (紅葉, littéralement « feuille rouge ») est l’appellation japonaise du changement de couleur des feuilles en automne, en particulier celles de l’érable japonais (紅葉/椛, momiji) ou du ginkgo. Kōyō est l’objet d’une coutume traditionnelle d’apprécier la beauté de ces feuilles, que l’on appelle momijigari (紅葉狩), lit. « chasse aux feuilles rouges »).

Cette coutume est à l’automne ce que hanami est au printemps : pendant quelques semaines, l’érable prend des couleurs allant du jaune au rouge vif, et les ginkgos se parent de jaune. À cette occasion, les endroits réputés (en particulier de nombreux temples de la région de Kyoto) sont envahis par la foule, notamment le deuxième dimanche de novembre lors du matsuri d’Arashiyama, créé en 1947. (source : Wikipedia)]

Autre exemple, d’Un automne à Kyôto : « Arrivez à l’heure à un rendez-vous formel : vous êtes déjà en retard (il convient de se présenter cinq minutes à l’avance). Arrivez cinq minutes à l’avance : quelqu’un sera déjà là à vous attendre. Invitez des amis à dîner à sept heures, ils viendront au plus tard à six heures quarante-cinq. Ici le « quart d’heure de politesse » s’entend : sonner à la porte quinze minutes plus tôt que prévu.

Mais, s’il s’agit d’une excursion ou d’un événement festif, on savoure le flou, on le cultive. On vous demande d’être prêt à huit heures trente, dimanche matin. À huit heures vingt-cinq, on vous appelle : finalement le départ aura lieu à neuf heures. On vous a vaguement dit où on allait, mais pas avec qui. Ou l’inverse. Remettez-vous-en à vos amis. Vous n’avez pas le choix, ils s’occupent de tout. Totalement pris en charge, vous voilà redevenu enfant : au bout d’un moment, dans la voiture, vous demandez dans combien de temps on arrive. On vous répond : « D’ici une petite heure. » Dix minutes plus tard, vous y êtes. 

Vous ne saurez pas exactement à quoi vous attendre. Mais ce sera toujours un lieu magnifique, une fête rare, correspondant à un intérêt que vous aviez exprimé, un souhait que vous aviez émis sans y penser.        Ici on n’aime rien tant que faire plaisir à ses amis étrangers. »

Apprécions ses notations éclairantes sur la langue, comme ce passage parmi beaucoup d’autres :

« Au marché aux puces de Kitano, je discute avec un marchand les qualités d’un objet qui concentre notre attention à tous deux. Il ne semble pas remarquer que je ne suis pas japonaise. Une fois que nous nous sommes mis d’accord sur le prix, il relève la tête et, surpris, me lance sur un ton familier : « Anta, mukô no hito ? » « Vous êtes quelqu’un de là-bas, vous ? » Je hoche la tête et nous nous sourions comme deux lointains cousins se retrouvant inopinément.

L’emploi de mukô, « là-bas », l’« autre côté », fait de nous des habitants d’un même village planétaire, alors que le terme gaijin, « personne de l’extérieur », utilisé couramment mais assez discriminant, renvoie au statut d’étranger définitivement en dehors de la société japonaise. »

Ce qui me renvoie à l’arabe, par une heureuse coïncidence, une sorte d’écho des langues sans parenté apparente.

Car ce « anta » est la forme orale du vous formel et scolaire japonais ‘anata’. Il me fait penser à l’identique « anta » arabe, qui signifie ‘toi’… Ainsi, l’espace d’un cours dialogue, sur un mot et un seul, les deux langues, japonais et arabe, se confondent en une équivoque complice.

Cette voie qu’emprunte la langue est à prolonger avec Le Pont flottant des rêves, joli titre pour un essai sur la traduction de Corinne Atlan, entre théorie (un peu) et vécu (beaucoup), édité par La Contre Allée en 2022.

わたしは… je japonise

Le confinement se prêterait-il à l’étude des langues étrangères ? Chez soi, c’est un passe-temps, comme un jeu de patience, les legos sont des mots que l’on assemble avec joie. Rappelez-vous le premier Lego ou pour les plus anciens, le premier Meccano.

Puzzle

En japonais, c’est pour le moins un renversement de perspective. La langue courante utilise trois systèmes d’écriture, les kanji 漢字, les hiragana ひらがな et les katakana カタカナ, autrement dit c’est un vertige de langue.

Puzzle de 3000 pièces représentant un jardin japonais.

A l’échelle d’une simple phrase, c’est pourtant assez simple et les pièces du puzzle s’assemblent petit à petit. Sachant que le verbe est à la fin de la phrase et que les particules – comme des éclats de sons – sont à la fête [les particules dites enclitiques (plus bas en gras) indiquent la fonction grammaticale du mot qui précède ou qui suit].

La méthode みんなの日本語 [“Le japonais pour tous“]

Voici la phrase sortie de nos cogito après deux mois de confinement et d’apprentissage :

わたしあした10じともだちじてんしゃとしょかん いきます。

わたしあした10じともだちじてんしゃとしょかん いきます。

Prononciation :

Watashi-Wa ashita juu [10]-ji-Ni tomodachi-To jitensha-De tochokan e-ikimasu.

Traduction :

Je + demain à 10h + avec un(e) ami(e) + à bicyclette + à la bibliothèque + je vais.

Dans l’ordre du français :

Demain à 10h, j’irai à vélo à la bibliothèque accompagné d’un(e) ami(e).

Quand les pièces du puzzle sont identifiées, mises en relation avec leurs voisines, que le bon outil de liaison (la particule) est trouvé et que l’ordre des mots dans la phrase est le bon, on n’est pas peu fier… [au passage, pour le puzzle chinois, voir ici]

Bricolage

Nous ne sommes pas loin du bricolage, en somme, considéré ainsi par le mathématicien, le regretté Seymour Papert : « Apprendre consiste à réunir tout un ensemble de matériaux et d’outils que l’on puisse manier et manipuler. Bien plus, tout comme le bricolage, c’est travailler avec ce que l’on a. », a-t-il écrit dans Jaillissement de l’esprit (Paris, Flammarion, 1981, p. 215).

Bricolage, notion clé pour Claude Lévi-Strauss qui, dans La pensée sauvage (1962), évoque « la pensée mythique (qui) bricole, elle fait avec ce qu’elle a (matériaux, outils) ; elle prend ce qui lui tombe sous la main et elle se construit au gré des opportunités. »

Voir aussi : Jean-Philippe Dupuy, « Du bricolage en général et des dictionnaires de langue en particulier », Cahiers de l’APLIUT [En ligne], Vol. XXIX N° 1 | 2010, mis en ligne le 24 août 2011, consulté le 2 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/apliut/3134 ; DOI : https://doi.org/10.4000/apliut.3134

Marathon

Pourtant le débutant pressent que de puzzle à bricolage, on passera bientôt à tout autre chose… Ainsi l’écriture… quand il aura appris les deux syllabaires hiragana et katakana (chacun composé de 46 kana), il s’attaquera aux kanji.

La Japonaise Hiromi Nakata remporte à l’âge de 60 ans le classement général féminin du Tottori Marathon en Mars 2019 en 3h12’44 » (Japon Running News).

Les kanji sont des mots signes empruntés au chinois. Wolfgang Hadamitzky, Pierre Durmous, Violaine Mochizuki, les auteurs du livre Kanji & kana, « Manuel et lexique des 2141 caractères officiels de l’écriture japonaise » affirment : « L’apprentissage continuel des 2141 signes est comparable au marathon, l’apprentissage sporadique correspond à des pointes de vitesse ou à de la promenade. Plus le parcours est long, plus il est intéressant de développer une stratégie permettant d’atteindre sûrement et rapidement le but que l’on s’est fixé ». S’ensuivent onze conseils, qu’il ne reste plus qu’à appliquer…

Mais quel est le but ?  « Ma route est, je crois, un bâton éclaté. Le désir vaut le but quand le but est enfoui en nous. », parole de René Char.