Lussas, (6/11) échos du monde

Sixième article d’une série de onze sur les États généraux du film documentaire, dont la trente-septième édition s’est achevée à Lussas (Ardèche) le 23 août 2025.

Le collectif Les Yeux de l’ouïe porte un nom à renverser les perspectives, comme si essayer de regarder le monde avec les oreilles devait créer les conditions d’un sursaut, d’une solidarité nouvelle. 

Dans ce séminaire, le village-documentaire, année 2025, se pose la question « Qu’est-ce qu’on fabrique ensemble ? », une question politique s’il en est à l’ère de la réflexion sur les « communs », mais qui restera cantonnée à un premier degré : comment fabriquer du cinéma ensemble quand on n’est pas cinéaste ? (ce qui n’est pas non plus une question qui va de soi)

Pourtant le public adhère sans barguigner à l’intitulé de la rencontre de ce matin-là, en salle des fêtes : « Être « cinéaste public » aujourd’hui », présenté ainsi : « Au fil de longues années d’atelier de pratiques cinématographiques (à la maison d’arrêt Paris La Santé et dans d’autres lieux d’isolement), l’association Les Yeux de l’Ouïe est animée par le désir de partager l’art au plus près de la vie de chacun. Elle expérimente le cinéma comme vecteur de lien social, politique et poétique et réinvente à sa manière la place de l’écrivain public. Quels enjeux sont les siens dans le monde d’aujourd’hui ? » Anne Toussaint et Kamel Regaya vont nous régaler de leurs réflexions fondées sur des années d’expérience.

Pour Anne Toussaint, ancienne institutrice Freinet, il y a deux grandes questions : 1) Qu’est-ce qu’on partage : un geste ? une œuvre ? la parole de l’auteur ? 2) L’atelier, est-ce une manière de déjouer les assignations sociales ?

Anne Toussaint cite Jacques Rancière, qui lui-même cite Aristote (Le partage du sensible, « Esthétique et politique », La Fabrique, 2000) : « Le citoyen, dit Aristote, est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre forme de partage précède cet avoir part : celui qui détermine ceux qui y ont part. » Quand on disait que la question n’allait pas de soi…

La réflexion d’Anne Toussaint repose sur « un archipel de pratiques » autour de l’UNPACC (Union pour l’animation et la création cinématographique), créée en 1975 autour du Comité d’animation du Festival international du film de court métrage de Grenoble. Jusqu’à sa dissolution, en 1981, elle a prêté du matériel et des locaux à des associations pour les aider à créer, produire, diffuser des films. 

Selon Anne Toussaint, cette structure «  a réussi à mettre en place un service public de la culture. Il ne s’agissait pas que tous soient cinéastes mais d’accueillir la diversité, d’ouvrir les pratiques, pas d’apprendre à faire des films mais tenter des expériences. »

Par exemple en prison. « Quand Robert Badinter (ministre de la Justice) fait entrer la télé dans les cellules, on se demandait ce qu’on allait filmer. Pas la prison, tout de même. Chacun s’exerçait à l’écriture de poésie et amenait ainsi du sensible dans l’espace. Il s’agissait de filmer le sensible de chacun. Ce n’était pas du « cinéma collectif » mais des films en co-réalisation, chacun faisant œuvre de quelque chose. »

Kamel Regaya complète : « Dans les années 70, il s’agissait de s’emparer des outils de production. Aujourd’hui de donner à l’autre la possibilité de partager un langage. »

Or « celui qui prend la caméra prend le pouvoir. » disait déjà Robert Kramer (Route One/USA, 1989) dans les années 90, comme le rapporte « Cinéma documentaire », Manières de faire, manières de pensée, Addoc 1992-1996, Addoc, Yellow New – Côté cinéma, 2022, p. 217.

Sur les Yeux de l’ouïe, on peut aussi consulter le site de Vincent Vicario.

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